Le plan de relance franco-allemand constitue à bien des égards un double tournant historique
Le récent plan de relance présenté le 18 mai 2020 par Emmanuel Macron et Angela Merkel constitue à bien des égards un double tournant historique, sur le plan budgétaire tout d'abord, même si sa portée ne doit pas être exagérée, mais aussi sur le plan industriel.
Publié le 28-05-2020 à 16h32 - Mis à jour le 30-05-2020 à 14h22
:focal(475x314.5:485x304.5)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/LWHC6RNX5BH3TD4YYM4FH5GGQA.jpg)
Une opinion de Laurent Warlouzet, professeur d'histoire, Sorbonne-Université, auteur de Governing in a Globalizing World. Neoliberalism and its Alternatives following the Oil Crisis (Routledge, 2018).
Le récent plan de relance présenté le 18 mai 2020 par Emmanuel Macron et Angela Merkel constitue à bien des égards un double tournant historique, sur le plan budgétaire tout d'abord, même si sa portée ne doit pas être exagérée, mais aussi sur le plan industriel.
Il a été en partie endossée par la Commission, qui en a proposé une version amendée le 27 mai 2020, mais il doit encore être adopté par les Vingt-Sept. Deux convergences franco-allemandes majeures sont à souligner, et contrastent avec l’histoire de la construction européenne.
Le tournant budgétaire
Que Berlin accepte d'une part l'attribution de 500 milliards d'euros supplémentaire au budget européen, et d'autre part le fait que les aides accordées ne soient pas remboursées par l'État soutenu, mais par l'Union dans son ensemble, constitue deux ruptures majeures. L’Allemagne avait jusqu'ici refusé toute mise en commun de dettes, et tout attribution de subsides sans remboursement direct par le bénéficiaire. Le tournant est net par rapport à l’approche défendue depuis les débuts des discussions sur l'union monétaire dans les années 1970, et fondée sur le refus de toute union de transfert. Les multiples projets de "fonds européens de réserve" ou de "fonds monétaire européen" ont tous été refusés, notamment pendant la négociation de l'Union monétaire forgée à Maastricht, jusqu'à ce que la crise l'euro n'oblige les États-membres à accepter le Mécanisme Européen de Solidarité (MES) en 2010. Berlin considérait alors que le MES représentait le maximum de concessions possibles, mais les pays demandeurs de subsides, comme l'Italie ravagée par le Covid-19, estimaient au contraire que ses fonds étaient insuffisants, et qu'ils étaient soumis à une conditionnalité trop forte La très forte austérité imposée à la Grèce pendant la crise de l'euro en échange de l'aide européenne avait laissé les plaies à vif. Avec le discours du 18 mai 2020, l'Allemagne accepte des transferts supplémentaires, mais sans abandonner toute conditionnalité puisque les aides futures seront accordées en échange d'un "engagement clair par les États membres d’appliquer des politiques économiques saines et un programme de réformes ambitieux".
L'absence d'aléa moral
L’évolution allemande s’explique sans doute par le risque limité d'aléa moral. Créé pour faire face à la pandémie, le fonds de relance est ponctuel et n'a pas vocation à devenir un MES bis. De toute façon, le jugement récent du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe stigmatisant l’insuffisante justification des programmes de rachats d’actifs de la BCE interdit tout aventurisme dans le cadre des Traités actuels. Sa taille est importante par rapport au budget de l'Union, ces 500 milliards représentent une augmentation de près de 50 % par rapport au cadre financier pluriannuel encore en négociation, mais il ne représente qu'environ 0,5% du PIB des États sur la même période. À comparer avec les prévisions de la Commission européenne du 6 mai 2020, qui tablaient sur une baisse du PIB de l’Union de 6% pour l'année 2020. L'effort budgétaire des États confrontés à la crise ne sera donc que très partiellement couvert par le fond, et ce alors que la dette grecque s'établit déjà à près de deux fois sa création de richesse annuelle (195% du PIB selon l'OCDE).
Plus largement, l'élément moral qui était présent dans la crise de la zone euro -comment accepter d'aider un gouvernement grec qui a falsifié ses statistiques- est ici absent. Au contraire, la Grèce va sans doute beaucoup plus souffrir des conséquences de la crise que les pays du Nord du fait de l'effondrement probable du tourisme, alors même qu'elle a bien mieux géré la crise sanitaire que de nombreux pays supposément vertueux du Nord: au 18 mai 2020, le nombre de morts par million d'habitant s'établit à 330 aux Pays-Bas, chantre de l'efficacité nordique, et à seulement 15 (soit vingt fois moins) en Grèce.
Le deuxième tournant allemand
Ce tournant dans la politique budgétaire s'inscrit dans les pas de celui, souvent passé inaperçu, réalisé en 2019 dans la politique industrielle. En février 2019, les deux ministres français et allemands de l'économie avaient présenté un mémorandum commun demandant une adaptation des règles de concurrence européenne afin de mieux protéger l'industrie européenne dans une mondialisation de plus en plus féroce. Paris avait accepté d'atténuer sa rhétorique colbertiste en l'européanisant, et Berlin avait estimé que le danger chinois justifiait une réaction européenne. Le tournant allemand est indéniable car depuis les débuts de la Communauté européenne, en 1957, Bonn puis Berlin ont toujours soutenu le renforcement de la politique de la concurrence européenne aux dépends de toute considération de politique industrielle. La montée en gamme des industries chinoises et leur rachat de firmes allemandes de haute technologie (notamment le constructeur de robots Kuka) a changé la donne. Le plan de relance de mai 2020 contient d'ailleurs une partie 4, intitulée "résilience et souveraineté économique et industrielle de l'UE" qui reprend de nombreuses propositions de 2019.
Paris-Berlin ou Bruxelles
Sur le plan du couple franco-allemand, par contre, la continuité est de mise. Si Paris et Berlin lancent une initiative européenne, il n'est pas question de fédéralisme, mais plutôt de tracer les contours d’un compromis possible entre les États-membres. Ainsi, le premier volet de l'initiative du 18 mai 2020, la "stratégie santé", est circonscrite aux deux domaines où la valeur ajoutée européenne est la mieux perçue, soit la régulation du marché unique d’une part, et la mise en commun de la force de frappe commerciale en ce qui concerne la négociation sur les vaccins avec les industries de la santé. Point d' "Europe de la santé" très intégrée, à l'image du projet mort-né de "Pool Blanc" de 1952, lancé par le ministre français de la santé Paul Ribeyre, soutenu par la Belgique et le Luxembourg, mais qui a rapidement échoué. Par ailleurs, si la mise en scène est impeccable, les compromis ont sans doute été durs à forger. Il n'en a pas été autrement avec les couples franco-allemands précédents. Fin 1978, l'accord entre Valéry Giscard d'Estaing et Helmut Schmidt autour du système monétaire européen intervient après des années de disputes, malgré la bonne entente entre les deux. De même, les divergences entre Mitterrand et Kohl ont été nombreuses, notamment sur l'Union monétaire. Enfin, en cette année de commémoration en France du souvenir du Général de Gaulle, décédé il y a bientôt cinquante ans le 9 novembre 1970, comment ne pas se rappeler l’ancien dirigeant de la France Libre, qui aurait déclaré à Alain Peyrefitte en 1960: "Il n'y aura pas de construction européenne si l'entente de ces deux peuples n'en est pas la clé de voûte", sans se départir de sa méfiance tant envers son encombrant voisin, qu'envers tous les "aréopages" bruxellois.