Régis Debray : "L’écologie remplit le vide laissé par le recul des récits religieux"
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Publié le 10-03-2020 à 14h28 - Mis à jour le 10-03-2020 à 14h29
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Alors que le spectre de l’effondrement du système Terre hante l’Occident, "un autre monde est en train de naître sous nos yeux", constate le philosophe et essayiste français Régis Debray. Avec style et talent, il en dissèque l’esprit, les peurs, les bienfaits et les limites. Entretien
Notre civilisation est en train de changer, écrivez-vous. Nous sortons de l’ère chrétienne au long de laquelle, "sous la cloche de l’histoire", nous marchions vers un accomplissement. À quoi serions-nous passés ?
La notion d’histoire est fléchée vers l’avant et vers un mieux. Elle est fléchée vers un accomplissement. Aujourd’hui, il est évident que nous ne croyons plus dans ce projet qui portait une espérance, voire un millénarisme. Nous sommes plutôt portés par la peur de l’avenir et la nostalgie d’une pureté originelle. Le mouvement est donc inverse. Sous la cloche de l’histoire, nous regardions vers l’horizon ; sous la cloche de la nature, nous regardons sous nos pieds.
Nous ne visons donc plus un mieux, mais un état originel perdu, des puretés oubliées…
Oui, il y a certainement le regret d’avoir rompu avec un équilibre, une biodiversité plus ou moins idéalisée. Disons en tout cas que nous ne regardons plus en avant, que nous avons peur de ce qui peut venir, alors que précédemment nous montions la côte comme Sisyphe.
Quelle forme peut prendre cette peur ? Celle du nihilisme, du repli identitaire… ?
Ceux qui sont alertés par le péril écologique, ce sont souvent des gens qui n’ont plus d’identité ancestrale. Ce sont plutôt des urbains, des déracinés en perte de mémoire qui veulent retrouver des racines. La condition de Terrien est un peu une identité de substitution. Cela dit, comment cela peut-il se traduire ? Nous avons tout de même coupé avec l’hubris (la démesure, NdlR) qui était la nôtre. La crise climatique nous apprend l’humilité, elle nous donne la conscience que les ressources naturelles ne sont pas infinies. Cette découverte de la finitude va nous mettre à la recherche d’une éthique ou d’une morale de la technique. Une diététique des technologies, si vous voulez. Notez cependant que la technique peut accompagner ce retour à la nature. Il existe des associations d’éleveurs qui soignent leurs bêtes avec des techniques ultradéveloppées, tout en ayant un rapport un peu animiste à leur cheptel, en donnant des noms à leurs vaches, en les considérant presque comme des personnes. Il ne faut donc pas établir une coupure entre notre capacité à utiliser la technique et notre romantisme de la nature. Les deux peuvent parfois se combiner.
Vous dites que notre condition de Terrien est parfois une identité de substitution. Mais l’écologie n’a-t-elle pas également repris les caractéristiques et le rôle des religions ?
L’écologie n’est pas une religion au sens institutionnel, et c’est sa force, car cela lui donne une flexibilité, une malléabilité, une disponibilité étonnante. Mais oui, il y a en elle des éléments cultuels : le culte de Gaïa, la sacralisation des arbres, l’éclosion des mécréants… Nous sommes passés du sentiment d’un péché originel à celui d’un péché industriel, celui de ne pas avoir fait attention à ce que nous détruisions par une sorte de désinvolture et d’insouciance. On retrouve donc dans l’écologie cette notion religieuse de la culpabilité. Disons que l’écologie vient remplir le vide laissé par le grand recul des récits symboliques, religieux ou laïcs. Elle vient donner un cadre de référence, elle reprend la vocation de faire lien que portaient les religions, puisque avec l’écologie nous sommes réunis par une appartenance commune au globe terrestre. Donc oui, il y a différents éléments qui peuvent faire penser l’écologie en une sorte de religion païenne en gestation, préchrétienne.
Préchrétienne ?
