Peut-on sauver rapidement le secteur culturel du désastre ? Voici quelques pistes
Publié le 28-04-2020 à 14h11 - Mis à jour le 29-04-2020 à 09h09
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Une opinion de Victor Ginsburgh, économiste, professeur em. à l'ULB, chercheur au centre ECARES à l'ULB et également au CORE à l'UCL (s'exprime à titre personnel).
Deux problèmes sont à résoudre et je ne sais pas trop lequel est le plus important. L’un est de faire ‘renaître’ la culture après la catastrophe que nous connaissons, et l’année est bien avancée ; dans la plupart des cas il faudra attendre le mois de septembre pour la reprise. Mais dans l’immédiat, il faut ne pas laisser ‘mourir’ ni les artistes, ni les metteurs en scène, décorateurs et autres, ni les chefs d’orchestre, ni les quatuors, ni les artistes qui se produisent seul, ni les écrivains, ni les peintres, sculpteurs et lithographes, ni les lieux où ils travaillent directement (théâtres, salles de concert et d’opéras, music halls) ou indirectement (libraires et écrivains, galeries d’art et leurs artistes, musées privés, salles de cinéma et acteurs, et bien d’autres). Tous souffrent depuis février et personne ne sait ni où, ni quand cela finira (‘période critique’ dans la suite), puisqu’on parle déjà d’une seconde (si c’est la dernière !) ou deuxième, troisième … vague du Covid-19. Je parlerai ici de l’immédiateté du sauvetage des artistes et autres acteurs qui auraient dû participer à des événements culturels qui n’ont pas eu lieu depuis février mais pas de la ‘renaissance’ sur laquelle la réponse doit être étudiée bien sûr, mais elle devra suivre. Si tous les artistes crèvent de faim, il n’y aura plus d’après. Mais il faut aussi penser aux dépenses des lieux où les événements n’ont pas pu se tenir.
Il n’y a pas de ‘fast-track’ ou de voie express de retour à la normale, et c’est un peu moins compliqué de faire survivre les artistes et leur lieu, mais demande une collaboration étroite entre deux autorités : celle des Finances et celle de la Culture, du travail qui s’ajoutera à celui des fonctionnaires, voire des emplois nouveaux, qui pourraient contribuer un peu à la relance keynésienne nécessaire de toute manière.
L’idée est relativement simple mais il y a de petites difficultés quand-même pour l’implémenter. Il faut obtenir de tous les ‘producteurs’ culturels (artistes et lieux où ils se produisent) les comptes de la même période, c’est-à-dire, de l’équivalent de la ‘période critique’ en 2019, avec preuves sérieuses à l’appui, et les subventionner à une certaine hauteur — à déterminer par les femmes et hommes politiques, selon ce qu’ils ont perdu durant les mêmes mois de 2020, c’est-à-dire probablement tout.
Il « suffit » si l’on peut dire, de demander à chacun des acteurs d’envoyer leurs documents de façon standardisée (mais avec, en annexe, les preuves de leur comptabilité) et de les avertir que si ce n’est pas fait endéans un certain temps (par exemple le 15 juin ou le 15 juillet si l’endémie se faisait plus longue), ils ne pourront pas bénéficier de la subvention. Ce qui ne peut qu’accélérer le retour des réponses et le paiement des dédommagements et des subventions.
Je ne crois guère aux résultats d’enquête dans un cas comme celui -ci. Chaque artiste est différent, comme l’est chaque lieu, et c’est heureux. Chaque artiste a vécu les choses d’une certaine manière et les lieux ne sont pas équivalents. Certains proposent des abonnements, d’autres pas, et les abonnements devraient permettre de soutenir un peu la vie des lieux, avec l’espoir que ceux-ci fassent un geste aux consommateurs l’année qui suivra.
Voici quelques suggestions :
1). Artistes dont les engagements n’ont pas pu être remplis. Certains ont sans doute de véritables contrats mais pour beaucoup, ce sont des échanges d’emails, qui n’ont pas toujours « force de loi ». Dans l’ensemble, toutes ces conventions ont évidemment été remises en cause, et ceci ne peut pas être imputé aux théâtres, salles de concert et opéras. Un problème difficile à résoudre, à moins que les autorités politiques acceptent les documents tels quels. Mais les musiciens et acteurs sont souvent appelés à l’étranger, et les documents qu’ils ont pour le prouver, sont encore plus fragiles. A creuser, mais ne pas les laisser tomber s’il vous plaît, en sachant qu’il sera sans doute impossible de reporter ces contrats à l’année suivante, ce qui aurait pour seule conséquence de faire reporter les contrats déjà négociés pour 2021 et ainsi de suite in secula seculorum.
