J’ai mal aux vieux
- Publié le 22-04-2020 à 13h55
- Mis à jour le 04-05-2020 à 11h37
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Une opinion d'Isabelle Meeûs-Michiels, aumônière à la prison d'Andenne, volontaire en maison de repos et de soins, ex-cadre en institutions du secteur du handicap et co-auteur d'un livre sur Etty Hillesum aux éditions Nouvelle Cité.
"Sous les fleurs de cerisier
Grouille et fourmille
L’humanité"
Issa Kobayashi
J’ai pour nos aînés une infinie tendresse. Elle remonte à l’enfance, inoculée peut-être à l’âge de mes quatre ou cinq ans, lorsque mes parents m’emmenaient rendre visite au couple de mes arrière-grands-parents dans un modeste deux-pièces qui sentait l’affection. Un baromètre avec deux personnages, un petit monsieur et une petite madame, y retenait mon attention.
J’ai pour les vieux une infinie tendresse. Ils m’attirent. D’aussi loin que je me souvienne, être près d’eux m’a toujours semblé un privilège. Leur magnétisme était pour moi ailleurs que dans leurs visages parcheminés ou leurs mains déformées… Il résidait - je peux le nommer aujourd’hui - dans cette symbiose d’âmes, cette communion d’être à être qui se passe de mots et s’éprouve dans la présence. Le grand et le bas-âge ont des affinités naturelles. Ils ont en commun de n’avoir plus ou pas encore de personnage à tenir. Ils peuvent intuitivement se rejoindre. À l’instant où j’écris, des pétales de fruitiers portés par le vent volent devant ma fenêtre et je me dis : voilà… peut-être est-ce dans cette porosité-là, au présent, que l’enfance et la vieillesse se retrouvent, que se noue leur complicité.
Un joyau
Il y a dans ma vie une vieille dame en particulier qui a beaucoup compté. Elle aurait eu cent ans cette année. Elle a vécu à la fin de sa vie plus d'une décennie dans une maison de repos. Presque chaque jour, durant toutes ces années, sa fille, qui était ma mère, parcourut à pied dix kilomètres pour la visiter, passer avec amour le peigne dans ses fins cheveux blancs, veiller à aérer sa chambre, avoir un œil attentif aux soins qu’elle recevait pour son escarre ou ses autres maux, échanger des nouvelles, et vers la fin l’accompagner à l’heure de certains repas devenus plus difficiles. Quant à moi, l’aînée de ses petits-enfants, empêchée par l’éloignement géographique de la voir aussi souvent que je le désirais, j’ai noirci pendant sept années les pages d’un cahier, sorte de visite ininterrompue par les mots, pour être aux côtés de cette grand-mère aimée jusqu’au bout de sa longue transhumance…
Ma vieille grand-mère ne savait plus quand elle avait perdu son mari. Elle s’animait aux visites de ses deux enfants, se souvenait de ses six petits-enfants, un peu moins de ses seize arrière-petits-enfants. Un jour, deux ans avant sa mort, cette petite dame extraordinairement quelconque, entendez ce joyau, est devenue arrière-arrière-grand-mère. Cinq générations de filles ! Cela ne fit pas la une de l’actualité, mais quand elle tint dans ses bras son arrière-arrière-petite-fille, la joie de son cœur et des nôtres valait plus que les gros titres de tous les journaux. Un jour aussi, son corps usé jusqu’à la corde, naufragé, son corps noueux, chargé de passé arriva en bout de course. C’était l’automne. Elle avait nonante-six ans…et demi. Un chêne qui tombe ensemence une forêt. On entoura son départ de tous les égards. Sa dépouille nous fut enlevée. Son corps, elle l’avait donné à la science. Autour du vide de ce corps et du plein de son âme, au cœur de l’Eglise, chacun d’entre nous s’est avancé, les quatre générations de sa postérité, du plus petit jusqu’au plus grand. Une rose blanche à la main, nous avons composé un bouquet somptueux. Durant l’office, près de l’autel, un papillon virevolta.

Un cri d'indignation
J’écris ces mots au passé, pourtant je les voudrais tellement écrits au présent. Je les voudrais au présent pour les fils, les filles, les époux et les épouses, les petits-enfants, frères et sœurs qui aujourd’hui, dans ce contexte sanitaire d’exception, doivent se séparer d’un être aimé mort en maison de repos ou à l’hôpital. J’écris ces mots le cœur serré. Je ne sais ce qui de la tristesse ou de la colère tient ces jours-ci le plus de place en moi depuis qu’un virus invisible est passé par là, que "cinq lettres et deux chiffres" ont fait basculer notre monde dans le scénario de l’impensable.
