Non, le latin n’est pas la béquille d’une langue française en péril !

Contribution externe
Non, le latin n’est pas la béquille d’une langue française en péril !
©D.R.

Une opinion de Marc Vandersmissen, chercheur au Lasla de l'ULiège et maître-assistant en langue française à la Hél.

Les intérêts de ce cours sont connus - esprit d’analyse, ouverture historique et culturelle - mais j’insisterai sur deux spécificités singulières.
À l’heure où les grandes réformes définies par le Pacte d’excellence commencent à dessiner le contour des nouveaux référentiels, la place et le contenu du cours de latin soulèvent encore plusieurs interrogations. D’après les dernières annonces, cette matière occupera deux heures obligatoires dans le programme des élèves de deuxième et troisième années de l’enseignement secondaire. Pour l’instant, le latin semble attaché au cours de français et est présenté par le réformateur comme un remède aux difficultés en langue française, parfois nombreuses, des adolescents d’aujourd’hui. Si l’idée d’initier au latin l’ensemble des élèves de la Fédération Wallonie-Bruxelles peut, à première vue, sembler excellente aux latinistes, son application pratique doit être le fruit d’une mûre réflexion sur la forme, le contenu et les objectifs de ce cours.

Absence de visée utilitariste

La première question qui se pose à un élève de 13 ans - ou à ses parents - est inévitablement la suivante : pourquoi rendre obligatoire l’étude d’une langue ancienne dans une réforme de l’enseignement, a fortiori, au XXIe siècle, ère de la digitalisation de notre société ? Les intérêts du latin sont nombreux et ont été étudiés en détail : esprit d’analyse, ouverture historique et culturelle, meilleure maîtrise du français, etc. Mais toutes ces qualités pourraient être obtenues grâce à d’autres cours (mathématiques, histoire et géographie, langues vivantes…). Permettez-moi donc de mettre ici en évidence deux spécificités du cours de latin qu’aucune autre discipline scolaire n’offre actuellement. La première, et non des moindres, est l’absence de visée utilitariste de cette matière. Étudier le latin n’apporte pas de résultat concret directement quantifiable à son praticien. Dans une société amenée à toujours plus de performance et de productivité, au sens étymologique du terme, le cours de latin peut donc devenir l’un des derniers espaces consacrés à la pensée et au travail pour eux-mêmes sans un retour attendu immédiatement consommable. Si le législateur a décidé de faire entrer chaque adolescent en contact avec le latin, il me semble injuste de le présenter ensuite comme la béquille d’une langue française en péril ; le latin en perdrait de facto sa force et sa légitimité. En corollaire, ce nouveau cours de latin, même s’il présentera intrinsèquement des liens avec celui de français, doit être construit en parfaite autonomie et répondre à ses propres objectifs de connaissance et de développement intellectuel.

Étudier la civilisation romaine

La seconde spécificité de la pratique du latin me semble tout aussi importante, mais rarement mise en évidence : étudier la civilisation romaine, par l’intermédiaire de sa langue, offre une opportunité unique de réfléchir à notre propre société conceptualisée en français. Les Romains sont à la fois suffisamment - bien qu’artificiellement - proches de nous, mais aussi radicalement différents de notre génération pour servir d’opérateurs de contraste avec notre organisation sociétale actuelle. Étudier la pensée romaine, exprimée par ses propres mots, permet donc de problématiser de manière indirecte les grandes évolutions de notre époque : la place de la femme, l’exploitation de l’homme par l’homme, le fonctionnement de la religion, la destruction de la nature, l’organisation politique… De plus, comme l’Empire romain a occupé l’ensemble du bassin méditerranéen et fut profondément hétérogène pendant toute son histoire, le cours de latin peut devenir le lieu d’une réflexion humaniste et un facteur puissant de cohésion culturelle. Toutefois, ces formidables perspectives ne sont possibles que par un retour systématique au texte source, condition sine qua non pour appréhender une pensée complexe et nuancée exprimée dans une langue inutilisée aujourd’hui. Le nouveau cours de latin doit donc dépasser l’introduction à la culture latine (le cours de grec a parfois été contraint de prendre cette forme pour survivre) et amener l’élève au texte latin le plus rapidement possible, même très court, en évitant autant que faire se peut l’utilisation de traductions.

Quels professeurs ?

Deux heures de cours par semaine pendant deux ans seront-elles suffisantes pour viser ces objectifs ambitieux ? Les latinophiles jugeront que c’est trop peu et les latinophobes trouveront que c’est déjà trop. Les professionnels de l’enseignement devront, quoi qu’il en soit, tirer parti de la structure qui leur sera proposée in fine. Autant que le temps consacré au latin, deux facteurs me semblent essentiels pour la réussite de ce cours. D’une part, il doit être assuré par des latinistes confirmés. Pour le moment, seuls les détenteurs d’un titre universitaire avec une spécialisation en langue latine en cinq ans sont habilités à enseigner le latin de la première à la dernière année du secondaire, le régendat français-latin ayant été supprimé des années auparavant. Mais la réforme de la formation initiale des enseignants vise à effacer à moyen terme cette spécificité. Elle annonce un master français-langues anciennes en hautes écoles, en quatre ans, à destination du cycle secondaire inférieur. Dans ce cadre, nous appelons donc le réformateur à proposer un enseignement supérieur en latin de haut niveau, riche et multidisciplinaire (philologie et littérature latines ; histoire, religion et philosophie romaines…) dont le but serait de former des professeurs autant pédagogues qu’experts de leur discipline. Sans cette condition, la qualité du nouveau cours de latin ne pourrait être assurée.

Appel aux parents

D’autre part, il me semble important d’attacher ce cours de latin - à destination de tous - à des éléments de l’entourage direct des étudiants, du moins dans un premier temps du processus : une inscription du quartier de l’école, une expression ou une devise latine, une exposition temporaire, un film ou un ouvrage récent… Cette première approche permettra de montrer aux élèves que le latin est encore présent et que son étude leur permet de mieux comprendre leur environnement. Elle offre aussi la possibilité de répondre aux profils variés des élèves en les mettant en contact avec différentes formes d’expression et de supports. Il s’agira ensuite de relier ces objets à l’étude de la langue latine elle-même, qui ouvrira l’accès à l’élève à de nouveaux contextes.

Pour terminer, permettez-moi de lancer ici un appel aux politiques et aux acteurs de l’enseignement, mais aussi plus largement aux parents d’élèves : la mise en place du cours de latin dans le tronc commun ne peut réussir sans le soutien de l’ensemble de notre société. Puisque cette langue ancienne fait désormais partie de la formation de chaque enfant, nous avons tous une responsabilité dans son bon fonctionnement : puisqu’il participe à développer chez chacun une pensée critique et nuancée, soutenons un enseignement de qualité du latin pour tous !

Vous êtes hors-ligne
Connexion rétablie...