Anne Gruwez: chronique de la vie d'une juge d'instruction pendant le coronavirus

Contribution externe

Un récit d'Anne Gruwez, juge d'instruction à Bruxelles.

On survit, on survit ... Bientôt quatre semaines où nous sommes enclos comme des oies à terminer les boîtes de maïs, de thon à l’huile et les spaghettis carbonara sur lesquels nous nous sommes rués à l’annonce du confinement !

Vendredi 13 mars 2020, tiens, j’aurais dû jouer à l’Euro-Million.

On apprend la quarantaine alors que, sans crier gare, la réserve de sacs poubelles s’est épuisée. Obsédée par ce fait, je me renseigne … queue dans les magasins, les gens font des provisions, spectacle de guerre, j’entends. Réunion de crise des juges d’instruction, pas pour mes sacs poubelles, on est solidaire mais pas à ce point, hélas ! Non, les juges d’instruction se répartissent en trois groupes qui assureront le travail quotidien et ne pourront pas se rencontrer … Ils auront WhatsApp pour communiquer. Je n’assiste pas à la réunion pour cause de recherche de sacs poubelles. Là, je le confesse, je suis gagnée par la folie pénuriac. Première grande surface visitée, dévalisée en papier WC et sacs poubelles. J’atterris dans le plus chic des supermarchés. Il y a des sacs poubelles. J’en prends cinq paquets ! Je les paie sans doute le prix fort mais j’en ai jusqu’à la fin de mes jours.

Entre temps, je suis allée chez le dentiste qui m’explique que son fournisseur s’est trompé dans la commande. Au lieu des 300 masques commandés, il a livré 300 rouleaux de papier WC. Je suppose que le fournisseur s’est trompé de pénurie. J’explique au dentiste le manque qui menace et je quitte, bouche en ordre et 10 papiers WC sous le bras !

Mais, je dois acheter un téléphone « moderne », mesure anti-corona, et obligation d’être en WhatsApp inatteignable pour mon vieux pépère, un GSM encore offert par le ministère il y a 15 ans, vintage que tous les nouveaux jeunes m’envient … C’est le premier effet de la crise économique ; il va s’attaquer à mon portefeuille ! Eh bien non, les opérateurs sont déjà au vert, je veux dire : rouge, fermé.

Le confinement a donc été décidé. Home Working au maximum en dehors des jours de service et de remplacement.

Le week-end se passe et le lundi, rien ne change pour moi puisque je suis de service, … sauf qu’il y a une espèce de cordon sanitaire autour du bâtiment de mon bureau : barrages, rues bouclées, policiers, ... Je me dis : là, ils y vont fort contre le Corona ! Rien à voir, c’est bêtement une collègue qui entend des présumés innocents, coupables de terrorisme … Comme quoi !

Mardi à la maison, je deviens dingue, mon ordinateur bugge. Je m’excite, chamboulement de tous mes paramètres de brave fonctionnaire. Quoique ! Le Corona a quelque chose d’instructif puisque, dans ce temps, nous recevons les directives du ministère. Je vous en livre quelques extraits raccourcis pour une bonne compréhension. Je jure pourtant que je n’en ai pas dévié d’un iota et j’imagine facilement que tous les ministères ont reçu les mêmes recommandations … :

Si vous vous sentez subitement malades au travail ? Informez le chef et demandez-lui l'autorisation de rentrer chez vous. Le chef doit prendre cette demande au sérieux.

Si vous ne pouvez venir travailler pour cause de maladie ? Avertissez votre chef à temps. Si le coronavirus est diagnostiqué, il vaut mieux avertir le chef.

Si un membre de la famille est contaminé par le coronavirus ? Avertissez votre le chef.

Pour tous les autres collaborateurs qui ne sont pas malades : En concertation avec le chef et si c'est possible, travailler autant que possible de chez soi. Le chef prévoit des mesures afin de garantir la continuité. Le chef ne peut pas obliger ses collaborateurs à prendre un congé

M’sieur, M’sieur, le chef, il est jamais malade ?