Il arrive qu’il y ait parfois des retours en arrière, des effets boomerang. Je suis très frappé par le retour d’un fétichisme païen selon lequel il faut écouter "crier la Terre", être attentif à "la vie secrète des arbres", considérer les animaux comme des frères. On serait alors passé du culte du Créateur au culte de la Création. Pour Auguste Comte, l’humanité était censée passer par trois états différents : le théologique ou le fictif, le métaphysique ou l’abstrait, le scientifique ou le positif. Or, loin d’assister à un progrès vers la positivité, nous sommes témoins d’un fétichisme revigoré.
Nous avons repris conscience de notre finitude, et de la finitude de la Terre. Cela va-t-il nous amener à devoir remettre en question l’émancipation de nos droits et désirs individuels, sur laquelle s’était fondée la modernité ?
Ce serait l’écologie autoritaire ou punitive qui a été imaginée en 1973 par le film américain Soleil vert , que j’analyse dans mon Siècle vert. Oui, on peut imaginer un sauve-qui-peut en forme de dictature, sous la férule d’experts jouant sur l’angoisse générale, la raréfaction des ressources, et instaurant un régime de contrôle absolu de la population. C’est de la science-fiction, mais ce n’est pas totalement fantastique.
Nos démocraties seront-elles assez fortes pour aborder ce tournant écologique, tout en évitant une telle dérive autoritaire ?
Oui, bien sûr. On ne peut pas effacer tout l’acquis civilisé qui nous a permis de nous émanciper de la loi naturelle ou de la sauvagerie. La démocratie ne s’efface pas d’un trait de plume, ni des siècles de civilités. Nous devrons apprendre à combiner nos devoirs civiques et nos obligations écologiques pour ne pas sacrifier les premiers aux deuxièmes.
Je pose cette question, car, à vous lire, on peut parfois être inquiet, notamment parce que nous ne voulons plus puiser dans notre passé pour guider l’avenir. Ou parce que nous avons érigé notre "bien-être" individuel en "but suprême". Nos générations sont-elles encore suffisamment armées pour faire face aux défis qui sont les leurs ?
Je suis trop âgé pour vous répondre en connaissance de cause. Mais il est certain que le passé a toujours été un tremplin, un modèle, un aiguillon pour construire un avenir. Nous avons tous dans notre dos des aïeux, des héros modèles qui nous incitent à poursuivre ce qu’ils ont commencé. Si nous vivons dans un présentéisme complet, nous allons perdre le sens de l’orientation. C’est la transmission qu’il faut sauver, dans son principe et dans les faits.
Comment renoncer au suprémacisme de l’humanité, au sentiment de supériorité et d’impunité de l’homme sur le vivant, sans tomber dans l’antispécisme qui stipule que l’homme serait un animal comme un autre ?
C’est vrai qu’il y a deux extrêmes dans lesquels ne pas tomber. Comment y échapper ? En rappelant que l’homme est un être biologique, un vivant comme les autres, mais qu’il n’est pas pour autant n’importe quelle sorte de mammifère. Il est doté d’une conscience, d’un langage, de la notion du droit. Sa nature est de ne pas être soumis à la nature, de pouvoir se dépasser incessamment, et inventer du nouveau, innover, alors que monde naturel est le monde de la répétition. Les abeilles d’aujourd’hui sont exactement celles de Virgile, alors que l’homme d’aujourd’hui n’est pas celui de l’Empire romain. Il y a donc une transformation, une capacité de dépassement qui nous est propre. L’homme est un animal, oui, mais un animal qui a une histoire.
Vous terminez par une riche réflexion sur la juste inscription de l’homme dans son milieu. Entre l’agriculture intensive qui dévaste la nature et l’effacement de l’humanité sur la Terre, quelle serait cette juste place ?
Je serais tenté de vous répondre par la conclusion de mon tract : une coopérative jardinière, à l’échelle de la planète, sous la coprésidence du terreau et de l’horticulteur, du monde de la nature et de l’Homo faber.
Quelle est notre place?
