Réponse à Monsieur Ferry : Ayez à l'esprit l'esprit critique avant de critiquer la communauté scientifique

Contribution externe
Réponse à Monsieur Ferry : Ayez à l'esprit l'esprit critique avant de critiquer la communauté scientifique
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Une opinion de Nicolas Moreau, doctorant en physique à l'UCLouvain.

Je suis tombé de ma chaise en lisant l'interview de Jean-Marc Ferry hier, dans les colonnes de La Libre. Ce dernier charge lourdement la communauté scientifique, dont je fais partie, en l'accusant de "déclencher ses foudres contre [les scientifiques] qui sortent du rang". De plus, il expose ses craintes d'une "montée du scientifiquement correct" qui emprisonnerait les chercheur.ses dans un canevas dicté par les théories dominantes, nuisant de ce fait à la liberté académique. Il illustre alors ses dires en déplorant les critiques du monde scientifique à l'égard de l'infectiologue Didier Raoult et du biologiste Luc Montagner.

La slow science

A première vue, cette prise de position peut sembler raisonnable en mettant en lumière certains travers qui gangrènent le monde scientifique. Ce dernier souffre en effet d'un conformisme croissant, induit par les mécanismes de sélections des candidats scientifiques. En effet, ces sélections sont basées sur la portée des publications du candidat et favorisent ceux qui exploitent les filons les plus porteurs (et donc les moins risqués). C'est d'ailleurs contre ces travers que s'organise un mouvement de plus en plus étendu de chercheur.ses autour du concept de slow science. Cependant, les critiques de Mr Ferry, illustrées par sa défense des deux scientifiques français précités, vont beaucoup plus loin que cela, au point de devenir profondément infondées. Elles témoignent d'un manque de compréhension de la méthode scientifique, ce qui est interpellant pour quelqu'un qui a été professeur d'université. Avant de réagir à ces attaques, je tiens à expliquer ce qu'est le métier de chercheur, mon métier.

Ce qu'est le métier de chercheur

Commençons par discuter l'intérêt du métier de chercheur en lui-même. Dans sa quête visant à comprendre le monde qui l'entoure, l'être humain a pris conscience de nombreux écueils qui peuvent amener à des conclusions boiteuses, aux conséquences parfois dramatiques. L'obstacle principal, c'est l'humain lui-même. Il va sans dire que nous sommes faillibles et les erreurs dans nos observations, nos raisonnements et nos conclusions sont monnaie courante. C'est naturel. Plus vicieux encore, nous sommes sujets à de nombreux biais qui, sans que nous nous en rendions compte, faussent notre perception du monde et mettent à mal notre objectivité. Pour n'en citer qu'un, le biais de confirmation nous pousse à ne considérer que les résultats qui soutiennent notre thèse, en laissant de côté, volontairement ou non, ceux qui la contredisent. Le métier de chercheur prend alors tout son sens et je le résumerais ainsi : un chercheur a pour but d'en apprendre plus sur le monde en s’affranchissant, dans sa démarche, des biais qui nuisent à l'objectivité de ses résultats. A cette fin, notre outil n'est rien d'autre que la méthode scientifique.

Les chercheur.ses seraient donc des êtres totalement neutres et capables d'atteindre un objectivisme parfait? Évidemment, non. C'est pourquoi les chercheur.ses forment une communauté qui partage les résultats, en discute et plus important, les critique! Avant d’être publié, un article scientifique est analysé par les pairs pour y déceler les erreurs méthodologiques éventuelles, c'est le fameux peer-reviewing. Ce mécanisme permet-il de s'affranchir de toute étude erronée? Bien sûr que non. Et s'il y a bien un message que j'espère faire passer, c'est celui-ci : notre confiance en une théorie dépend de la proportion d'articles scientifiques soutenant cette théorie (attention au biais de confirmation), de l'étendue de la littérature sur le sujet (ne JAMAIS se baser sur un seul article) et de la qualité des travaux publiés (toutes les revues scientifiques et toutes les preuves ne se valent pas).

