Confinement et études supérieures : si le professeur ne nous a rien appris, il n’y a rien à évaluer

Une opinion de Thomas Ravanelli, étudiant en 3e bachelier à l'ULiège.

Contribution externe
Confinement et études supérieures : si le professeur ne nous a rien appris, il n’y a rien à évaluer
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Une opinion de Thomas Ravanelli, étudiant en 3e bachelier à l'ULiège.

Il est évident aujourd’hui que le COVID-19 a perturbé nos vies et notre réalité. D’élus à travailleurs ou étudiants, en passant par les personnes sans-emploi et pensionnées, et tellement d’autres encore, les mesures prises par notre gouvernement fédéral portent à conséquences. Chacun d’entre nous doit les supporter dans un effort global dans la lutte contre le COVID-19. De nombreuses personnes sont décédées des suites de la maladie, le nombre d’appels dans les différents centres traitant la violence conjugale et sur mineurs a doublé selon des articles parus dans la presse, sans parler de la fatigue mentale/psychique, physique aussi, que provoque le confinement, directement ou indirectement. Les étudiants ne sont pas exclus. Ne nous trompons pas, je ne suis pas omniscient, et je ne le revendique pas. J’ai l’espoir de pouvoir vous exposer des individualités, et qu’à travers ces individualités, vous pourrez comprendre qu’il s’agit là d’une majorité. J’ai l’espoir qu’en agrégeant toutes ces particules d’individualités, vous verrez de grands groupes se former, vous verrez le système.

L'enseignement virtuel : le flou le plus total

Commençons par le passage à l’enseignement virtuel. La direction de l’Université de Liège a annoncé le 9 mars vouloir passer à un enseignement à distance, estimant qu’il n’était pas responsable de continuer les cours au vu de la propagation rapide du virus. Aujourd’hui, la direction de l’Université se dit satisfaite. Le recteur, Pierre Wolper, la vice-rectrice au Bien-être et à l’Enseignement, Madame Anne-Sophie Nyssen, et le vice-recteur à la Vie étudiante et aux Infrastructures, Monsieur Rudi Cloots, nous exposent dans de longs mails creux que notre Université s’est mobilisée, qu’elle est forte et que surtout "l’Université a réagi en étant solidaire. Solidaire avec nos étudiants en difficulté qu’ils soient ici ou en séjour lointain" ( e-mail reçu le 29/03). Ils affirment aussi que tout est fait pour que le confinement ne nous porte pas préjudice. Rien n’est plus faux. Il ne s‘agit pas ici de dire que ces personnes n’ont pas fait leur travail, ni même de pointer du doigt qui que se soit. Il s’agit de dresser un constat.

Je dresse comme constat que le confinement a laissé confinés chez eux des professeurs et leur cours, certains étudiants étant toujours sans nouvelles de leur professeur et sans support de cours, notamment à l’Helmo Sainte-Croix de Liège et dans certaines facultés de l’ULiège, pour ne citer que ces établissements;

Je dresse comme constat que si certains professeurs ont pris contact avec leurs étudiants, c’est pour leur envoyer des slides de PowerPoint qui datent des premières séances de cours, soit début février (parfois reçus le 2/3 avril 2020) sans plus grande nouvelle, les laissant à eux-mêmes pour la suite;

Je dresse comme constat que des professeurs nous demandent de réaliser des travaux, dans une espèce d’effort de compensation. Les travaux voyez-vous sont vus comme moyens d’apprentissage. Mais bien trop souvent, ils sont surtout implémentés en substitution à des cours, à de la matière, à des explications, l’étudiant devant alors apprendre par lui-même ce que son professeur est censé lui apprendre, doit en plus réaliser un travail, qui peut prendre 5h, comme 20h;