Non puisque c’est le chef – la fonction avant l’organe – et il a toujours raison !

Mercredi, je commence à m’organiser, je fais les courses, cela donne :

… Et les courses. Tantôt, je me pointe devant une grande surface. Tout le monde discipliné, 1m50 de distance à l’ombre et dans le vent. Là, je dis déjà que franchement, les files pourraient se faire dans le soleil, mais bon. J’attrape un rhume, je suis une victime collatérale. Une fois à l’intérieur, je me marre : les gens s’agglutinent devant les étals dont les produits menacent pénurie. Une dame derrière la troupe enlève son masque pour cracher haut sa commande au-delà des figures de ceux qui l’empêchent de se faire comprendre du boucher. J’observe une pluie de postillons briller dans les rayons. Superbe fontaine mortifère ! Et je me dis : la prévention, y a quelque chose qui cloche là-dedans.

… Et j’analyse les effets du Corona sur la criminalité

1. Moins de braquage, on imagine la file devant les super marchés : Vous, avec votre flingue, à la queue comme tout le monde … ? Là, les journalistes rigolent.

2. Plus de violences intra-familiales. Là, les journalistes ne rigolent plus et trouvent que ça fait plus joli de dire qu’on fait des bébés … Ils sont bêtes ou quoi ? Comme si tous les couples fatigués de se supporter allaient retrouver les émois de leur jeunesse, simplement parce qu’on les confinait comme de vieux fruits confits

Je ne comprends pas toujours la presse : quand on lui dit une vérité, les violences dont la poussée est normale mais dont il faut parler pour s’en garder, elle ne veut pas savoir et minimise, quand on lui parle du Corona, elle dramatise.

Jeudi, je n’ai pas tout perdu ! En allant voir ma mère, je trouve le voisin qui me fait cadeau d’un bien familial : un Vieux Château Certan 2011 !!! C’est le vin que sert la Reine d’Angleterre ! Ça, je le bois avec les copains dès la crise finie. Le Corona, c’est pas de la bibine !

Et le soir, je fais la maraude dans le centre-ville où on se ramasse plus de gens qu’on n’a jamais vus parce que, dans un souci de propreté, les autorités ont décidé de passer les lieux de rassemblement des migrants, parc Maximilien et gare du Nord à Bruxelles, au karcher … et qu’il se trouve des puristes –droits de l’homme avant tout – pour fermer les centres fermés sans se préoccuper de savoir où leurs occupants « sèmeront à tout vent » !

Vendredi, je commence à en avoir marre. Je médite : c’est dans son obstination à finir qu’on reconnaît l’humain. Je m’explique : en gros, le bureau est propre, deux jours à ranger, classer, éliminer. Mais là, il faut encore dépoussiérer la bibliothèque livre par livre et …, je cale ! Pour le sport, je fais comme Gérard, si vous vous souvenez de cette publicité : je monte et descends les escaliers. Pour la maison, elle est dans un désordre tel que, dans l’hypothèse de ma mort suspecte, il serait impossible de dire s’il y a eu lutte. C’est une phrase empruntée à certaines visites policières … J’ai tout commencé en même temps …

Et ce n’est plus possible !

Je suppose que le Home Working, pour vous comme pour moi, c’est cette période que l’Etat nous impose chaque année en période de Carême (carême de partage, qu’ils disent) pour faire le nettoyage de Printemps, une coutume récupérée des Chinois, comme Halloween l’est des Américains. On assainit, on aère, on met des masques pour ne pas avaler la poussière, des gants pour éviter les brûlures de Javel, on dégage les encombrants, je veux dire, les cadavres des placards. Seuls les éboueurs et les soignants travaillent encore : mens sana in corpore sano.

