Le retour à l'école ne suffira pas à sauver la vie scolaire et sociale des jeunes : voici comment les aider
Publié le 28-05-2020 à 10h43 - Mis à jour le 28-05-2020 à 11h55
:focal(1275x856:1285x846)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/ZP6Q6KA7PBHJNAM6JKGVWRP4ZY.jpg)
Une opinion de Martin Delplace, professeur de Français dans l’enseignement secondaire (4 e, 5e et 6e années).
Ce lundi 18 mai j'ai repris le chemin de l'école.
J'étais impatient de retrouver quelques élèves de rhéto et prêt à relever le défi de les préparer au mieux, pendant vingt heures, à leurs études supérieures. Mais cette impatience a progressivement fait place à de l'anxiété dès la lecture des conditions de rentrée.
Il y a bien sûr le port du masque en continu sitôt le pas de la porte d'entrée franchi, la partie la plus spectaculaire du protocole, qui complique les échanges et qui nous prive d'une partie importante de la communication avec les élèves : le sourire ou son absence, signe immédiat que votre cours intéresse ou pas.
Il y a aussi le lavage, toujours, sans cesse, des mains mais aussi du tableau (y compris bords et rainures), du bureau, de la chaise, pour faire place nette au collègue qui suit. Il y a surtout le contrôle du corps et la maîtrise des gestes : éviter de toucher au maximum les objets, les rampes d’escalier, les poignées de portes ou de fenêtres, ne pas s’appuyer sur les murs pour faciliter le travail du personnel d'entretien, garder ses distances avec les élèves, ne pas franchir les lignes séparatrices, tendre du bout des doigts les feuilles à distribuer. Sans cesse contrôler son corps et les déplacements : oublier les exercices au tableau et les exposés oraux pour les élèves, les corrections directement sur leur feuille lorsqu’ils écrivent ou la réponse en face à face à une question individuelle. Surtout le contrôle des déplacements hors la classe : espacer les élèves lorsqu’ils marchent dans les couloirs, respecter les sens de circulation et les voir, parqués dans un carré de cour, assis par terre et à bonne distance, sous le regard chaperonnant d’un adulte pour s’assurer du respect des distances de sécurité. Les restrictions de mouvements, encore, lorsqu’il s’agit de quitter l’établissement au plus vite, sitôt le cours fini, en ayant à peine eu l’occasion d’échanger quelques mots avec une collègue, toujours à bonne distance.
Par ce contrôle des corps et l’omniprésence des règles d’hygiène, mon école est devenue un mixte entre les univers carcéral et hospitalier, à la morosité aussi inhabituelle qu’assommante.
Précisons : en aucun cas je ne reproche la prise de dispositions des directions qui évalueront ces mesures et les assoupliront peut-être (espérons-le). Qui plus est, elles ne font que mettre en pratique des recommandations émanant d’instances supérieures, qui les appuient sur une solide expertise. Je souhaite toutefois alerter, comme d’autres : je crains que ces dispositions ne soient pas tenables sur du long terme, pour le personnel encadrant, mais surtout pour les élèves. Ces dispositions ne sont tout simplement pas tenables
Je crains que l’impact psychologique de ces dispositions ne permette pas d’envisager un apprentissage de qualité en toute sérénité. On peut toutefois espérer que mon appréhension ne vienne que d’une première journée et que l’on finira par s’habituer, ou du moins "apprendre à vivre avec". C’est tout à fait possible.
Mais si l’on veut remettre tous les élèves à l’école, ces dispositions ne sont tout simplement pas tenables au vu du cout en personnel qu’elles imposent pour l’encadrement. Il ne faut pas être grand mathématicien pour comprendre qu’en faisant des groupes de maximum dix élèves (au lieu d’une vingtaine en temps normal), il faut doubler voire tripler le personnel et le nombre de locaux si l’on veut accueillir tous les élèves comme avant. Il y aura également un poids non négligeable sur le personnel d’entretien qui doit nettoyer quotidiennement et de fond en comble des classes qui, jusqu’alors, étaient simplement passées au torchon une fois par semaine.
