De quoi la médiocrité de notre politique est-elle le nom ?

Une opinion de Jean-Sébastien Philippart, philosophe. L’impréparation, le bricolage ou l’improvisation de nos dirigeants ne sont pas les effets d’une conjoncture, mais ceux d’un imaginaire doctrinal qui réduit la pratique politique à des platitudes asphyxiantes.

Contribution externe
De quoi la médiocrité de notre politique est-elle le nom ?
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Une opinion de Jean-Sébastien Philippart, philosophe.

L’impréparation, le bricolage ou l’improvisation de nos dirigeants ne sont pas les effets d’une conjoncture, mais ceux d’un imaginaire doctrinal qui réduit la pratique politique à des platitudes asphyxiantes.

Devant l’absence d’anticipation et les manquements grossiers de l’État, il ne suffit pas d’affirmer que le passé est passé. Car le passé ne passe pas et penser à l’avenir n’a de sens que si nous diagnostiquons les causes structurellement à l’œuvre.

À gauche, les intellectuels mettent en cause le "néolibéralisme". Ils le font avec raison, à condition d’être au clair sur le concept. Car le néolibéralisme est un agencement tordu, particulièrement tordu (Pour une remarquable étude sur l’historicité du concept, cf. Grégoire CHAMAYOU, La société ingouvernable, Une généalogie du libéralisme autoritaire, Paris, La Fabrique, 2018, 326 p).

Le néolibéralisme, une définition

À l’instar du libéralisme, le néolibéralisme croit que la libre concurrence motivée par le profit constitue la condition d’une croissance optimale. Mais, tirant la leçon des mouvements contestataires (années 60), le néolibéralisme ne croit plus en l’émergence spontanée des marchés : ceux-ci doivent être créés artificiellement.

La stratégie va consister à retourner l’État contre les institutions publiques. L’État, sous sa forme bureaucratique, doit s’employer à planifier la logique du rendement. Paradoxalement, le néolibéralisme s’empare du pouvoir étatique pour détruire la puissance publique et instituer de cette manière, en tout lieu, les conditions d’un marché dérégulé au possible.

Le néolibéralisme éclate donc dans l’alliance entre bureaucratie intraitable et marché débridé.

La radicalisation économiste

En matière de politique sociale, l’imaginaire néolibéral produit une "pensée" sans moyen ni profondeur. Une non-pensée obnubilée par les coupes budgétaires détricotant l’espace public, dont les morceaux peuvent être investis par leur marchandisation.

Ainsi, la petite musique de la non-pensée consiste-t-elle à amalgamer dépenses et déficit publics. L’État doit être placé par principe sous la tutelle permanente de la rigueur. Pour la non-pensée, faire de l’économie, c’est faire des économies. L’efficience comme mot d’ordre : un minimum de moyens et/ou de coûts pour un maximum d’effets (mais lesquels ?). C’est pourquoi, au nom du flux tendu, on ne renouvellera pas les stocks stratégiques.

Le langage de la non-pensée est dès lors un discours autoritaire : réalisme, rationalisation et pragmatisme ne souffrent a priori aucune discussion. Le dispositif néolibéral constitue le degré zéro du politique.

Les effets de la non-pensée

Face à la pandémie, sans doute le confinement était-il un mal nécessaire. Mais abandonné à la non-pensée de l’efficience, il ne pouvait en résulter qu’un non-sens écœurant. Faute de moyens et de discernement, le confinement aveugle devait exposer tout spécialement à la maladie celles et ceux dont l’activité était considérée comme essentielle : personnel soignant et petites mains.

Retournant l’absence de moyens et d’analyse en une austérité systémique, la non-pensée devait multiplier les angles morts : centres d’hébergement, centres fermés, prisons, hôpitaux psychiatriques, restaurants sociaux, foyers pour personnes handicapées, maisons de repos…

Enfin, absorbée par l’imaginaire du travail abstrait de l’homme des bureaux, la non-pensée devait mécaniquement mettre l’accent sur le télétravail, à titre substitutif.

La production de l’homme moyen

Le rituel médiatique et quotidien où s’annoncent les chiffres et les graphiques fonctionne alors à titre de cache-misère. Il donne l’impression froide de la maîtrise. C’est qu’il s’agit bien, pour tout pouvoir, là où il se sent impuissant, de faire impression.

Dans le contexte néolibéral de la performance, a fortiori lors d’une crise, se mobilise donc la foire aux experts. Contrairement au chercheur, la "vérité" est la propriété de l’expert : celui-ci est autorisé à monopoliser la parole. (Toutefois, rien n’empêche qu’un scientifique puisse, dans l’espace public, revêtir la posture de l’expert.) Confronté aux expertises, le citoyen n’a pas grand-chose à dire.

Peu importe que les expertises se contredisent : en focalisant et fabriquant l’attention, la mise en scène de l’expertise impressionne les individus. Ceux-ci s’appréhendent comme du matériel statistique situable sur des courbes. Le règne de l’expertise, c’est la production de l’homme des moyennes, du citoyen moyen qui se vit passivement comme interchangeable. Du citoyen prédisposé à la standardisation des pratiques et à la normalisation des comportements.

La non-politique de responsabilisation

L’approche rigoureusement quantitative du confinement devait ainsi ignorer, également, la vie psychique des individus. Mais cette négligence allait se monnayer sous la forme d’un leurre : l’appel gouvernemental à la "responsabilisation" de tout un chacun. En réalité, la "responsabilisation" est la traduction immédiate du renoncement à la prise en charge collective ou institutionnelle, tel que l’on peut surcharger les individus des manquements sociaux, en délestant le pouvoir par une politique de culpabilisation et concurrence entre groupes.

L’héroïsation d’une catégorie de la population, applaudie chaque soir, vient confirmer tragiquement la production du citoyen moyen. Isolé de l’appui institutionnel, celui-ci compte de loin sur l’exemplarité sacrificielle, encouragée par nos dirigeants.

Comme le citoyen moyen est rendu passif, la rhétorique de la responsabilisation (participant à la paralysie) va créer l’appel d’air nécessaire à la mise en place de procédures et à leur adhésion. Suivre des procédures donne au citoyen moyen l’impression d’agir. Ainsi peut-on nous vendre le traçage numérique comme un système fonctionnant sur base « volontaire ». Nous retrouvons ici le projet de conjonction spécifiquement néolibérale entre bureaucratie d’État et opérateurs privés. (Le pouvoir captivé par les performances technologiques n’organise pas sciemment, ici, la marchandisation de la santé, mais il n’a rien à objecter lorsque la possibilité d’une telle marchandisation s’invite spontanément dans le processus.)

Le cercle vicieux de l’impuissance

Le citoyen est au carrefour d’une horizontalité — la condition partagée avec ses concitoyens — et d’une verticalité, celle du pouvoir exercé. Aussi, lorsque le pouvoir fait sentir son impuissance dans la mauvaise foi, les relations entre citoyens s’en trouvent affectées. Le sentiment de dénuement tourne à la défiance à l’égard de soi, des autres et du pouvoir. Cette défiance est l’occasion d’un rappel à l’ordre, d’un renforcement de la normalisation et de la répression, monnayée par la désignation de catégories réfractaires à la pédagogie d’État.

Au fond, les platitudes de la non-pensée néolibérale compriment un espace indispensable. Celui de la confiance entre nous.

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