Pourquoi j'ai été si choqué

Je peux maintenant expliquer en quoi j'ai été si choqué par les propos de Mr Ferry. Accuser les détracteurs de Didier Raoult et Luc Montagnier de "déclenche[r] [leurs] foudres contre ceux qui sortent du rang" est tout simplement une critique très maladroite envers l'essence même du métier de chercheur.se quand on connaît un peu mieux le contexte qui entoure ces deux personnages très médiatiques. Tous deux ont en effet failli aux exigences de rigueur scientifique que j'ai décrites plus haut. Dans ses récents résultats sur la chloroquine, Didier Raoult n'a pas respecté les règles les plus élémentaires en recherche médicale pour s'affranchir des biais qui peuvent entacher ce genre d'étude de manière très importante. C'est bien pour cela que Mr Raoult s'est attiré "les foudres" de détracteurs. Ces derniers n'ont rien contre la chloroquine et seraient ravis qu'elle vienne en aide aux malades du COVID-19, si de réelles évidences allaient dans ce sens. Je conseille vivement la lecture de cet article qui approfondit tout cela et qui pointe les erreurs méthodologiques de Mr Raoult.

Quant à Mr Montagnier, il s'agit d'un cas d'école d'esprit critique. A la suite d'une découverte majeure en médecine (celle du VIH), ce dernier se voit décerner le prix Nobel. Cependant la portée médiatique et la crédibilité accordées aux lauréats de ce prix prestigieux donnent à certains d'entre eux l'impression d'avoir acquis la science infuse, les poussant à se prononcer sur des sujets qu'ils ne maîtrisent pas. Cela porte un nom : la "maladie du Nobel". C'est malheureusement le cas de Mr Montagnier qui se répand en affirmations dénuées de tout fondement scientifique solide en les présentant comme des vérités étayées. L'argument d'autorité que de nombreuses personnes lui portent ont des conséquences catastrophiques en matière de santé publique. Pour plus de détails, je vous invite à visionner la vidéo suivante, ainsi que les autres productions de la chaîne.

La bonne volonté des chercheurs

J'aimerais conclure en répondant à Mr. Ferry que la communauté scientifique (en sciences dures du moins, c'est celle à laquelle j'appartiens) n'est pas divisée dans le sens qu'il décrit. Il n'y a pas d'un côté, une majorité formatée et, de l'autre, une poignée d'irréductibles inventifs qui se font ostraciser et censurer par le premier groupe car ils tentent de faire bouger les lignes proprement établies. La réalité est plus proche d'une grande majorité de chercheur.ses de bonne volonté (et plus ou moins doués) qui acceptent de se plier à la rigueur qu'exige leur métier face à une poignée de personnes qui pensent leur talent au-dessus de tout cela, se croyant immunisés contre les biais et les erreurs. Ce sont malheureusement ces derniers qui passent beaucoup de temps dans les médias alors qu'ils y gagneraient - et on y gagnerait tous - à le dépenser à améliorer la qualité de leur recherche.

Voici plusieurs liens qui se rapportent à l'esprit critique en médecine ou de manière générale pour toutes celles et ceux qui veulent comprendre notre monde de manière plus objective, en s’affranchissant autant que faire se peut des idéologies et biais tellement naturels.

La réponse du professeur Jean-Marc Ferry au texte de Nicolas Moreau

Esprit critique ?

Mon but n’était pas de faire tomber Nicolas Moreau de sa chaise, mais de rendre sensible aux menaces pouvant peser sur la liberté de parole.

Luc Montagnier a affirmé que l’ARN du Covid19 aurait été manipulé — peut-être, dans le but d’un vaccin. On a neutralisé sa déclaration en y accolant la qualification de "complotisme". On a aussi insinué — M. Moreau en donne écho ! — que le Prof. Montagnier serait frappé de "nobélite", cette supposée maladie du prix Nobel qui, prenant la "grosse tête", interviendrait n’importe comment sur n’importer quoi. Est-ce là un argument interne, digne d’un débat scientifique faisant honneur à l’esprit critique ?

Quant à Didier Raoult, il a justifié sa position, expliquant qu’en la situation c’est le "thérapeute" qui a parlé, avant le "méthodologiste" ; que l’urgence médicale lui commandait de rechercher, parmi les molécules disponibles sur le marché, faciles d’accès et ayant fait leurs preuves par ailleurs, celles qui, en l’espèce, pourraient constituer un traitement acceptable. Scandale ! Il refuse de sacraliser "la" méthodologie, en privilégiant le jugement en situation.

Qu’on me comprenne : je ne dis pas que le Prof. Raoult aurait trouvé le bon traitement, ni que le Prof. Montagnier ne se soit pas trompé (bien que ses déclarations n’aient pas été controuvées). Je dis à M. Moreau que l’esprit critique dont il aimerait se prévaloir, ce n’est pas fétichiser la méthodologie droite, mais apprendre à en relativiser la normativité ; qu’avoir l’esprit critique, c’est aussi savoir discuter avec des arguments internes, plutôt qu’en relayant une rumeur malveillante.

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