L'histoire de Madame T est la preuve que les visites de proches en maisons de repos et de soins sont parfois vitales
Publié le 28-04-2020 à 10h49 - Mis à jour le 28-04-2020 à 16h13
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Le témoignage d'une éducatrice dans une maison de repos de la province de Liège.
Madame T. est une personne âgée de 90 ans, veuve, maman de trois enfants.
Elle a un grand besoin de contact. Le Cantou (lieu de vie pour les personnes désorientées en Maison de repos et de soin) le lui apporte ainsi que sa famille qui vient tous les jours pour l’emmener boire un verre à la cafétéria ou à l’extérieur de l’établissement.
Malheureusement, en cette période de confinement dû au Covid19, Madame T. reste dans sa chambre comme tous les autres résidents.
Elle ne sait plus se mobiliser seule depuis son retour en chambre, nous laissons donc la porte ouverte. Cela lui donne la possibilité de voir les passages du personnel dans le couloir. Mais, Madame T. ne regarde pas ces allées et venues. Elle reste le regard vide fixant un point ou garde les yeux fermés.
Il est compliqué de lui prodiguer des soins. Lors de la toilette, elle crie, griffe et frappe le personnel. Même si la toilette est reportée, elle a toujours la même attitude.
Cela fait maintenant plusieurs jours que Madame T. nous repousse lors du repas ou même lors d’une simple visite. Différentes choses qu’elle apprécie lui ont été présentées pour stimuler son envie de manger. Mais, à chaque fois, elle dit "non, laissez-moi tranquille", "mange-le-toi". Elle perd patience avec le médecin et lui dit de partir.
J’ai essayé de lui montrer des photos de sa famille et de parler avec elle de son passé mais après deux, trois phrases elle veut que je la laisse tranquille. Elle me dit de partir. Elle semble fermée à tout contact. Elle s’affaiblit dangereusement, elle n’a plus de tonicité…
Nous cherchons en équipe des solutions pour l’aider. Face à cette situation je me sens tellement impuissante.
Je me sens démunie
Je vois de nombreuses personnes vraiment mal physiquement et nous essayons de les soulager par différents moyens en notre possession : massages, kiné respiratoire, perfusion, morphine… Mais lorsqu’il s’agit d’un mal être psychologique, nous pouvons vite devenir impuissants.
J’ai déjà vécu des "glissements" (la personne âgée se laisse glisser vers la mort, cela survient en général après un événement comme un passage en maison de repos, la perte d’un enfant ou du conjoint, c’est une non acceptation, une dépression) mais dans ce cas, j’ai l’impression d’être au pied du mur, d’être démunie.
Que puis-je faire pour l’aider ?
A mon niveau et dans ces circonstances, ai-je la possibilité de faire quelque chose ? Elle semble si fermée à toute communication, à toute aide. Est-ce que je m’y prends mal pour l’aborder ? J’ai pourtant essayé de différentes façons :
Avec un ton humoristique, je lui propose de boire un petit verre toutes les deux. Elle me répond "oui" et quand je lui donne le verre d’alcool (que son fils prépare lui-même), elle boit une gorgée puis n’en veut plus.
Avec une oreille attentive : "Que se passe-t-il ? Vous voulez en parler ?". "C’est difficile de devoir rester ici, ne plus aller au Cantou et ne plus voir sa famille. Vous êtes d’accord avec moi ?". "Moi, ça me rend triste de vous voir comme ça. Que puis-je faire pour vous aider ?" … Mais pas de réponse.
Avec l’aide de la famille : "Regardez, votre fille est en direct sur la tablette. Elle vous entend, vous pouvez lui dire bonjour." Sa fille lui parle, lui demande de la regarder. Madame T. regarde sa fille une fraction de seconde puis laisse retomber la tête. Sa fille lui demande si elle est fâchée sur elle et elle lui répond que "oui". Celle-ci lui explique qu’elle l’aime énormément mais qu’elle ne peut pas venir. Madame T. ne parle plus et ferme les yeux.
Avec des aliments qu’elle aime beaucoup : "Regardez, voici des fraises écrasées que votre fille a préparées rien que pour vous." Mais pas ou très peu de réactions. Elle goûte une petite cuillère puis dit qu’elle n’en veut plus.
A-t-elle envie de vivre ?
Je voudrais l’aider mais j’ai la sensation de mettre toute mon énergie à déployer des stratagèmes qui ne servent à rien.
Mais, elle, a-t-elle envie de vivre ?
