Quand une menace oblitère l’autre : du terrorisme islamiste en régime de pandémie et de la nécessité de refaire nation

Contribution externe
Quand une menace oblitère l’autre : du terrorisme islamiste en régime de pandémie et de la nécessité de refaire nation
©AFP

Une opinion de Jean-Yves Donnay, sociologue et secrétaire général de l’Association belge francophone de sociologie et d’anthropologie. L’auteur s’exprime ici à titre personnel (jydonnay@hotmail.com).

Le 4 avril 2020, la ville de Romans-sur-Isère, dans la Drôme, était victime d’une attaque terroriste. Abdallah Ahmed-Osman, homme de 33 ans, de nationalité soudanaise, émigré en France en 2016 et ayant obtenu le statut de réfugié en 2017, attaquait au couteau sept personnes, dans un bar-tabac d’abord, dans une boucherie ensuite, dans la rue enfin. Le bilan est lourd : deux morts et cinq blessés, dont trois grièvement. Le suspect a été mis en examen des chefs d’assassinats et tentatives d’assassinats en relation avec une entreprise terroriste. Interpellé alors qu’après son forfait il était retrouvé en train de prier à même le trottoir (l’agresseur présumé est de confession musulmane), les premières déclarations de l’assaillant indiquèrent qu’il se sentait "très mal depuis plusieurs jours" et qu’il avait le sentiment d’être "épié" dans le cadre du confinement lié à la pandémie de Covid-19.

Sans minimiser les potentiels effets psychologiques des mises en quarantaine, a fortiori globales, et sans dénier la complexité des motivations des passages à la violence terroriste, notons cependant que le parquet national antiterroriste a retrouvé au domicile de l’auteur de l’attaque des documents manuscrits à connotation religieuse, a priori écrits par lui, dans lesquels l’auteur des lignes se plaint de vivre dans un pays de mécréants. En outre, selon des témoins cités par la radio France Bleu Drôme Ardèche, Abdallah Ahmed-Osman aurait crié "Allahu akbar" en se précipitant sur ses victimes, apostrophant l’une d’entre elles en lui demandant si elle était musulmane. Enfin, pour expliquer son geste, l’auteur aurait également indiqué aux enquêteurs avoir "pété les plombs" avant de se sentir "en ligne avec la religion une fois qu’il avait terminé [ses agressions à l’arme blanche]".

Du terrorisme islamiste ? Ne pas verser dans une posture de dénégation !

Si, à ce stade de l’instruction, aucune forme d'allégeance à une organisation terroriste de matrice islamiste n'a été retrouvée chez le suspect, tout se donne à voir toutefois pour raisonnablement penser que l’attaque perpétrée dans la Drôme a très probablement quelque chose à voir avec le jihadisme terroriste. Ainsi, indéniablement, le mode opératoire présente un air de famille avec les attentats de proximité (on tape à l’aveugle !) théorisés par Abou Moussab al-Souri, l’agent des relations publiques d’Oussama ben Laden. Surtout, là où d’aucuns auraient été tentés de voir en cette période de pandémie un moratoire à toute attaque terroriste, ceux-là en sont pour leurs frais. Alors que les activités opérationnelles de l’organisation terroriste État islamique ne baissent dans aucune partie du monde (Sahel, Afrique centrale, Afghanistan…), le numéro 226 de son principal hebdomadaire en ligne, al-Naba, détaille l’opportunité d’attentats à l’heure du confinement, singulièrement à l’encontre des commerces restés ouverts, peu susceptibles d’être protégés par les forces de sécurité puissamment mobilisées par l’effort de soutien aux politiques de lutte contre le Covid-19.

Le monde politique et le réel

Comment le politique qualifie-t-il ce qui s’est passé à Romans-sur-Isère ? Aux éléments de connaissance et aux données d’information, nos démocraties libérales répondent des éléments de langage : un "acte odieux" pour Emmanuel Macron, le chef de l’État, de la "barbarie et de la lâcheté" pour Laurent Wauquiez, le président (Les Républicains) du conseil régional d’Auvergne-Rhône-Alpes, personnage dont on ne peut suspecter de quelconques accointances avec la gauche relativiste pro-islamiste, un "crime horrible, bien sûr, quoi dire d’autre ? Je ne sais pas !" pour Jean-Luc Mélenchon, le président du groupe "La France insoumise" à l’Assemblée nationale. À chaque attentat du même type : les mêmes ritournelles. Parfois dictées par la crainte de diagnostics prématurés. Souvent par un esprit de pusillanimité. Rompant avec la geste hollandienne qui, au pouvoir, influencée par les thèses nihilistes d’Olivier Roy, n’a jamais été en mesure de prononcer le mot "islamisme", Olivier Faure, le premier secrétaire du Parti socialiste, s’est autorisé – pour sa part – à dénoncer un "nouvel attentat d'un fanatique islamiste" : en cela, son propos dénotait celui des représentants de partis du spectre politique démocratique. (…) Bref, comment expliquer que la grande majorité de nos élites – qu’importe leur nature (politique, médiatique, académique…) – ait le plus grand mal à dire que le réel a bien eu lieu ?