Je dresse comme constat que certains cours sont très flous. Les professeurs nous demandent de travailler "à distance" sur de la matière dans un flou sur la manière dont ils vont interroger, dans un flou vis-à-vis des objectifs pédagogiques et dans un incohérence parfois totale avec ce qu’ils avaient annoncé. En résulte le sentiment d’être laissés-pour-compte avec de la matière qui est là, mais dont nous ne savons que faire, et où pour seule réponse nous avons : "étudiez", "travaillez", "assimilez". Il n’est pas nécessaire d’attendre les modalités d’examination pour déterminer des objectifs pédagogiques, des grilles de cotation et déployer de l’énergie pour atteindre ces objectifs. Encore faudrait-il pour ça que les personnes qui donnent cours et examinent sachent de quoi il en retourne;

Face à cette masse de travail, nous ne sommes pas tous logés à la même enseigne

Je dresse comme constat que les professeurs, qu’ils soient d’Universités ou de Haute-Ecoles, et peut-être d’autres institutions, n’ont aucun scrupule à nous demander de réaliser des travaux, de lire leurs slides, leurs nombreux livres de 500 pages, d’écouter leurs podcasts quand enfin certains se décident à remplir leurs rôles, mais ne réalisent pas, ou ne veulent pas réaliser, que cette augmentation de la charge de travail est d’abord incohérente avec le nombre de crédits que les cours représentent, et donc la charge de travail théorique, ensuite une source de stress, de fatigue et d’épuisement. Nous devons en effet faire le travail qu’ils ne font pas et tout cela sans rythme, les professeurs ayant disparu de la circulation. Enfin, le travail en "autonomie" demande bien plus d’énergie que de se déplacer en présentiel dans un local. Nous devons d’une part produire notre connaissance, souvent avec une base très pauvre, et d’autre part comprendre cette connaissance que nous avons rassemblée, afin de créer un ensemble cohérent appelé "syllabus";

Je dresse comme constat que face à cette masse de travail, nous ne sommes pas tous logés à la même enseigne. Une amie à moi, Sherine, vit dans un appartement avec ses 3 frères et soeurs et sa mère. Contrairement au stéréotype, tout universitaire n’habite pas dans des villas 4 façades avec jardin. On se rend compte aisément que le confinement ne nous affecte pas tous de la même manière, ou nos priorités. Nous sommes confinés, mais nos privilèges ne le sont pas. J’ai un autre ami qui habite dans une maison mitoyenne, sans jardin ou parc proche. Tous les jours, il sort sur le pas de sa porte, s’assied sur les marches et profite du soleil, un instant de répit. Nous n’avons pas tous une maison à la campagne où nous pouvons déguster des cocktails sous ce beau soleil printanier. Il ne faut pas culpabiliser pour autant, ou faire culpabiliser. Il faut en prendre acte et lutter, être "solidaire" comme le dit Monsieur le recteur, et aider encore davantage ceux et celles qui parmi nous souffrent le plus de ce confinement. Il faut acter nos privilèges et agir pour permettre aux personnes qui ne les ont pas de pouvoir être logés à la même enseigne que les autres. Mon université a échoué dans cette tâche. L’augmentation de notre charge de travail à domicile couplée à un confinement compliqué exacerbe encore davantage les situations d’inégalités qui sont pourtant très présentes lorsque les individus sont confrontés à un travail à domicile. Selon des rapports de l’OCDE, le travail à domicile est le travail le plus inégalitaire qui soit. Comment faire en effet quand vous n’avez pas le luxe du silence pendant 5h ? Comment faire lorsque votre maison est petite et que vous devez partager votre chambre avec un proche ? Comment faire quand vous croulez sous la masse de travail et que vous devez produire vous-même la matière sur base de PowerPoint/syllabus, sur base de livres de 500 pages : les inégalités et privilèges déterminent notre confinement, et à plus long terme notre réussite, ou la réussite des moins privilégiés;