Lorsque je lui pose la question, elle me répond : "Je m’en fous". Je lui demande si elle est fâchée ou en colère et elle me dit que "oui", puis elle met un terme à la discussion en me disant de partir. Je sais qu’elle ne va pas tenir des semaines sans boire ni manger. Impossible pour l’infirmière de la perfuser car Madame T. arrache tout. Elle refuse également de boire des compléments alimentaires, elle repousse le verre avec sa main. Cela veut également dire qu’il y a des jours qu’elle n’a plus pris ses médicaments dont son antidépresseur.
Je lui tiens la main sans dire un mot. Elle garde les yeux fermés et me serre un peu la mienne comme pour me remercier d’être là, puis très vite, me la relâche d’un coup.
Le rejet est difficile à vivre pour moi et ce, depuis toujours. Alors, quand je sors de sa chambre parce qu’elle est agressive avec moi, qu’elle refuse le contact, et me dit de partir, je dois vraiment prendre un petit temps d’arrêt et de recul pour canaliser mes émotions car je me sens blessée. Je me rappelle que ce n’est pas dirigé directement contre moi, mais que c’est la maladie qui parle.
Dans la situation de Madame T., il y a probablement une évolution de sa maladie, mais il me semble surtout qu’elle souffre des conséquences du confinement. Elle a vu sa famille par l’intermédiaire d’une tablette mais cela ne semble pas avoir eu un impact réellement positif sur son attitude. Il est certain que c’est loin d’être aussi réconfortant qu’une présence physique, mais cela se révèle être un outil important dans le maintien du lien avec les proches.
Les visites deviennent vitales
Nous nous rendons compte qu’il devient vital pour cette résidente de voir sa famille.
Se posent alors pour notre équipe des questions et vraisemblablement des choix à devoir faire.
· Devons-nous passer au-dessus des règles du confinement fixées par le gouvernement ?
· N’allons-nous pas exposer les personnes concernées à un trop gros danger pour leur santé ?
· Est-ce juste par rapport aux autres résidents qui désirent pouvoir eux aussi voir leur famille ?
Enormément de questions nous préoccupent, mais une seule est plus importante que les autres…
· Avons-nous le droit de laisser cette personne probablement mourir, sans avoir tout essayé ?
Une nette amélioration
Après avoir exposé notre point de vue à notre direction, nous avons pu faire venir la fille de Madame T. qui est arrivée sans tarder. Nous avons expliqué que c’était évidemment à titre exceptionnel car il nous semblait que c’était peut-être la seule chose qui pourrait la sauver.
Bien équipée d’un masque et de gants, elle est rentrée dans la chambre et a murmuré "maman".
Au début, pas de réaction.
Sa fille a alors à nouveau prononcé : "Maman, c’est moi."
Madame T. a levé la tête vers sa fille, elles se regardaient l’une l’autre les yeux brillants de larmes. Ma collègue et moi-même sommes sorties de la chambre afin de leur laisser un peu d’intimité.
Le lendemain, nous avons pu constater une nette évolution chez Madame T. Elle mangeait à nouveau un peu et avait accepté de reprendre ses médicaments. Nous avions rétabli ce lien familial et affectif qui représente pour elle son lien à la vie.
Accepter de prendre des risques pour la santé des résidents, pour ma santé, celle de ma famille et celles des autres, afin de leur éviter de mourir de chagrin. J’ai envie de dire que ce qui nous sauve, nous, c’est d’être une équipe forte, solidaire et qui aime son métier, car si on regarde un peu à l’extérieur, nous nous sentons abandonnés.
On a l’impression d’être seuls à nous battre pour la vie de nos ainés. J’ai le sentiment que lorsque je rentre ou que je sors du travail, je passe d’un monde à un autre.
Ces gens que je vois discuter et se plaindre du confinement, comment réagiraient-ils s’ils voyaient ces résidents mourir de chagrin pensant être abandonnés ?
Je me rends compte qu’entendre ces coups sur la porte car les pensionnaires ne comprennent pas pourquoi ils sont enfermés ou encore, voir souffrir ceux qui sont en grande détresse respiratoire sans avoir les moyens de les aider à partir dignement a un impact important sur moi.
Je sais me remettre en question, mais quand cette terrible situation sera terminée, à la fin du confinement, quand la pression sera retombée, je pense qu’il me faudra un peu plus de recul et de temps pour analyser et comprendre mes réactions, mes attitudes et mes comportements.