Eh bien cette année, on est emmerdé tout le temps : d’abord par les dossiers qui doivent avancer, bouger comme dit, ce sont bien les seuls qui bougent encore, les arrestations qu’il faut décider et gérer de loin, quand ce ne sont pas les courses pour les voisins où on se chope un rhume dans le rang ou la chaîne de solidarité pour les SDF et les migrants. Quand on ne doit pas téléphoner à sa famille ou à ses amis parce que ce sont les contacts à l’ancienne qui sont privilégiés.

Dites ! La paix !

Samedi et dimanche, je suis de service au bureau. Et, à part les violences intra-familiales, cela donne ce que j’en ai lu et entendu dans les médias :

Il est fier, héritier chéri de son père qui meurt du Corona dans un corps encore jeune mais affaibli pour autre cause. Il se révolte contre la possible et à brève échéance, perte de ce repère sacré et passe les portes de l’hôpital jusqu’à l’unité fermée, sans que, comme d’habitude dans ces cas, personne ne sache comment il y est arrivé. Il soulève son père et l’emporte en bousculant les pansements. Le chien policier le maîtrise ; arrivée là, je me demande ce qu’il est devenu le chien. On ramasse le mourant qui retourne à son masque à oxygène. On présente l’héritier aux portes d’une unité psychiatrique où on ne le reçoit pas : suspicion d’infection, mais où on lui administre une seringue calmante. Des images de « Hatari » me reviennent en tête. On m’alerte. Pauvre héritier chéri, sa rage est-elle passagère et calmée, peut-on le raisonner ou pas. Je suis assise à côté de lui dans la cellule du commissariat, tous deux sur son matelas, munis des masques et gants offerts par la police. Je suis seule et on attend de moi un verdict médical : il décompense. Le lendemain, je le recevrai dans mon bureau pour lui annoncer que son « vieux » est mort et que je l’envoie, lui, à l’annexe de la prison. Les policiers qui me l’ont amené sont placés en quarantaine …

Moi ? Je vais bien, pourquoi … C’est à cette phrase qu’on reconnaît le chef paraît-il ! (Voir ci-dessus …)

Lundi, je termine la salle de bain et j’envisage de changer l’ordre des tableaux aux murs … Je me pointe à la prison de St Gilles où je suis reçue dans l’unité des isolés pour discuter avec un « client » des conditions d’une libération que je réfléchissais « avant » pour lui. Nous sommes donc dans notre petit local où arrive le charmant docteur G dont la première préoccupation est d’ouvrir les fenêtres, grillagées hein, on est dans une prison. La circulation de l’air, nécessité absolue ! En prison, au moins, c’est possible. Ce sont peut-être des bâtiments auxquels on reproche leur vétusté mais que je sache, ce ne sont ni les rats, ni les cafards qui transportent le Corona, c’est l’air conditionné dont mon bureau est infesté. Tueuse modernité ! Il n’y a pas de Corona pour l’heure, à St Gilles, juste quelques mis en isolement par précautionneuse précaution … Le « client » et moi nous mettons d’accord sur les motifs et les conditions de sa libération, nous adaptons un texte. Je signe, il met les cachets ; rien de tel que la participation personnelle du « client » aux mesures qui le concernent. Je le raccompagne à la porte de sa cellule et comme c’est l’heure de la distribution des repas, je rencontre plusieurs autres embastillés dans les couloirs. Certains sont d’anciens « clients », on papote, on échange les nouvelles, on se souvient. Tiens, pour un peu, on trinquerait bien d’une bière ! Là, je me laisse emporter par le mauvais goût et le manque de retenue, paraît-il!

Mardi, je suis au bureau … le calme plat de chez platissime, il ne se passe plus rien. Le Manitoba ne répond plus. Enfin si, ma sœur. Je lui demande comment va sa mère. Nous avons la même mère mais aucune de nous n’en revendique la propriété. Donc, sa mère qui va sur ses nonante ans est aidée dans son ménage par une ménagère. Une merveille de batterie à elle seule. Mais là, elle tousse et ne pourra pas venir, elle doit voir le médecin. Ma mère la rassure : ce n’est rien, j’ai des masques de protection, -elle est bien la seule à en avoir une provision-, venez quand même, je prendrai mes précautions… Parfois, je me dis que le Corona est l’idée d’un docteur Folamour qui aurait juré d’endiguer le vieillissement de la population.

