Quelle surmortalité ? Lettre ouverte aux statisticiens
Publié le 28-04-2020 à 12h41 - Mis à jour le 28-04-2020 à 14h27
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Une opinion de Max Lower, biologiste et historien de la philosophie, pour le blog "Symbiosphere".
La période que nous traversons a vu émerger une nouvelle figure d’expert au cœur de la cité : le statisticien. Les statisticiens ont joué un rôle pédagogique dans le décryptage des chiffres qui, chaque jour, abattaient sur nous leur litanie angoissante et macabre. Ils nous ont donné les outils pour penser une action collective permettant de reprendre en main notre destin. Dans un rôle un peu prométhéen, ils nous ont aidé à arracher l’épidémie aux mains des dieux implacables, traditionnellement associés à ce type de fléau. Grâce à eux, nous sommes désormais tous un peu experts en courbes, exponentielles et biais statistiques.
Un poids politique important sur notre avenir
Seulement voilà. Il y a les chiffres, ce qu’ils disent, et ce qu’on en fait. Ce n’est pas un spécialiste comme M. Gilbert, dont j’ai eu le plaisir de suivre l’enseignement lorsque j’étais étudiant en biologie, qui me contredira. Or, dans le cas de la surmortalité observée en mars et avril, le chiffre est lourd de légitimation pour l’action politique. Il semble en effet démontrer de manière éclatante que les efforts qui nous sont imposés relèvent d’une impérieuse nécessité et qu’ils portent leurs fruits. Et c’est justement ce que nous avions besoin d’entendre. Loin de nous l’idée de reprocher à nos responsables politiques des mesures difficiles prises dans l’urgence et l’incertitude. À l’évidence, il n’y avait rien d’autre à faire en son temps. Mais il me semble important de discuter à fond ce chiffre de surmortalité et d’en déployer toutes les dimensions. Non pas par amour de l’exactitude scientifique, mais parce qu’on pressent que ce chiffre pourrait peser d’un poids politique important sur notre avenir – à la fois par ce qu’on lui fait dire et par ce qu’il ne dit pas.
J’adresse donc cette lettre ouverte aux statisticiens et épidémiologistes, mais aussi aux responsables et chercheurs dans le domaine de la santé publique. Mon propos se résume en trois questions qui contiennent chacune des interrogations subsidiaires.
1) Quelle est la part virale stricto sensu dans la surmortalité ? Cette première interrogation, de nature empirique, concerne ce que les statisticiens appellent "facteurs confondants" (j’ai ressorti mes notes de cours). Nous savons que les hôpitaux et les services de soin en général ont subi une pression considérable pendant la phase exponentielle de l’épidémie. Cela inclut un stress anormal pour les soignants (parfois eux-mêmes malades ou porteurs) et une pression sur la disponibilité des soins, des équipements et des médicaments. Dans ces conditions, le système de soin n’a pu fonctionner de façon optimale. D’une part, nous savons qu’une série de pathologies non-Covid ont cessé d’être prises en charges de manière optimale durant une période prolongée. Il est donc possible qu’une partie non négligeable de la surmortalité soit due à un déficit de soin sur d’autres pathologies. D’autre part, et pour les mêmes raisons, il est concevable qu’une partie des décès dus au Covid-19 lui-même eussent pu être évités si le système de soin avait été en capacité d’absorber le choc dans des conditions plus favorables (matériel, équipes, protections, etc.). À tout cela, il faut ajouter les éventuels décès causés par le Covid-19 à la suite d’une infection dans le milieu hospitalier, ce qui manifeste à l’évidence un dysfonctionnement, même si ce phénomène est observé aussi hors des périodes d’épidémies, avec les maladies nosocomiales (plus de 3000 décès en Belgique en 2014).
2) Quelle est la part de surmortalité liée au confinement en tant que tel ? Deuxièmement, une partie de la surmortalité pourrait être dûe au confinement lui-même. Il s’agit ici de la notion statistique de "covariable". Il suffit de surfer sur les pages info des journaux pour savoir qu’on observe une augmentation spectaculaire de la violence conjugale. Je crains que l’on puisse en dire autant des accidents domestiques, en cette période d’enfermement prolongé où petits et grands sont amenés à bricoler, cuisiner et explorer toutes sortes d’occupations inhabituelles chez soi. Dans les homes et maisons de repos, des appels au secours ont été lancés pour dénoncer les conséquences fatales de l’isolement brutal des personnes très âgées dont la vie ne tient déjà plus qu’à un fil. C’est d’ailleurs pourquoi, contre toute logique chiffrée, les visites y ont été rétablies en priorité. Enfin, pour une partie d’entre nous, fragiles psychologiquement, isolés socialement et précaires économiquement, le confinement peut aussi produire des effets délétères à court terme. C’est l’abus de drogue, d’alcool, de médicaments, voire, comme je l’ai entendu dire dans mon quartier, le passage à l’acte suicidaire. A-t-on des chiffres pour cela ?
3) Quelles sont les possibles effets "positifs" sur la mortalité à moyen terme du ralentissement économique ? La troisième question concerne le "design expérimental", à savoir ce que le dispositif laisse hors de son champ d’observation. On peut en effet se demander si la surmortalité due au Covid-19 ne sera pas au moins partiellement compensée ultérieurement par des effets positifs inattendus du ralentissement général de l’économie, mais aussi de nos vies professionnelles et personnelles. Ainsi, l’OMS estime que la pollution aux particules fines a causé 7 millions de décès prématurés en 2018, dont 500.000 en Europe. C’est plus que chacun des autres facteurs de mortalité. Si une fraction seulement de ces décès peut être évitée, ne serait-ce que temporairement, en raison de la baisse drastique de la pollution, il se pourrait que le bilan soit bien moins lourd qu’on le pense. Bien entendu, ces gains en vies sont difficilement estimables à ce jour, car on ne meurt pas instantanément d’une exposition à la pollution atmosphérique, mais à la suite d’une accumulation et avec des pathologies multifactorielles. Dans le même ordre d’idée, il faut également mentionner le recul du stress lié au surmenage, au manque de sommeil, à des organisations du travail toxiques et au fameux burn-out. Tous ces facteurs sont entachés d’une certaine létalité. Et puisqu’on en parle, qu’en est-il de tous les paramètres aggravants ou cofacteurs tels l’hypertension, l’obésité, la malbouffe… Certains d’entre eux ne seront-ils pas améliorés par le temps partiel, le télétravail, le retour dans la cuisine, autour de la table, des devoirs, des jeux de sociétés… ?
Ce qui tue bien plus que le virus
Encore une fois, il ne s’agit pas d’agiter une polémique sur le bien-fondé de décisions politiques qui suspendent certains de nos droits fondamentaux. Ces décisions étaient sans doute nécessaires. En revanche, notre capacité à problématiser les chiffres statistiques, fussent-ils présentés par des experts compétents et sympathiques, et notre aptitude à résister à une interprétation rapide et unanime de ces chiffres, cela peut avoir un impact décisif sur "l’après". S’agit-il vraiment de "gagner cette guerre quoi qu’il en coûte", comme l’a martelé le président français, ce qui sous-entend d’éliminer un problème temporaire et relancer de plus belle la machine économique ? Ou voulons-nous au contraire problématiser démocratiquement l’ensemble de nos modes de vie et de production contraints par la loi de la croissance et du profit ? Et se demander pourquoi nos modes d’organisation, de production et de consommation ont permis et favorisé cette pandémie. Pourquoi ils tuent bien plus que le virus. Et pourquoi ils nous mènent à des catastrophes beaucoup plus fatales et irréversibles… Et cela, même M. Gilbert le reconnaît.