Comment expliquer l'abandon rapide et sans résistance par la population de ses droits et libertés ?

Contribution externe
Comment expliquer l'abandon rapide et sans résistance par la population de ses droits et libertés ?
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Une opinion du professeur Gautier Pirotte, sociologue – ULiège.

A l’occasion de la fête du premier mai, le Président du Parti Socialiste a martelé ce qui apparait comme une évidence pour le peuple de gauche surtout : " Le monde d’après ne peut être la réplique du monde d’avant". Eviter la réplique du monde d’avant c’est davantage consommer local, bio et équitable et privilégier le circuit court. C’est repenser ses modes de déplacements et moins polluer. Eviter la réplique du monde d’hier c’est replacer l’humain au cœur du projet de société plutôt que le profit, c’est renforcer nos services publics, nos services de santé, notre enseignement plutôt que de favoriser les multinationales et la logique du tout au marché. Et au besoin relocaliser et nationaliser. Mais la crise du coronavirus, par la seule grâce de l’expérience douloureuse et parfois traumatisante que nous connaissons depuis plus de six semaines, permettra-t-elle d’éviter la réplique du monde d’avant ?
Abandon sans résistance
Un des éléments sociologiquement frappant au cours de cette période inédite est l’abandon rapide par la population de ses droits et libertés, sans résistance, face à un ennemi auquel elle n’avait jusqu’ici jamais été confrontée et dont elle ne savait pas grand-chose finalement le soir du 12 mars dernier. Pas de bruit des bottes d’une armée étrangère défilant sur la Grand place. Pas de char dans les rues. Pas de sniper embusqué et de tire au mortier. Non, juste un truc invisible et minuscule. Apparemment, il a suffi d’une conférence de presse des autorités pour que nous abandonnions rapidement ce dont nous jouissons au quotidien et que nous chérissons pourtant tous : nos libertés. Pourquoi ?

La réponse est simple sur un plan sanitaire : la dangerosité supposée du virus et sa vitesse de propagation observée dans d’autres pays. Si d’autres scénari étaient possibles, dans l’état actuel de notre système de santé, le confinement et la confiscation temporaires de nos droits et libertés nous ont été imposés pour notre bien avec la force du bon sens. Cependant, si l’on veut éviter la "réplique du monde d’avant" il est peut-être utile de s’interroger sur ce qui a favorisé cette obtempération rapide de la population à un ordre du gouvernement face à un ennemi invisible. L’hypothèse que je formulerais ici est fondée sur la mise en place progressive d’un imaginaire collectif composé de représentations multiples et potentiellement anxiogènes du virus. De la "simple grippe" et des "drama queen" de fin février on est finalement passé dix jours plus tard à une grippe potentiellement mortelle surtout pour la fraction la plus âgée de la population. Les drama queen ont été pris au sérieux sous peine d’être confronté à un scénario à l’italienne.

Toute une analyse sera faite, espérons-le, sur la production médiatique du récit anxiogène du Covid-19. Si c’est le cas, il me semble que trois acteurs doivent dans l’analyse de la production de cet imaginaire collectif : les mass médias, les experts et les autorités gouvernementales. Le rôle des mass médias (en ce compris Internet bien entendu) dans la production de nos représentations est évident. Relevez la tête de vos écrans et de vos journaux et pour beaucoup d’entre nous, le virus n’a plus la même consistance. La place des experts est importante également mais assez particulière. L’expert informe et à ce titre est un allié des médias pour construire nos représentations collectives de la maladie. Mais l’expert rassure aussi, au risque parfois de se contredire ou de se décrédibiliser. La toile ne pardonne pas d’ailleurs à certains d’entre eux qui hier minimisaient l’importance de la pandémie. Elle ne pardonnera peut -être pas non plus demain certaines sages affirmations d’aujourd’hui. Enfin, le gouvernement participe aussi à la construction de la maladie par ses décisions comme ses atermoiements, par la mise en scène de sa parole, sa dramatisation comme ses effets de réassurance.

Le rôle des trois acteurs 

Eviter le retour à la société d’avant demandera donc d’aborder en détails le rôle de ces trois acteurs plus en profondeur pour comprendre nos comportements durant cette première période inédite de gestion de la pandémie. Mais pour étudier l’œuvre de construction de ces représentations collectives par ces acteurs placés au premier plan, il faudra aussi étudier les seconds rôles qui trainent dans les coulisses comme ceux qui sont au fond de la scène dans la demi pénombre : fédérations patronales ou du commerce, agences sportives, et syndicats divers. Une chose d'ores et déjà interpelle : alors qu’une pandémie nous frappe (donc la propagation mondiale d’une maladie) c’est à nouveau sur la scène stato-nationale que la gestion de la maladie s’est effectuée et pas uniquement sur un plan logistique. Les instances supranationales, Union Européenne comme agences onusiennes ne sont certes pas restées les bras croisés mais leur importance dans la production de cet imaginaire collectif fut à ce stade quasi nulle. Alors que nous affrontons une crise mondiale, c’est le repli sur la scène nationale voire locale qui l’a emporté.

Or la pandémie du Covid-19 n’est qu’un nouvel avatar de cette société du risque globalisé mis en lumière par Ulrich Beck il y a quelques années déjà. Et comme il le soulignait dans ses travaux du tournant du millénaire, les risques globalisés nécessitent une gestion désormais cosmopolitique, c’est-à-dire une gouvernance qui se structure à un échelon transnational car les risques globaux se fichent pas mal des frontières. Encore faut-il que cet échelon nous semble légitime dans nos imaginaires collectifs. La construction d’un imaginaire collectif du Covid-19 à un échelon national facilite sans doute une réponse pragmatique à courts termes mais ne permet pas d’œuvrer à la mise en place de ce "nouveau monde". Eviter le retour du même passera donc par une réflexion sur la place des médias et des "experts" dans l’espace public ainsi que sur une analyse fine des choix et de la mise en scène de ses choix par les autorités politiques dont l’attitude parfois méprisante et suffisante a été dénoncée. Eviter le retour du même ne peut se faire sans déplacer notre regard sur la ligne d’horizon et sans travailler au renforcement d’une citoyenneté mondiale.

Titre et intertitres sont de la rédaction. Titre original : "Eviter le retour à la société d’avant ?"

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