Mercredi, je gère par téléphone l’arrestation d’un malfrat qu’on cherchait depuis un temps … C’est insupportable de n’être pas sur le terrain …

Je lis les mails qui circulent parmi certains magistrats qui trouveront les mots justes pour fustiger les mesures de procédure écrite préconisées par le ministre de la Justice … Trop drastiques trop autoritaires, dangereuses pour l’avenir, mais comment faire pour faire tourner la machine et éviter de passer pour des carottiers ! Je les comprends, la justice est une science humaine, elle tempère l’homme et pour le sentir, a besoin de ses cinq sens dont les principaux ici sont de voir et d’écouter, sa seule intelligence ne suffit pas à résoudre les conflits, l’homme ne se résume pas à un alignement de signes. Mais il faudrait quand même que tous, nous soyons alertés sur ce simple fait que la Justice est faite pour nous, pour permettre de rétablir la paix sociale que nos débordements d’homme bousculent. Je crains fort qu’il ne soit trop tard pour nous mobiliser tous en faveur d’une justice dont trop souvent, d’aucuns d’entre nous ne voient que ce qu’ils pensent être des privilèges … Le chemin de Versailles au Louvres est trop long pour éviter que la magistrature soit entretemps bouffée par les tenants du rendement à n’importe quel prix … Les serviteurs de justice s’en rendent-ils vraiment compte ! J’écris alors sur les projets de vidéo-conférence qui devraient leur permettre de poursuivre le travail :

La politique gouvernementale de traitement des détenus suit, depuis longtemps, le courant d’une déshumanisation. Regardons la construction de Haren où des salles d’audience ou des parloirs qui fonctionneront sans doute par vidéo-conférence, vu l’éloignement et l’inaccessibilité du site, sont prévues.

En matière civile, les mesures d’urgence dont on appréhende – à mon sens légitimement – qu’elles se poursuivront au-delà du confinement, vont dans le sens de la procédure écrite.

La justice qui est déjà, j’en ai peur, trop loin des citoyens pour être vraiment tangible, va être murée plus encore dans l’absence de contacts humains. Nous risquons la désincarnation …

Et tout doucement, le Gouvernement met tout en place pour favoriser cette désincarnation … Je ne peux pas applaudir.

Mon premier réflexe animal, est de sentir l’autre. Je veux prendre toutes les précautions utiles pour n’être pas un danger pour lui mais je ne veux pas perdre cette part primaire de moi-même.

Jeudi, avec les amis, nous ouvrons un numéro vert : « Communiquer malgré les barreaux », qui est affiché dans les prisons de Bruxelles ! Les détenus ne reçoivent plus de visite ce qui signifie, à ma connaissance et très cyniquement, que plus aucune drogue calmante ne pénètre. Ils sont confinés à l’intérieur et ceux qui, aujourd’hui, sont confinés chez eux peuvent avoir une vague idée de ce dont il s’agit. Ils reçoivent bien 20 € mensuels de crédit téléphone mais ce n’est pas bien lourd. Les avocats peuvent bien sûr leur rendre visite mais ils ne sont pas nombreux à oser franchir les grilles. Donc, on essaie d’être un relais, on va voir ce que cela va donner … et on se promet de rester, au-delà de la crise !