Que nous arrive-t-il à ne plus pouvoir rendre visite à nos vieux, à ne plus pouvoir les veiller, les entourer dans leurs derniers moments, leur dire au-revoir, les accompagner en communauté par les rites séculaires dont les humains entourent les leurs depuis la nuit des temps ? Derrière les fenêtres des maisons de repos et résidences se jouent en ce moment des drames silencieux. Que j’ouvre les yeux ou que je les ferme, ce silence me déchire. Le 7 avril, en lien avec la crise en cours, le directeur de la fédération d’UNESSA a parlé des maisons de repos comme de bombes sanitaires à retardement. Les informations en provenance de diverses sources nous en disent trop ou pas assez. Les images choquent. Des témoignages de familles ou de soignants lourdement éprouvés, des reportages interpellants, le service médical de l’armée appelé en renfort à plusieurs endroits de notre pays… Dans la mêlée, des interventions de tous ordres qui visent à expliquer ou à rassurer, une confusion qui avive l’inquiétude plus qu’elle ne crée l’apaisement… "On" paraît dépassé. La situation ne devient-elle pas hors de contrôle ? Difficile de démêler le vrai du faux. Les chiffres alertent, les circulaires se succèdent et un vocabulaire nouveau envahit notre esprit et modifie nos comportements (gestes barrières, distance sociale…). Tout cela dresse un mur derrière lequel les visages de nos aînés, leurs beaux visages uniques et singuliers, se cachent. Les écrans et relevés statistiques élèvent une forteresse qui me paraît infranchissable et derrière laquelle je redoute que leurs peurs, leurs angoisses et leurs souffrances soient étouffées. On me calmera, me dira que j’exagère, que personne n’a choisi cette situation, qu’elle est inédite et difficile pour tout le monde, qu’il faut "faire avec", que des alternatives magnifiques s’organisent. D’autres ajouteront qu’il n’a pas fallu l’interdiction des visites pour que nos aînés souffrent à en mourir de solitude, que la crise actuelle révèle plus qu’elle ne les crée les douloureux constats qui nous sautent à présent aux yeux. Et même s’ils n’ont en un sens pas tort, rien de tout cela au fond ne parvient à éteindre mon indignation. Car au confluent de la tendresse et de la colère, c’est bien d’un tel cri qu’il s’agit !
Leurs visages et leurs voix me poursuivent
C’est que je pense à Picou, séparée de Camille, son époux qui souffre d’une maladie neurodégénérative. Lui vit en maison de repos et de soins à Bruxelles, elle en appartement. Soixante-cinq ans de mariage ! Au temps d’avant la pandémie, la vie de Picou - c’est le diminutif que son père lui a donné enfant - était rythmée par les visites journalières qu’elle rendait à son homme. Aujourd’hui, ils ne peuvent plus se voir. Séparés pour la première fois de leur vie ! Camille n’est plus capable d’échanges téléphoniques. Alors Picou s’est mise à la tablette qu’elle a reçue de son fils. Elle reçoit d’un personnel dévoué et créatif des nouvelles : photos, mails et gazette du home sur Facebook. Mais que comprend son mari de son absence qui se prolonge ? Quand cela cessera-t-il ? Comme il vient un moment où il n’y a plus rien à nettoyer chez elle, Picou s’occupe en faisant des mots mêlés. Camille la reconnaîtra-t-il encore ?! Peut-être est-ce mieux qu’il ne se rende pas compte de tout ce qui est en train de se passer, en vient-elle à se dire…
Je pense aussi à François, veuf, nonante-six ans, l’esprit alerte et en contact téléphonique régulier avec une nombreuse famille très soutenante, confiné en maison de repos du CPAS dans une chambre de 16 mètres carrés dont il ne peut plus sortir. Il me disait hier au téléphone que lorsqu’il voit maintenant arriver les plateaux-repas, il a de moins en moins envie d’y toucher. Où trouver l’appétit quand manger est par excellence un acte social ? Les jours de grand bleu, il ne peut plus descendre faire quelques pas au jardin dans l’enceinte de l’établissement, alors qu’il voit à la TV tout le monde se promener. En 1943, à dix-neuf ans, François a été convoqué au travail obligatoire en Allemagne. Déporté, il a travaillé deux ans en usine, a connu les bombardements alliés sur Berlin. Six de ses quinze compagnons belges de dortoir n’ont pas eu la chance de rentrer vivants au pays. De l’air ! La fenêtre de sa chambre, comme dans beaucoup d’autres résidences, ne peut s’ouvrir qu’en oscillo-battant. Impossible de l’ouvrir autrement sans avoir une clé. Sécurité oblige, seul le personnel occupé à d’autres priorités en dispose. Ce 12 avril, François a entendu aux nouvelles de midi l’annonce de la Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen : les contacts des seniors avec leur environnement, notamment ceux qui vivent en maison de retraite, vont devoir rester limités au moins jusqu'à la fin de l'année. François a bien compris. Journal télévisé dévastateur pour le moral ! Pourquoi se battre encore? Au crépuscule de sa vie, n’ayant commis d’autre "délit" que celui d’être encore en vie, François a l’impression d’avoir pris perpète. La guerre ne l’a pas tué. Si le Covid ne le tue pas, la tristesse, l’ennui et l’isolement s’en chargeront-ils ? Jusqu’ici le souvenir des lilas et des magnolias du jardin qu’il avait autrefois et la grâce d’une hirondelle de printemps l’aident encore à tenir...