Le politiquement correct

Dans son essai sur la respectabilité politico-médiatique (Cerf, 2019), le sociologue Mathieu Bock-Côté définit le politiquement correct comme "un dispositif inhibiteur ayant pour vocation d’étouffer, de refouler ou de diaboliser les critiques du régime diversitaire [i.e. l’ordre socio-politique qui ne peut imaginer en d’autres termes que ceux de la plus-value la différence culturelle au sein des sociétés occidentales contemporaines] et […] d’exclure de l’espace public tous ceux qui transgresseraient cette interdiction" (pp. 32-33). Pour l’intellectuel québécois, le politiquement correct est le noyau idéologique du régime diversitaire. Admettons. En conséquence, nommer explicitement d’islamiste l’attentat terroriste de la Drôme, c’est toujours un peu courir le risque d’être taxé d’"islamophobe", slogan dont on ne remerciera jamais assez la promotion par la mouvance idéologique des Frères musulmans (Ikhwani). Pour le personnel politique, cela peut être aussi (en attestent des enquêtes dans les anciens bastions communistes) craindre la perte de clientèles électorales peu enclines à lire la réalité sociale dans les termes du radicalisme religieux : la démocratie représentative s’inscrit ici dans l’hypercapitalisme.

Les territoires conquis de l’islamisme

En réduisant le vocabulaire disponible, le politiquement correct nous condamne à voir notre espace mental rétrécir. Évènement monstre, la crise sanitaire liée au Covid-19 nous rend en outre peu sensibles aux autres menaces qui continuent de fragiliser les démocraties libérales. Or, plus que jamais, ces menaces ne doivent cesser d’être pensées. Dans Les territoires conquis de l’islamisme (PUF, 2020), le politologue Bernard Rougier et son équipe – collectif dont le méritant positionnement épistémologique entérine l’autonomie du religieux par rapport au social – ont magistralement (nous soulignons) démontré comment, au cours des deux dernières décennies, certains quartiers européens ont été puissamment travaillés par des entrepreneurs religieux (émanant des quatre variantes de l’islamisme, en lutte permanente pour l’hégémonie sur le corpus religieux : Ikhwani, Tablighi, Salafi, Jihadi) dont la finalité est de "dissocier les musulmans de leur citoyenneté politique, soit sur un mode violent (position du jihadisme), soit sur un mode piétiste et ostentatoire (position du salafisme et du Tabligh)" (p. 26).

Imprégnation idéologique islamiste

À ce stade de l’enquête, Abdallah Ahmed-Osman ne semble pas avoir été en contact physique avec un quartier à tonalité islamiste (petit élément de contextualisation : au tournant du XXIe siècle, Romans-sur-Isère fut en France un haut lieu du salafisme de type quiétiste) : cela ne valide toutefois en rien les analyses psychologisantes en termes de "loup solitaire". Ainsi, bien que Rougier place au centre de son modèle d’analyse la notion géographique d’espace, il n’en reste pas moins que l’idéologie islamiste garde une certaine performativité au-delà du quartier. Pour les services antiterroristes, le suspect présenterait un profil hybride : probablement psychiquement fragile (l’expertise psychiatrique est en cours), très certainement sensible à l’imprégnation idéologique islamiste. De son côté, convoquant une catégorie propre à la Guerre froide, l’analyste Claude Moniquet (European Strategic Intelligence and Security Center) y voit un jihadiste "non-aligné" : un homme motivé par l’idéologie jihadiste ou ayant agi sous l’influence de sa propagande, mais n’appartenant pas formellement à une organisation. Quoi qu’il en soit, ce qui est sûr, c’est la montée en puissance de l’indétectabilité de la menace terroriste islamiste.

Renouvellement du lien de citoyenneté

Attendu que la diffusion de la prédication islamiste est depuis quelques années à son acmé, il est aujourd’hui de notre responsabilité, sans barguigner, d’énoncer explicitement les conditions de possibilité des conversions idéologiques qui poussent potentiellement nos sociétés à la fragilisation, pour ne pas dire la fracturation, du lien politique noué entre les citoyens. Rougier nous en donne la voie, saisissons-la. Sans quoi la novlangue et l’impéritie qui nous conduit à en faire usage nous embuera au point de compromettre la souveraineté de ce que Dominique Schnapper appelle la "communauté des citoyens" : la nation. Ne perdons pas de vue que les premières subjectivités travaillées par les idéologies islamistes sont celles des musulmans eux-mêmes, croyants ou non. Aussi, dès l’instant où une partie de la communauté nationale est mise sous tension par ces discours mortifères, il est de notre devoir de réaffirmer le principe d’indivisibilité de cette entité et d’œuvrer à la "renationalisation des démocraties" que Pierre Rosanvallon appelle de ses vœux...

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