Le soir, la maraude, le centre-ville est désert. On se promène à la recherche des Sans-Abris dans une ville déserte et qu’on découvre ! Bien sûr, on les trouve mais disséminés et prenant leurs distances. La peur gagne. Remarquez, j’aime encore bien : comme les gens ne s’approchent plus, ils ont tendance à parler haut et clair, alors pour moi qui devient sourde …

Vendredi, je suis au bureau, de service ce qui signifie que je reçois n’importe qui, estimé dangereux pour la sécurité publique, n’importe comment puisque je n’ai pas de masque, ni de gants. Dame, on parle depuis si longtemps de la suppression du juge d’instruction ! Quelle aubaine que cette pandémie qui résoudra peut-être cette question ! On ne va tout de même par considérer ce juge à supprimer, comme prioritaire dans la distribution d’un matériel de survie.

Là-dessus, une demie heure sur le dossier cousu de fil blanc d’un « client » annoncé. Je le reçois, je l’engueule quand même pour qu’il n’ait pas passé une nuit au cachot pour rien. Question de politesse, j’y tiens. J’évoque avec lui les seuls éléments que j’ai compris, il s’est fait tailler une pipe par une dame dont le procureur du Roi le soupçonne de soutenir la prostitution. J’évoque ladite pipe en termes crus, il invoque sa mère. Quand le « client » se lève pour quitter, je mire le lieu de ses jouissances que cachent un training gris pâle maculé d’une petite tache. Impossible de dire si mon sermon lui avait fait peur … Au moins, je l’avais ému !

Samedi, tout va bien, c’est le week-end, je suis habituée ! Quoique … dimanche et comment le Corona tue vicieusement !

17h00, je reçois un appel de ma déjà dite vieille mère, 90 ans quand même. Elle est tombée, elle souffre de la hanche ou du col du fémur, elle est alitée, il faut atteindre mon frère qui sait. Mais, dis-moi, comment cela s’est-il produit ? Untel, en place de rester confiné et d’utiliser son téléphone, a décidé de lui rendre visite. Les voilà tous deux au rez-de-chaussée à discuter : 1m50 de distance respectée, porte ouverte pour aérer. On se demande le plus d’une visite personnelle sinon risquer un refroidissement massif mais là n’est pas le gros de l’affaire. Ma mère a donc une provision de masques de protection dont elle propose une partie à Untel qui accepte. On verra que ces masques ne protègent pas des atteintes collatérales du Corona ! Elle monte, elle trébuche et tombe lourdement au sol. Sur ses appels, Untel qui s’apprêtait à partir, enfile à son tour les escaliers pour la ramasser, la placer sur son lit et quitter les lieux doucement, emportant sans doute les précieux masques en cadeau. La souffrance aidant, quelques temps plus tard, ma mère m’appelle à l’aide. La voisine qui me hèle entretemps et à qui je dis mon empressement, fustige Untel ; classique, elle refait l’histoire ! Pouvait pas rester chez lui celui-là, ce ne serait pas arrivé, etc.

Certes mais moi, ce n’est pas l’histoire d’un accident que je gère, ce sont ses conséquences ! Mon frère et moi, nous nous retrouvons au chevet de ma mère ; l’ambulance arrive. Charmants, ces ambulanciers s’occupent des cas autres que le Corona. Transport de ma mère, je suis dans l’ambulance, siège passager, à indiquer au chauffeur comment se rendre à la clinique, il se trompait de chemin. Je lui explique que je connais les rues. Vous êtes chauffeur de taxi me demande-t-il ? Non, je veux l’être plus tard, quand je serai grande. Il m’engage comme convoyeur. Allez, je n’ai pas perdu mon temps ! Aux urgences, mon frère ni moi, ne pouvons passer les portes, confinement ! Je téléphone à Untel qui connaît quelqu’un qui officie là, qu’il l’alerte puisque nous lui confions notre seule mère. Untel ne réagit pas autrement qu’en s’exclamant : je ne l’ai pas vue tomber, un peu comme la technicienne de surface vous dit : le vase de la dynastie Ming, non, je l’ai pas vu tomber mais, ne vous en faites pas, j’ai une excellente colle, on n’y verra rien ! On ne va pas en faire tout un plat. Là-dessus, mon frère et moi avons vidé une des petites bouteilles de vin que ma mère gardait en réserve pour les grandes occasions. On attend … Premiers renseignements médicaux, elle a la hanche cassée, deuxièmes renseignements, c’est le fémur ; on dira donc que c’est le col où le fémur s’emboîte dans la hanche. A Untel, je dis comme le Chat de Geluck : mieux vaut rester confiné que se comporter en con fini. Parce qu’en plus, il me dit : est-ce qu’on peut lui rendre visite ?

