Travailler avec des patients en fin de vie, c'est découvrir, dans leurs corps vulnérables, les traits d’une vie dense et belle
Publié le 28-02-2020 à 09h18 - Mis à jour le 28-02-2020 à 09h37
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Une opinion de François Kabeya et Josepha Guma, respectivement aumônier en hôpital, théologien spécialisé en soins palliatifs et infirmière responsable d'une unité de soins palliatifs.
Le progrès de la biomédecine et la liberté individuelle posée comme seul critère éthique pour orienter les débats contemporains sur la vie et la mort, nous dégagent-ils pour autant du sceau de la finitude et de la vulnérabilité qui marquent la condition humaine ? La fin de vie est un moment particulièrement difficile à vivre. Elle éveille la conscience de la finitude et suscite des questions relatives au non-sens et à la vulnérabilité. Bien souvent, le rappel de la finitude et le sentiment d’impuissance qu’il génère vient heurter notre besoin de sécurité et notre volonté de tout contrôler. Comment habiter notre condition humaine - vieillissement, dépendance et fin de vie - à l’heure où les avancées technoscientifiques permettent de lutter contre les effets du temps et où l’usure du corps et de l’esprit s’envisage de moins en moins comme un processus naturel, au profit de l’idéal d’une éternelle jeunesse ? Le progrès de la biomédecine et la liberté individuelle posée comme seul critère éthique pour orienter les débats contemporains sur la vie et la mort, nous dégagent-ils pour autant du sceau de la finitude et de la vulnérabilité qui marquent la condition humaine ?
La pensée de la finitude
Nous ne pouvons que nous réjouir de l’émergence du sujet dans sa capacité d’autodétermination, tout comme du progrès de la médecine qui a aujourd’hui augmenté l’espérance de vie et amélioré sa qualité. En repoussant sans cesse les limites, cependant, la médecine présente le risque d’effacer de nos esprits la pensée de la finitude et de la mort, en particulier si on la sollicite comme voie vers un bien-être idéalisé. Dès lors, on ne s’étonnera pas que la vie humaine, surtout dans sa phase terminale, avec ce qu’elle a d’altération physique et psychique, de souffrance et de douleur soit perçue comme insupportable et donc inhumaine.
Lorsque la quête du bien-être, omniprésente à notre époque, rencontre la capacité d’une médecine à tout réparer, la manière de se confronter à la limite et à la non-maîtrise se trouve modifiée. C’est l’avènement d’une humanité qui ne voudrait connaître ni dégradation ni déchéance. Cette anthropologie de la non-dégradation et de la non-déchéance se trouve renforcée quand une société en vient à réduire les critères de la "normalité" à la beauté, à l’autonomie, à la rentabilité et à l’efficacité… mises en contraste avec l’altération, la fragilité, la dépendance comme ce qui caractérise la fin de vie. De la naissance à la mort, l’humain est traversé par l’expérience de dépendance et de vulnérabilité. N’a-t-il pas besoin des autres, à différentes étapes de sa vie, pour pouvoir se reconnaître et se réaliser ? La condition humaine serait-elle devenue, aux yeux de nos contemporains, inhumaine et insupportable ?
La peur et l’anticipation
Le fantasme qui consiste à trop anticiper par rapport à sa propre mort laisse aller l’imagination vers l’horreur, une grande angoisse s’installe et paralyse les énergies pour vivre au mieux le temps présent. Dès lors devient inimaginable la possibilité qu’en fin de vie puisse se vivre autre chose d’important. Sans nier ni relativiser l’expérience d’une réelle douleur non apaisable, la peur et l’anticipation de ce qui n’est pas encore arrivé semblent, le plus souvent, à la base de certaines demandes d’en finir avec la vie. Il est toujours difficile d’imaginer et d’anticiper ce que nous allons vivre quand nous serons en situation de fin de vie. La représentation de l’insupportabilité "du temps du mourir" risque parfois de donner à croire que toute fin de vie ne peut se vivre que dans d’atroces souffrances. Mais le quotidien en soins palliatifs révèle que, lorsque le corps diminue et s’immobilise, des ressources insoupçonnées émergent et ouvrent à de nouvelles compréhensions et perceptions de la vie.
Derrière certaines demandes d’en finir avec la vie, il y a aussi une certaine compréhension de la dignité définie en termes d’autonomie : la non-dépendance. Une telle compréhension donnerait raison d’exister à la seule humanité de performance et d’utilité, laissant dans l’angle mort des personnes jugées invalides et dépendantes. Penser l’interdépendance en tenant compte de la vulnérabilité ne signifie aucunement abolir le désir d’autonomie enraciné dans l’homme, qui le rend unique dans le monde des vivants en tant qu’être qui assume ses choix. Toujours est-il que l’autonomie reste un but à poursuivre tandis que la vulnérabilité est une réalité constitutive de l’humain.
Quel que soit le progrès techno-scientifique, l’être humain est et reste marqué du sceau indélébile de la vulnérabilité qui n’est pas un défaut d’existence mais une dimension au sein de laquelle peuvent émerger des lieux de fécondité et de créativité inouïes. Une compréhension équilibrée de l’humain exige un effort aussi bien pour repousser les limites de l’humain que pour accueillir cette vulnérabilité car, on le voit, à mesure qu’augmentent les capacités à repousser les limites, baisse sensiblement le seuil de tolérance et du supportable.
La mort n’est pas le triomphe du néant
Soigner ou accompagner la fin de vie requiert tout son sens comme devoir d’humanité et de non-abandon. Ce n’est pas parce qu’il n’y a rien à faire pour maintenir l’autre en vie que la mort est le triomphe du néant et du non-sens. Certains patients, en fin de vie, affirment vivre des expériences inédites en découvrant un autre côté de la vie que le quotidien ne peut en aucun cas révéler. Le non au désespoir et l’ouverture au possible sont parmi les attitudes qui caractérisent l’engagement auprès de celles et ceux qui vont mourir. Dans ce sens, soignant et accompagnant témoignent en faveur de la dignité de l’autre et le soutiennent comme sujet, quand bien même ce par quoi il se reconnaît et se définit comme humain disparaît peu à peu de ses propres yeux et de ceux de l’entourage. Un certain regard porté sur l’autre permettrait de découvrir que la vie est toujours plus que ce que son corps altéré donne à voir. On peut découvrir, et c’est vrai, dans un corps vulnérable, en ruine et fatigué, les traits d’une vie dense et belle.