De la confusion à l'effroi de l'impuissance
Cette crise nous a pris de court. La Chine était loin. Nous nous sentions à l’abri. Entre effarement et affolement, flottements, tergiversations et manque cruel de moyens (insuffisance de tests de dépistage, pénurie de matériel de protection…) a-t-on pris suffisamment la mesure de ce qui arrivait ? Pour protéger les aînés, considérés comme groupe à risque, il est décidé avant la mi-mars que seul le personnel est autorisé à être présent dans les structures d’hébergement. On découvre ensuite que, parmi ceux-là mêmes qui soignent et encadrent les pensionnaires, certains sont devenus vecteurs de contagion. Ebranlement de conscience pour les uns, tragique sentiment d’être pris au piège pour les autres. Quadrature du cercle ? En raison d’un absentéisme grandissant des travailleurs malades ou en écartement préventif et du spectre de l’atteinte d’un seuil critique, l’AViQ, en lien avec le Forem, recherche des renforts urgents en personnel et lance un appel aux professionnels de l’aide et de la santé. Une "plate-forme solidaire wallonne" est créée début avril pour aider à ce recrutement. Dans certains établissements, la précieuse ressource de nouveaux travailleurs arrive et participe à assurer la continuité des missions. Changements indispensables et plus que bienvenus, mais aussi afflux de nouveaux visages qui brouillent davantage encore les repères de vie journalière de résidents parfois déjà très désorientés. Dans le même temps, la situation sanitaire de certains établissements continue de s’aggraver et devient catastrophique. Le malaise grandit, la peur aussi qu’il ne soit déjà trop tard pour endiguer le mal. Les morts dans l’anonymat se multiplient, l’impuissance du personnel et le désarroi des familles aussi. D’aucuns parlent d’un tsunami. On élève le regard pour se dire que la situation est pareille ou plus grave hors de nos frontières. Certaines manchettes donnent froid dans le dos. Mais le pire n’a jamais consolé…

Entre sentiment d'abandon et cas de conscience
En lien avec le risque régulièrement évoqué de saturation des unités de soins intensifs et de débordement des capacités hospitalières, les résidents entendent marteler dans les médias que les soignants appliquent les mesures thérapeutiques sur base de l’évaluation des chances de survie des patients. Certes, il est déjà d’usage en temps normaux que les soignants fassent usage de critères de triage (score de fragilité, comorbidités…). Toutefois, pour le grand public et en particulier pour nos aînés, pour les personnes dépendantes et leurs proches, ces rappels sont anxiogènes, ils nourrissent des peurs très archaïques et entraînent un puissant sentiment d’abandon. Les soignants quant à eux redoutent de se trouver devant des choix éthiques insurmontables, à savoir de ne plus pouvoir accepter de patients qui auraient néanmoins tiré bénéfice, en d’autres temps, de supports vitaux. Même s’il existe des préconisations pour encadrer de tels processus décisionnels, ces choix délicats restent humainement très difficiles à poser et à assumer. À leur place respective, soignants et personnes âgées portent une charge mentale et morale extrêmement lourde…
Sevrés de l'essentiel ?