Lundi. Je rappelle quand même que j’essaie de faire avancer au mieux les devoirs d’enquête au départ de chez moi. Donc lundi, un appel à l’aide. Nous étions dans la même classe à l’école. Son fils, jeune adulte, s’est écrasé une phalange sous le capot d’une voiture ; c’était il y a huit jours, en plein Corona. Le médecin a fait ce qu’il pouvait pour recoller les morceaux mais les chairs se nécrosent et la question de l’amputation se pose. Je comprends que les parents sont loin et que l’enfant est mal. Ils ont pensé à moi parce que je suis amputée de quatre doigts. Il a besoin d’une aide morale.

Mardi, je suis de service. La journée se passe et je quitte à 19h00 pour me rendre chez l’enfant qui doit revoir le médecin ce mercredi. Mon métier, c’est l’humain, je l’affirme, le voir, le sentir, en prendre la température comme on dit aujourd’hui. Dire et juger sont synonymes. Et ce n’est pas sur un simple coup de fil à « SOS algorithme » qu’on résout le drame d’une amputation. Je l’écoute, je fais l’anamnèse. Décidément, mon père médecin a laissé sa trace dans mes gênes. J’entreprends d’expliquer à l’enfant ce qui peut lui arriver : son regard, celui des autres, celui des enfants sans pudeurs, … Les sensations qui sont bouleversées, l’habitude, … Je lui demande, en passant, où sont ses parents. Ils sont dans les Ardennes, ils sont à risques, pensionnés de 65 ans. Il leur en a déjà fait voir de toutes les couleurs. Enfin, je me dis, c’est déjà ça, les parents ne se tapent pas dessus quoique là, je ne risque rien, ils sont confinés en dehors de mon arrondissement !

Mercredi, je m’amuse. Notre télévision demi-nationale cherche le vulgum pecus pour lui demander sa vision de la crise. Cela donne :

Trois mots qui représentent la Belgique actuelle ?

De Sable, d’Or et de Gueules ; la Force, la Sagesse, le Courage ; le Noir, le Jaune, le Rouge, le drapeau belge ! Je suis assez contente de moi, quoique pour la Sagesse, la ministre attend toujours ses masques de protection, de Turquie et commence à désinfecter ceux qui viennent de Chine en passant par la Colombie … Et quand on me demande un choix musical pour ces derniers jours, je réponds : « La victoire en chantant », on le dit, nous vivons et je l’appelle de mes vœux, une révolution ! « La victoire en chantant. Nous ouvrons la barrière. La liberté guide nos pas. Et du Nord au midi... » ; la suite des paroles ne nous intéresse pas ici et maintenant ! Notre liberté est à construire, elle est celle d’un monde plus équilibré.

Jeudi, je suis de service : les violences intra-familiales. Les gens se sautent dessus pour baiser salement ou pour se taper sur la gueule. J’ose cette phrase insupportable, je l’avais bien dit ! Pour ceux que cela intéresserait, je signale que certains sites de rencontre affichent « Coronavirus : les rendez-vous physiques ne sont actuellement pas autorisés. Les professionnel(le)s du sexe proposent des services alternatifs … ». Et je reçois cette communication d’une spécialiste en droit familial : ils n’en peuvent plus, on ne sait que faire pour les séparer, les divorcer. Les gens ne vivent la vie de couple que dans leur jeunesse ou leur vieillesse. Dans leur jeunesse, ils ont de l’énergie pour deux, l’émerveillement des bébés, des petits soi-même à voir grandir ; dans leur vieillesse, au mieux, ils sont fatigués, ont leurs habitudes, au pire ils attendent la mort de l’autre, dans l’espoir d’une nouvelle vie. Mais confrontés l’un à l’autre entre ces deux âges ? Ils prennent en pleine figure le quotidien insipide avec l’autre qui ronchonne ou qui geint d’une voix doucereuse.