2). Théâtres, salles de concerts, opéras et autres lieux, tels que music halls… : Chacun doit faire mention de son propre cas.
3). Galeries d’art et musées privés. Chaque galerie ou musée privé doit faire mention de son propre cas. Il peut, cependant y avoir des problèmes pour les galeries qui n’auraient pas vendu durant la ‘période critique’ de 2019, ceci ne prouvant pas qu’ils n’auraient pas eu l’occasion de vendre durant la même période en 2020. A prouver.
4). Cinémas. Les cinémas appartiennent souvent à de grosses chaînes de distribution (UGC, par exemple) et ce sont donc ces dernières qu’il faut subventionner en espérant qu’elles redistribuent correctement aux salles dont elles connaissent sans doute les comptes. Ce sont aussi les chaînes qui devront renvoyer leurs documents. Mais il n’est pas question d’exclure les petits cinémas qui peuvent également se prévaloir d’une subvention.
5). Librairies. Ces acteurs sont très différents des autres. Ils ont certes eu des pertes sur les ventes (c’est-à-dire sur la différence entre prix de l’éditeur et prix de vente, souvent fixe) —pertes assez facile à fixer — mais le gros problème ici, est celui des livres parus à partir de disons, décembre 2019 et des mois suivants. Ces livres risquent de disparaître des étals et des tables des libraires, puisque les « nouveaux » arrivants seront davantage à l’honneur. Que faire alors des éditeurs qui ont publié durant la ‘période critique’ ? Leur donner une subvention basée sur les mêmes calculs que ceux de la plupart des autres acteurs ?
6). Marchands de journaux et aubettes. Les journaux et revues ont sans doute continué à se vendre pendant la période critique. Plus qu’avant peut-être, parce que les lecteurs sont plus curieux que d’habitude, ou moins qu’avant parce qu’ils avaient peur de sortir ? S’ils ont des comptes, ces marchands pourraient se prévaloir des mêmes droits que les autres ‘acteurs’ décrits plus haut, mais il est aussi possible de prendre langue avec les éditeurs de journaux et les messageries de presse qui livrent les journaux dans les endroits où ils se vendent.
J’en oublie sans doute, mais je pense que des chiffres microéconomiques de ce genre qui dépendent des situations, villes, régions, et autres particularités et circonstances locales, sont bien meilleurs que des évaluations macroéconomiques, qui risquent d’être trop globales. Ce qui n’empêche aucunement d’essayer de construire ces chiffres plus globaux, mais il est clair qu’en agrégeant les données individuelles, on peut déterminer sans trop de problèmes les chiffres globaux.
Il s’agira aussi de faire un peu d’économétrie sur les données que nos autorités recevront, pour en extraire les valeurs aberrantes et les examiner de plus près. Tant mieux pour les économètres aussi.
Bien entendu, les pourcentages de dédommagement par rapport aux chiffres de 2019 devront être fixés par les femmes et hommes politiques, mais rien ne les empêche de mettre à leurs côtés des experts de la culture.
Cela fait beaucoup de travail pour dépouiller tout cela, mais comme je l’ai dit plus haut, c’est keynésien, du fait d’un certain subventionnement de l’emploi. Est-ce difficile pour les acteurs de remplir rapidement les formulaires qu’on leur demande ? Il se fait que j’ai été il y a deux ou trois jours au téléphone avec un ami qui dirige une cinquantaine de boulangeries. Je lui ai demandé combien de temps il lui faudrait pour m’envoyer les données de son entreprise pour la ‘période critique’ 2019. Cinq minutes, me dit-il illico. Vous allez me dire qu’un manager d’entreprise, n’est pas un acteur culturel. Pourtant ce dernier devrait l’être aussi et il y a évidemment des directeurs financiers dans toutes ces entreprises culturelles, sauf chez les artistes eux-mêmes. Mais ils devraient avoir des traces.
Le problème qui me semble le plus important est celui des artistes qui ont été engagés, mais dont les contrats (pour autant qu’il y en ait eu) ont été cassés, avec bonne raison, suite à la pandémie.