Quand le coronavirus agite les relations de travail : que dit le droit ?
Publié le 09-03-2020 à 17h00 - Mis à jour le 09-03-2020 à 18h01
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Une opinion d'Olivier Wéry, avocat spécialisé en droit du travail.
Le droit du travail est particulièrement commenté en cette période car il interroge lui aussi notre rapport à l’autre (le collègue ou le lieu de travail), perçu comme une menace. Les avis sont libres et variés, ce qui est toujours le propre des sciences dites non exactes. Pour ceux qui se sentent désorientés, un petit tour d’horizon de quelques situations en lien avec la crise sanitaire actuelle, pragmatique et forcément limité, nous a donc semblé intéressant.
La suspension de l’exécution du contrat de travail
Nous évoquons ici la volonté éventuelle de ne pas rompre le contrat de travail, mais d’en suspendre provisoirement les effets concrets. Un travailleur qui n’a pas de certificat médical parce qu’il n’est pas malade, peut-il ne pas aller travailler en raison de son sentiment de crainte ? A priori, il est contraint d’exécuter le contrat sauf si l’employeur est ouvertement en défaut de prendre des mesures appropriées en cas de danger réel et avéré. On se dit cependant que l’employeur a peu de moyen de contrainte, si ce n’est l’arme de la menace de licenciement qu’il n’actionnera sans doute pas car une rupture de contrat en de telles circonstances pourrait être disproportionnée et être considérée comme étant un licenciement manifestement déraisonnable ou abusif. Celui qui est tenté de rester chez lui doit cependant savoir qu’il n’a nul droit d’exiger son salaire pendant son absence (la Cour du travail de Mons a encore récemment rappelé le principe bien connu selon lequel le droit à la rémunération disparaît en cas d’absence de prestation de travail - arrêt daté du 12 juin 2019). Et l’employeur, peut-il suspendre unilatéralement l’exécution du contrat de travail d’un travailleur non malade mais qu’il estime être à risque – période d’incubation oblige - car revenant d’un séjour à Séoul ou à Milan ? Certains commentateurs estiment qu’une telle mesure serait discriminatoire, mais nous ne les rejoignons pas. D’une part, la loi du 4 août 1996 relative au bien-être des travailleurs impose à l’employeur de prendre des mesures nécessaires et collectives en vue d’amoindrir les risques pour les travailleurs, de les protéger sur le plan de la santé, ou encore de faire preuve d’anticipation. Cette législation, dont les mesures concrètes d’exécution ont été rassemblées dans le Code du Bien-Être au travail, nous semble fondamentale. La Cour du travail de Bruxelles n’a d’ailleurs pas manqué de rappeler que le fait de méconnaître les obligations découlant de la loi du 4 août 1996 constitue un comportement fautif mettant en danger les travailleurs (arrêt daté du 22 mai 2018). D’autre part, il y a certes la loi anti-discrimination du 10 mai 2007 qui interdit dans les relations de travail une discrimination fondée sur l’état de santé actuel ou futur, mais celle-ci connaît un bémol important : une différence de traitement est possible si elle est justifiée par un but légitime et que les moyens de réaliser ce but sont appropriés et nécessaires. Il nous semble que les obligations de précaution qui s’imposent à l’employeur arrivent en ordre utile pour constituer, le cas échéant, ledit but légitime. Ce qui ne permet pas pour autant à l’employeur d’exiger, ni même de demander pensons-nous, une prise de sang afin de connaître la vérité médicale de la personne suspectée : celle-ci peut invoquer le droit à la vie privée. Relevons encore que, dans une telle hypothèse, le travailleur aura logiquement droit à son salaire car il n’est pas l’initiateur de l’absence des prestations. Une autre fonction au sein de l’entreprise
Face à quelqu’un qu’il estime être à risque, l’employeur pourrait-il envisager de le déplacer pour, par exemple, lui confier des tâches ne le mettant pas en présence d’autres collègues ? Sauf en cas d’accord du travailleur, une telle mesure est difficilement envisageable car, en droit du travail, un des principes fondamentaux est que l’employeur et le travailleur se sont engagés sur des bases consenties qui ne peuvent pas être modifiées de manière unilatérale par l’un ou par l’autre. Ainsi donc, pour autant que l’évolution de fonction qui est sollicitée ne soit pas marginale et mineure, auquel cas le travailleur doit l’accepter car une souplesse minimale est tout de même exigible, l’employeur ne pourra pas radicalement et arbitrairement changer les conditions de travail de son personnel.