"La crise climatique nous apprend l’humilité", constate Régis Debray. Le "plus vite, plus haut, plus fort", notre devise, nous revient en pleine figure et interroge la suprématie que nous nous étions octroyée sur le vivant. Mais, entre l’agriculture intensive qui appauvrit sols et paysages et l’effacement de toute trace humaine sur la surface de la planète, existe-t-il un juste milieu ? Quelle place l’homme doit-il retrouver sur la Terre ? Pour répondre, le philosophe met en avant la notion de "milieu" qui "nous enveloppe et nourrit". Le milieu n’est pas un à-côté , insiste-t-il , "c’est une matrice, […] l’ensemble des conditions d’existence d’un vivant, étant bien entendu qu’un milieu géographique est plus qu’un cadre inerte, puisque la face de la Terre a toujours été aménagée, restructurée, reconfigurée en habitat". Bref, "le vivant organise le milieu qui l’organise. Il y a interdépendance et codéveloppement. Entre la tuile angevine et les poèmes de Ronsard, entre le bocage et le chouan féodal, entre le granit armoricain et le Breton tête de mule, qui peut dire, dans ce maillage entre nature et culture, où est la chaîne et où la trame ? Nous sommes autant les enfants de nos paysages que de nos monuments, d’une galerie de grands hommes que d’une langue maternelle, comme le montre à l’envi cette discipline carrefour, à honorer de toute urgence : la géographie humaine ".
L’Empire des Fils du Ciel. Si l’homme est fille ou fils de son paysage, il " ne peut croître ni prospérer sans un certain périmètre de vie ", "sans feu ni lieu ". " On ne se loge durablement que dans ce qui a poussé en conformité avec notre forme empreinte ", soulignait Julien Gracq. C’est ainsi que nous pouvons " édifier une demeure en fertilisant un sol, en classifiant une faune et une flore, en taillant des chemins creux à travers les ronces ". " Les Suisses n’ont-ils pas fait, avec la chaîne des Alpes, un bastion du bien-vivre, les Chinois, du Yang-Tsé-Kiang, l’Empire des Fils du Ciel, et les Méditerranéens, à force des rencontres et d’échanges, d’un gros lac salé, une machine à civiliser ? " Pour construire notre maison, écoutons donc la sagesse de l’histoire-géo, encourage Debray, plutôt que de prétendre à faire " la pluie et le beau temps où bon nous chante ". " Nos plaques tectoniques, tant historiques que géologiques, ne sont pas une pâte à modeler. "
La sagesse du grand cru. Mais quelle posture adopter ? "On saura gré à l’Adam contemporain de veiller sur son potager sans pesticides ni graines hybrides, en préservant les insectes pollinisateurs. Tant il est vrai que rien n’est jamais acquis à l’homme, ni son amour, ni son champ de blé, ni son verre de vin ", conclut Debray. Un grand cru, justement, n’est pas le cadeau d’une terre. " Il requiert un terroir, soit un sol défriché, drainé, sarclé, refait au fil des siècles. " " Un verre de vin, c’est l’alliance d’un long travail et du génie d’un lieu. " " On est toujours deux dans l’affaire homme, la Nature et l’Esprit. " L’avenir dira si nous aurons pu mettre en place, à l’échelle de la planète, " une coopérative jardinière, sous la coprésidence du terreau et de l’horticulteur ".

Biographie
Révolutionnaire. Entre le granit armoricain et le Breton tête de mule, qui peut dire où est la chaîne et où la trame, s’interroge Régis Debray dans son ouvrage Le Siècle vert. On pourrait lui retourner la question : entre sa vie, passionnante et révolutionnaire, et sa pensée virevoltante et intelligente, où situer les origines ? Né en 1940, agrégé de philosophie, Régis Debray s’engagea auprès de Che Guevara et fut emprisonné et torturé de 1967 et 1970 en Bolivie. Intime de Fidel Castro (jusqu’en 1989), il revint en France pour conseiller François Mitterrand, écrire, fonder la revue Medium et intégrer, entre autres, l’académie Goncourt.
Un autre monde. Dans Le Siècle vert, le dernier de ses essais, Régis Debray décrit avec la perspicacité et le style qui sont les siens notre époque qui a troqué le rouge pour le vert. Il constate (sans morale) à quel point nous ne regardons plus le lendemain avec espérance, mais nous cherchons à retrouver une pureté perdue. Les nombreuses questions qu’il soulève sont passionnantes. Alors que le spectre de l’effondrement du système Terre hante l’Occident, "un autre monde est en train de naître sous nos yeux", avance l’auteur, qui en dissèque l’esprit, les peurs, les bienfaits et les limites.