Dans l’actualité complexe et agitée que vivent les structures d’accueil de nos aînés, face aux multiples messages qui circulent, aux mesures tardives, parfois paradoxales ou incohérentes qui se prennent, comment ne pas être inévitablement troublés, inquiets ou horrifiés ? Cette traversée est traumatique. Que disent nos politiques de leurs priorités et que disons-nous de nous-mêmes au travers des options qui se prennent pour nos parents et grands-parents ? Une question lue récemment m’a percutée : jusqu’où nous faudra-t-il arrêter de vivre pour ne pas mourir ? Nous affirmons vouloir les protéger. De quoi les sauvons-nous si pour les prémunir d’un mal, la mort physique, nous les exposons à un mal plus redoutable encore peut-être, celui de l’inappétence de vivre, la mort "existentielle" ? Ne prenons-nous pas en ce moment le risque d’offrir à nos aînés une mort lente en les "aff-(âme)-ant", en les sevrant de l’essentiel ? Le syndrome clinique de glissement bien connu en gériatrie nous le rappelle. Au bout d’une réclusion prolongée, en serons-nous réduits à compter les rescapés ? On sait combien se maintenir en mouvement ou être touché sont des besoins fondamentaux, combien être en lien, inclus et se sentir en sécurité sont des besoins vitaux. Enfin, ne savons-nous pas aussi combien la mort, acte solitaire par excellence, est d’autant plus humaine qu’elle concerne, implique et convie la communauté ?…

Des humains pétrifiés
La ville antique de Pompéi, située au cœur de la riche plaine volcanique de la Campanie, était qualifiée par les Romains de "Terre des dieux". En 79 de notre ère, le Vésuve situé à la jonction de deux plaques tectoniques se réveille, gronde et crache un déluge de cendres et de pierres ponces après trois siècles de sommeil. On parle d’une explosion mille fois plus puissante que celle qui a anéanti Hiroshima, une des plus grandes catastrophes naturelles de l’Antiquité dont les Lettres de Pline le Jeune à Tacite nous rapportent le minutieux témoignage. Des habitants de Pompéi qui n’ont pu fuir à temps n’ont pas échappé à une des nuées ardentes qui a dévalé à une vitesse fulgurante les flancs du volcan. Ils sont tués par la chaleur qu’elle dégage. Issus de toutes classes sociales, ils sont littéralement pétrifiés, figés dans la position où la mort les a surpris. Mais voilà que la forme du corps de plusieurs victimes est préservée sous forme de cavité dans la cendre solidifiée. A la fin du 19e siècle, grâce à l’idée géniale de l’archéologue Giuseppe Fiorelli de faire couler du plâtre dans ces cavités, des moulages bouleversants de ces hommes, femmes et enfants ont pu être réalisés.
Pourquoi ces émouvantes statues humaines me rejoignent-elles soudain au cœur de la déferlante que nous vivons ? Certes, une épidémie n’est pas une éruption volcanique et le lecteur verra dans cette métaphore les liens qu’il voudra! Mais, comme à Pompéi, chacun de nous n’a-t-il pas été saisi et comme figé dans l’état et le lieu où il se trouvait par cette crise sanitaire et par les mesures de restrictions de nos libertés qui lui ont été imposées : infirmier, commerçant, boulanger, professeur, artisan, pompier, étudiant… célibataire, en couple, en communauté ou colocation, jeune ou vieux, riche ou pauvre ? Et davantage encore : n’avons-nous pas aussi été saisis dans la forme et les ressources intérieures où nous a trouvés ce confinement ? Si elles pouvaient parler, que diraient nos "sculptures" ?

Je nous regarde statufiés, pétrifiés dans le tiraillement que crée en nous l’urgence éthique de la situation sanitaire vécue en maisons de repos. Celle-ci nous creuse en profondeur. Plongés dans un douloureux dilemme, nous ne savons plus comment ni de quoi protéger nos aînés… C’est inextricable. Acculés à une forme d’impuissance, nous cafouillons, avançons à tâtons, et devons nous résoudre à des solutions bancales. L’épicentre du séisme ne se trouverait-il pas précisément au cœur de cette irréductible béance ? Notre conscience humaine s’en trouve profondément remuée, labourée. Face à cet inconfort qui confine quelquefois à l’insupportable, la tentation d’ignorer ou d’escamoter la délicatesse de la question est grande. Pour réduire la tension, échapper au vertige. Mais le réel résiste aux réponses simplificatrices. Il nous oblige à marcher sur un chemin de crête, celui-là même qui nous fait si peur…, celui-là même qui honore cependant si grandement notre responsabilité, à condition que nous nous y engagions.…
Quelques mois avant sa mort à vingt-neuf ans au camp de concentration d’Auschwitz, la jeune Etty Hillesum écrivait dans une lettre à ses amis ce cri à haute valeur testamentaire : "Tenez fermement vos positions intérieures…". Et si cette invite nous était plus que jamais adressée ? Si nos sculptures, saisies par la brûlante actualité, exprimaient au-delà du cataclysme la fragile beauté de notre humanité et l’urgente nécessité de la cultiver ?
Je dédie ces mots à Camille (†) et à Picou, à François, et à tous leurs semblables.
Qu’ils leur tiennent lieu de révérence…