Je dresse comme constat que pour répondre à ces problèmes que l’on dit connaître quand le bon mot est plutôt imaginer, la direction de mon université nous renvoie sans cesse vers le Service Qualité de Vie des étudiants et le Service des Affaires sociales. Dans leur rhétorique ce service (surchargé) et les personnes fabuleuses qui y font un bon travail permettent d’effacer un problème. Ainsi, l’étudiant mentalement fatigué n’a qu’à contacter ce service, et un peu comme dans une mauvaise parodie d’Harry Potter, il ou elle retrouvera son énergie et son entrain d’avant le confinement. Sauf que cela ne marche pas comme ça, des étudiants fatigués, il y en a plus qu’on ne le croit et un suivi psychologique demande minimum deux semaines pour faire des effets (certains ne contactent pas les services par honte) et ne saurait apporter de résultats concluants avant la fin du confinement, qui coïncide dangereusement avec les examens de la mi-mai. Ces situations ne sont pas prises en compte lors des décisions des autorités, parce que dans leurs esprits, ils ont trouvé une solution à un problème, le faisant disparaître d’un coup de baguette magique, mais ce qu’ils ont fait c’est surtout reporter le problème dans un autre service, sans le gérer. Par ailleurs, un psychiatre, chef de service dans un hôpital, a été interviewé dans le 7/9 (émission radio), il expliquait que nous devions nous attendre à une augmentation de personnes en thérapie, et qu’il est probable que certaines personnes soient traitées pour du "stress post-traumatique". Mais non, pas les étudiants, ils n’ont pas le droit d’être malades, fatigués: ils ont leur Service Qualité de Vie. Tient-on également compte de la santé mentale des personnes de ces services, à qui on demande de recevoir la mal-être de tellement de personnes sans pouvoir exprimer le leur ?;

Les étudiants sont soumis et infantilisés

Je dresse comme constat que nous sommes encore et toujours soumis et infantilisés. Soumis aux professeurs tout puissants, infantilisés par la direction de l’Université de Liège, et des autres. Nous, étudiants, avons été priés d’attendre des décisions, de faire ce qu’on nous dit, nous ne sommes que peu associés aux processus décisionnels, et les étudiants qui nous représentent dans des institutions, quand ils ne sont pas consensuels et inconscients de leur(s) privilège(s) doivent se battre pour que nos voix fassent plus que résonner dans les cénacles, comme le Conseil des recteurs. L’Université nous forme à être critiques, mais que pense-t-on de notre esprit critique lorsque le rectorat de l’Université de Liège nous envoie des mails creux où tout ce qui transparaît c’est l’hypocrisie et la manipulation, des communications où les préoccupations du recteur ont, par ailleurs, été clairement identifiées : "ne pas avoir accès à son laboratoire est une occasion de lire, de réfléchir, d’imaginer" dit-il dans un mail du 19 mars. Visiblement le confinement n’est pas une occasion de s’investir dans ses enseignements;

Les sessions d’examens doivent être allégées

En ce qui concerne les examens, les dernières informations de ces derniers jours m’ont alerté. Certaines personnes, encore une fois, économiquement favorisées, préconisent d’organiser nos examens jusque mi-juillet. Là encore, il faut dresser des constats.

Je dresse comme constat que face à une fatigue de la population, le vieil argument néolibéraliste vit encore : travaillez, apprenez, tout ça pour le bien de notre économie, dit-on. Ce dont nous avons besoin, c’est de repos, de soutien, nous avons besoin que les impôts de nos aïeuls et le pays que nous avons construit, qui possède aujourd’hui l’infrastructure pour soutenir la population, nous soutienne, plutôt que de devoir soutenir notre pays une énième fois;