La rupture du contrat de travail
Un employeur peut-il licencier un travailleur infecté ? Techniquement, il convient tout d’abord de rappeler que le licenciement d’un membre du personnel pendant son congé maladie n’est pas, en soi, interdit ni fautif. Le début du préavis à prester sera toutefois postposé jusqu’au jour de la reprise du travailleur après la maladie. Par contre, si l’employeur veut le dispenser de toute prestation de préavis, le rupture est immédiate, fût-ce en plein milieu d’un congé maladie. Voilà pour le principe. Mais être autorisé à licencier quelqu’un pendant sa maladie (en raison d’une restructuration de l’entreprise, ou parce qu’une évaluation des performances avant le départ en congé a été négative) ne signifie pas pour autant que l’on peut le licencier en raison de celle-ci. Dans un tel cas de figure, l’employé sera tenté de prétendre qu’il y a eu discrimination sur la base de l’état de santé. Dans l’absolu, il devrait avoir gain de cause en raison de la loi déjà évoquée du 10 mai 2007 protégeant contre la discrimination, et pourrait obtenir une réparation financière devant le tribunal du travail. En effet, l’employeur devra être ingénieux et même plus pour faire admettre par un tribunal qu’il a été nécessaire de rompre le contrat de travail avant de savoir si le travailleur allait guérir et revenir en condition saine au travail, ou si des complications médicales allaient être de nature à le maintenir loin du travail longtemps ou définitivement (étant entendu que, une fois passé le premier mois de maladie, l’employeur ne subit plus vraiment de poids budgétaire négatif résultant de l’existence du contrat de travail puisqu’il ne paie plus le travailleur pris en charge par sa mutuelle). La rupture, mesure plus impactante pour le travailleur, sera indubitablement analysée et jugée de manière plus sévère par les juridictions. A noter que, en cas de licenciement jugé discriminatoire, l’employé pourra percevoir une indemnisation financière mais il ne dispose pas pour autant de mécanisme légal pour exiger une réintégration dans l’entreprise.
La force majeure
D’aucuns professent que le Coronavirus serait un cas de force majeure permettant à l’employeur – ou le travailleur - de rompre le contrat de travail sans devoir payer d’indemnité compensatoire à l’autre partie. Cette idée, basée sur le caractère exceptionnel de l’impact que crée le virus sur la question de la promiscuité entre collègues, permettrait donc à quiconque voulant se délier du contrat, de pouvoir le faire en s’affranchissant de toute forme, et de tout délai et argent. Elle nous semble toutefois juridiquement indéfendable. Tout d’abord, dans son arrêt mentionné plus haut, la Cour du travail de Bruxelles a opportunément rappelé que la force majeure suppose la survenance d’un événement soudain, imprévisible, totalement indépendant de la volonté de la partie qui s’en prévaut et qui rend totalement impossible l’exécution d’une obligation. Cette dernière condition, à savoir la poursuite du contrat rendue totalement impossible, fait déjà défaut. Ensuite, il existe aujourd’hui une obligation contraignante de mener un processus de tentative d’inclusion du travailleur, appelé trajet de réintégration, lorsqu’un cas de force majeure est avéré, et ce afin d’en limiter précisément la conséquence brutale.
Sanctionner un comportement à risque
Nous abordons dans ce dernier point une question plus générale mais révélatrice de ce la manière dont le droit du travail est conçu. En l’occurrence, il s’agit de savoir si, indépendamment de l’état factuel de santé du travailleur ou de l’objectivité du risque qu’il présente, un employeur pourrait s’autoriser à sanctionner d’une quelconque manière la prise de risque qu’il estimerait par hypothèse inconsidérée dans le chef du travailleur. Autrement dit, l’employeur peut-il mettre à pied, suspendre le contrat, son exécution ou le salaire, ou encore changer la fonction du travailleur, lui donner un avertissement ou le rétrograder, uniquement sur la base d’un comportement qu’il juge subjectivement avoir été fautif (l’employé qui a maintenu coûte que coûte ses vacances dans la province de Wuhan en Chine alors que l’épidémie était déjà grandement déclarée et médiatisée) ? La réponse nous paraît devoir être négative. Le droit du travail autorise des sanctions d’abord et avant tout pour un comportement inadapté pendant l’exécution travail. De telles sanctions pourraient certes être envisagées en dehors du cadre de travail lorsqu’une attitude dans la sphère privée serait objectivement fautive et de nature à avoir des répercussions sur l’entreprise, mais voyager n’est pas une faute, même dans des régions déconseillées. En outre, on perçoit tout le danger de l’appréciation subjective laissée à l’employeur car il y a quantité de cas posant débat : que penser, par exemple, d’un travailleur qui s’est rendu volontairement dans une zone infectée pour visiter un parent mourant (du coronavirus… ou d’autre chose) ? Le travailleur qui se met en danger tout seul sera le premier à en subir les conséquences ; toutefois il peut difficilement être sanctionné pour une telle prise de risque. Il n’empêche que l’employeur a son mot à dire lorsque le travailleur reviendra de congés car il est responsable de la santé des autres collègues (ce qui nous ramène à la suspension de l’exécution du contrat). Mais son action devra être guidée par des considérations sanitaires objectives, et non par la volonté de reprocher une légèreté éventuelle, même blâmable, de son membre du personnel.
Télétravail
C’est évidemment la solution idéale lorsqu’elle est techniquement possible. Rappelons toutefois que le télétravail doit être consenti par les deux parties et qu’il ne peut donc pas être imposé par l’employeur.