Ce qui adviendra dans nos théâtres ces prochains mois ne peut se réduire à la reproduction dégradée de nos anciennes pratiques
- Publié le 04-05-2020 à 16h25
- Mis à jour le 04-05-2020 à 18h30
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Une opinion de Nathanaël Harcq, directeur du Conservatoire royal de Liège, secrétaire général de Théâtre & Publics.
La très violente crise que nous subissons, l’extrême violence faite aux corps et aux esprits appellent une prise en compte exceptionnelle des corps et des esprits des artistes, des techniciens, de l’ensemble des travailleurs et du public.
L’inquiétude des directeurs d’institutions théâtrales doit être entendue et les autorités doivent y apporter des réponses sans délais.
Bien sûr l’impossibilité de mettre des corps en présence nous plonge dans une séquence singulière d’un système qui fait tant de dégâts. Cela doit être dénoncé avec force. Nous sommes aujourd’hui obligés d’être nos propres geôliers pour palier au déficit structurel des moyens de santé publique, de personnel soignant et travaillant en structure de soins, de lits spécialisés, masques, tests …
Dans ces conditions, si l’organisation de rencontres entre des œuvres théâtrales vivantes et des publics vivants en présence dans un ici et maintenant partagé semble bien incertaine à plus ou moins long terme, elle est impossible dans le cadre de la marchandisation effrénée de l’art et de la culture, c’est à dire dans le cadre de leur seule rentabilité économique.
Il ne s'agit pas d'un arrêt total de l'activité artistique
Mais cela ne doit pas faire oublier que l’impossibilité d’organiser des représentations pour le plus grand nombre n’implique pas nécessairement un arrêt total de l’activité artistique et cela pour plusieurs raisons.
Les maisons de théâtre pourraient trouver à l’occasion de cette crise l’opportunité de requalifier leur fonction de structure de diffusion. Elles pourraient, par exemple, en garantissant les protections nécessaires à leurs usagers réinventer avec les artistes et les spectateurs les modalités des liens possibles entre œuvres vivantes et spectateurs vivants. Elles pourraient ainsi, en questionnant l’organisation de leurs espaces, faire vivre à un public restreint des expériences singulières. Ce qui adviendra dans nos théâtres ces prochains mois ne peut se réduire à la reproduction dégradée de nos anciennes pratiques. Car alors que ressentira le public, masqué, séparé, confiné ? Qui sera-t-il ? Combien cela coûtera-t-il ? Que vivront les acteurs sur le plateau ? A quelles résignations supplémentaires seront-ils réduits ? Que vivront les metteurs en scène et les diffuseurs, qui ont travaillé d’arrache-pied, depuis plusieurs années parfois, à faire advenir un spectacle lorsqu’il sera à ce point affecté ? A propos des mesures envisagées dans le cadre du déconfinement des arts vivants, nous devons nous poser la question de savoir ce que leur mise en œuvre provoquera comme qualité de vie et comment elle affectera l’art.
Pour ces raisons, cela ne doit surtout pas nous faire oublier que le secteur artistique ne se limite pas à ce type d’expériences. Il ne se limite pas à la diffusion. Une impossibilité d’organiser des expositions ne doit pas empêcher le peintre de peindre et de le faire dans un rapport au temps différent permettant de ne pas avoir à se soucier de tendre à la réalisation d’une marchandise exposable. Un temps ainsi émancipé permettra peut-être et à condition qu’elles soient envisagées comme telles, l’émergence d’œuvres exigeant d’autres modes d’exposition et capables d’éprouver de manière sensible la nécessité urgente d’autres manières de vivre.
Il ne faut pas sous-estimer la nécessité de recherches expérimentales visant à redéployer l’art théâtral, celui de l’acteur, dans la perspective de le doter de nouvelles possibilités, de nouvelles puissances. La recherche est un moteur historique de la création et de la refondation permanente de nos pratiques artistiques. L’enjeu est de faire advenir des œuvres nouvelles -alternatives- exigeant des liens transformés avec les publics. Un dispositif sécurisé permettant un tel travail - enfin professionnalisé et non invisibilisé - participerait d’un réel changement de paradigme s’il garantissait le financement, par l’intermédiaire d’un fonds public, des artistes et de leurs recherches.
L'invisibilisation des processus de création artistique
Affirmer que le secteur serait à l’arrêt sans représentations participe d’une invisibilisation spectaculaire des processus de création artistique. Cela nie les nécessaires et trop rares, faute de moyens, recherches expérimentales sur les plateaux. Cela nie, sans doute parce qu’il n’est pas rémunéré – et cela semble naturalisé par une partie du secteur ! - le travail des équipes artistiques en amont de la création : lecture, écriture, recherche documentaire, étude, recherche dramaturgique, technique et de moyens financiers, pratiques quotidiennes …. Ce qui fera mourir le secteur c’est le non-financement de ce travail qui continue et continuera, lui, de se réaliser. Ce sont également les exclusions du chômage, l’absence de neutralisation des mois de confinement, de déconfinement confiné et de leurs effets sur le secteur. C’est l’absence de prise en compte des contrats annulés pour le calcul du droit au chômage artiste ou de son maintien. C’est l’absence de modification des règles d’accès à ce droit. Voilà ce qui tuera le secteur. Là sont les premières urgences.
Pourquoi en agriculture qualifie-t-on de producteurs celles et ceux qui travaillent la terre, le ciel et la pluie et ne le faisons-nous pas dans le secteur artistique pour celles et ceux qui travaillent les corps, le temps et l’espace ? Ces producteurs peuvent continuer à travailler sans vendre si on leur procure les moyens financiers et sanitaires nécessaires. Compte-tenu de leur extrême précarité, l’état et la fédération doivent leur octroyer des aides importantes et directes. Dans ces conditions, les maisons de théâtre pourraient trouver à l’occasion de cette crise l’opportunité de déployer dès que cela sera possible une fonction prioritaire de structure d’accueil des expérimentations et des processus de création. Elles devraient avoir pour projet que les équipes artistiques s’y responsabilisent de réinventer les modes de création, de production et de diffusion des œuvres théâtrales de service public.
Un changement radical est nécessaire
Dans la situation que nous vivons, il s’agit tant pour notre secteur que pour l’ensemble de la vie en commun de vouloir et de pouvoir se transformer radicalement. Le temps est à la production de réelles possibilités de vivre et de vivre mieux pour toutes et tous, pas mieux qu’au temps du confinement, radicalement mieux qu’avant l’affaire Covid-19.
Si les artistes obtenaient les moyens de financer leurs processus de création et que les maisons de théâtre dans les temps sombres qui viennent pouvaient dès que possible assumer pleinement et de manière inédite cette fonction de structure où, dans des temps émancipés de la sphère marchande, puissent se produire la recherche expérimentale et la création, ensemble ils feraient œuvre utile pour la réinvention des institutions théâtrales, pour les équipes artistiques et leurs pratiques, pour les spectateurs présents et à venir, pour le monde de demain dont le nôtre est et ne peut rester le passé meurtrier.
Titre et intertitres sont de la rédaction. Titre original : "Pas de retour à la norme !"