Vendredi, j’ai une boule dans la gorge. La dérobade d’Untel, l’amputation du doigt de l’enfant, c’est ma jeunesse à moi ! J’avais 18 ans …

Samedi, j’apprends par la presse que trop de gens se précipitent à certaines audiences de justice. Ils espèrent sans doute que leur courage à répandre des impuretés leur vaudra la clémence du tribunal tant on sait que les commodités au Vieux Palais procèdent de la recherche du Graal.

A moins, et je les comprends, qu’ils ne veuillent savoir tout de suite tant l’attente est insupportable. Un cas banal : Rachid se fait pincer parce qu’il braque plusieurs magasins pour payer les amendes de roulage qu’il a accumulées. Il est emprisonné, détention préventive et quoique pris la main dans le sac, on hurle à l’incarcération d’un présumé innocent. Rachid attend de sortir de là. Chance, le Corona. On s’organise pour attirer l’attention sur la promiscuité pénitentiaire. On s’émeut et moi, je regarde en me disant :

- Si c’est pour les libérer à la moindre alerte, on se demande pourquoi on les a mis en taule ;

- Si ce pour quoi on les a mis en taule relève d’un danger pour la sécurité publique, on se demande pourquoi on les libère ;

Alors, Rachid sort et il attend, Il attend le procès au terme duquel, il l’a bien compris, il sera condamné. Il lui en faut du courage pour tenter, malgré tout de commencer une vie dont il ne lui sera sans doute pas fait merci. Donc, il attend, et quand vient le procès, il brave le confinement pour voir, savoir, entendre lui-même sa peine qui lui vaudra un billet d’écrou à respecter dans les quinze jours. Quinze jours pour liquider deux ans peut-être de ressociabilisation, purger et attendre la fin… Avec sans doute cette curieuse impression que ces mêmes organisations qui hurlaient à sa détention préventive, ne se mobilisent plus lorsqu’il est condamné. Justice est faite ! Pour moi, cela ne suffit pas ! Il faut tout revoir, c’est un autre débat pour lequel je me promets de combattre.

Les jours se ressemblent aujourd’hui et commencent à se confondre. Je ne suis pas habituée au travail à domicile. J’ai l’impression de travailler tout le temps et jamais. Les courses sont lourdes. Les gens dans la file ne cèdent pas leur place aux femmes enceintes ou aux personnes âgées. Chacun son tour. Et le gouvernement annonce qu’il va soutenir les banques pour venir en aide au petit commerce. Mais les banques sont des organismes privés, qui ont pour vocation de faire du profit individuel. J'en déduis que le petit commerce va s’endetter auprès des banques privées qui recevront la garantie du public d’être remboursées. Moi, je préfère que l’argent de mes impôts gérés par le public, passe directement au petit commerce sans passer par le prélèvement bancaire sur le prêt consenti qui, de toute façon par l’effet des intérêts, fera sans doute, mais plus doucement, péricliter le petit commerce. Ou alors, je n’ai rien compris ce qui n’est pas impossible, je fais dans les sciences humaines ...

J’espérais qu’on vivait une révolution, celle des enfants sur la butte, dans « La guerre des boutons », partant en chantant « La liberté guide de nos pas », la liberté, celle de la contrainte d’une croissance économique à tout crin.

Allez :

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont et je demeure

(G.Apollinaire)

Enfin, ne demeurerons pas tous !

Demain, c’est jeudi ! La maraude, j’espère que je pourrai faire plaisir avec les vêtements arrachés des armoires et les sandwichs préparés avec amour. J’aimerais tant un sourire ! « Quand nous en serons au temps des cerises »

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