Je dresse comme constat que les sessions d’examens doivent être allégées pour faire face à cette fatigue d’une part et à cette difficulté de travailler d’autre part. Un système à l’anglo-saxon devrait être privilégié, c’es-à-dire, des essais à rédiger et à rendre 2 à 3 semaines après la date d’émission des questions. Oxford et Cambridge, ou même Harvard fonctionnent ainsi en grosse partie, en Littérature, en Ingénierie, en Médecine et dans d’autres domaines. Si cette méthode est appliquée, c’est avec la bienveillance et le bien-être. Cette solution est une méthode plus douce. Laisser tomber une partie des examens est aussi une possibilité, et dans mon utopie, c’est la décision à choisir pour tous nous rendre égaux face à ce confinement et à notre apprentissage. Mais là encore, on m’insultera de pourri qui souhaite juste avoir des vacances plus tôt, j’imagine qu’il s’agit là d’un privilège;

Je dresse comme constat que le président du Conseil des recteurs n’a aucune idée des impacts macro-économiques que représente la prolongation de la session d’examen jusqu’à mi-juillet. Le secteur (non-)marchand va s’en retrouver affaibli avec d’une part des postes à pourvoir et de l’autre des personnes qui n’auront pas l’occasion de gagner de l’argent. Bon nombre d’étudiants ont par ailleurs besoin de ces jobs étudiants, car si pour certains cela constitue un moyen d’obtenir de l’argent de poche pour ensuite se divertir, pour d’autres il s’agit d’un revenu qui mettra autre chose que des pommes de terre dans leur assiette. Le travail, encore pour beaucoup d’étudiants, reste un moyen de subsistance face à la pauvreté. Sans compter tous ces jeunes qui ont pris des engagements. Nous parlons de plus de 150.000 personnes concernées;

Les examens doivent être personnalisés, c’est très clair, mais ils doivent se faire surtout pour confirmer que mes comparses et moi-même avons bel et bien appris quelque chose. Selon moi, si le professeur ne nous a rien appris, il n’y a rien à évaluer. Un examen, pour rappel, est une procédure permettant de valider et vérifier que des personnes ont bel et bien atteint des objectifs préalablement fixés. Aujourd’hui, le grand défi de l’institution de l’enseignement supérieur, c’est soit d’avoir le courage d’une part de reconnaître qu’elle ne fait ni assez, ni n’atteint ses objectifs, et d’autre part qu’elle doit être clémente; soit se terrer dans son terrier, ou sa tour d’ivoire, et nous blâmer pour le travail qu’elle n’aura pas effectué, ne pas tenir compte des inégalités, les balayer d’un revers de la main et proclamer, sur l’autel de la réussite, notre échec.

Bienvenue dans mon monde

Ce constat est long. J’espère que vous avez pu voir mon monde, mon quotidien, et celui de tellement de personnes. En guise d’au-revoir citons, Alain Accardo : "[E]n définitive toute la liberté du sujet humain se résumait à souscrire aux décrets de la Providence. Il n’en serait pas moins que l’ordre présumé divin était aussi l’ordre ratifié par la volonté des hommes et que, chacun étant présumé libre, chacun était du même coup responsable de son sort, bon ou mauvais. […] [L]a souffrance des hommes trouvaient [sa] source dans le mauvais usage de la liberté, donc dans l’âme humaine dévoyée et aliénée par les concupiscences. En conséquence, pour instaurer plus de justice dans les rapports humains, la seule action réformatrice possible et concevable était de se changer soimême et non pas de chercher à changer le monde environnant. Il était logique qu’en se développant, la critique sociale des inégalités et de l’injustice s’attaquât à cette thèse ultrasubjectiviste, dont le résultat le plus sûr était de culpabiliser les victimes, ce qui a toujours été et demeure un moyen efficace de légitimer l’arbitraire. […] Le 'laisser-faire' cher au libéralisme n’est jamais en réalité qu’un laisser-jouir pour les 'élites' et un laisser-croupir pour les 'masses'. D’où le cri farouche des tribuns révolutionnaires : 'Nous voulons la justice et nous n’avons que faire de votre charité'." (Accardo, Alain. Pour une socioanalyse du journalisme. Agone : Marseilles (2017). 2ème édition).

Prenez soin de vous, j’espère que nos malades guériront rapidement.

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