Et pourtant, il y a urgence.
Une double urgence
Il y a urgence car, après deux mois de confinement, on réalise que nos enfants sont en train de dépérir chez eux. Peu importe les conditions matérielles : la solitude ou la promiscuité avec les mêmes personnes (parents, sœur(s), frère(s)), l’absence de contacts sociaux directs avec leurs amis, la surconsommation d’écrans ; tout cela fait que nos enfants sont en train de s’éteindre à petit feu, malgré l’impressionnante capacité de résilience dont ils font souvent preuve. Au niveau de leur scolarité, les messages ont tendance à minimiser l’étendue du décrochage. Sont considérés comme décrocheurs les élèves dont l’école a perdu ou quasi perdu tout contact. Toutefois, ne sachant pas maintenir le même temps de travail scolaire que d’ordinaire, les élèves sélectionnent les matières dans lesquelles ils vont s’investir. On peut donc estimer que tous les élèves ont décroché d’une part plus ou moins importante de leur cursus. Il y a aussi la mésinformation et les errements des adultes qui accentuent le doute naturel – voire la rancœur ou la colère – que les adolescents éprouvent envers le monde. Ajoutez à cela les jobs d’étudiants que certains assument par pur intérêt mais peut-être également par nécessité ou éventuellement par pression de leur employeur saisonnier (en raison de la crainte de perdre un job récurrent si l’on ne se montre pas disponible) et l’on mesurera la situation potentiellement dangereuse dans laquelle nos enfants se trouvent.
Il y a donc une double urgence : l’une est pédagogique, l’autre est psychosociale.
Nous sommes face à un défi à la fois simple et immense à relever : faire sortir les enfants de leur maison – puisqu’elle ne suffit plus – pour qu’ils retrouvent une vie scolaire et sociale optimale.
Tous les élèves devraient disposer d'un ordinateur et d'un accès à internet
Comme dit plus haut, les conditions d’accueil des élèves dans les écoles, si elles ne peuvent être assouplies, empêcheront les écoles de relever seules ce défi, à moins de tripler leurs capacités ce qui est impossible dans l’immédiat. C’est la raison pour laquelle, la rentrée de septembre est déjà envisagée partielle, à deux jours semaines, si la situation demeure. Cette disposition fait office de pis-aller car le problème d’équipement informatique est toujours présent. Si elle veut remplir son objectif pédagogique, la Fédération Wallonie-Bruxelles doit trouver un moyen pour que tous les élèves – à tout le moins ceux du secondaire – disposent d’un ordinateur personnel avec accès à Internet. Les opérateurs ont également un rôle à jouer ici, par exemple en offrant à des élèves et via les écoles des connexions à des hotspots, comme certains l’ont déjà fait en région bruxelloise. Les entreprises pourraient également déclasser du matériel pour l’offrir aux élèves, ou le mettre en prêt. Cela s’est aussi déjà fait mais il faut étendre la démarche.
Reste l’objectif psychosocial. Miser sur les écoles seules pour permettre aux enfants et adolescents de renouer avec le monde est une erreur. Elles n’y parviendront pas tant la tâche est immense. Mais si l’on accepte de prendre la pleine mesure de l’enjeu, il faut rassembler toutes les forces, tous les secteurs qui ont un rapport, de près ou de loin avec la jeunesse. Outre les enseignants et puéricultrices, on peut donc penser aux éducateurs de rue, moniteurs sportifs, animateurs socioculturels, guides nature, mouvements de jeunesse, mais aussi au secteur culturel (salles de spectacles, cinéma, théâtre, musées), etc. afin de proposer des activités récréatives et de découverte dans lesquelles répartir les enfants et adolescents en parallèle de l’école. Il faudra également des autocaristes pour transporter tout ce petit monde et une armée de nettoyeurs pour assurer l’hygiène. Les mesures sanitaires compliqueront la tâche bien évidemment et limiteront les propositions. Mais l’enjeu est trop grand pour que l’on ne prenne pas la peine d’y réfléchir.
La question du financement sera bien entendu prégnante. C’est ici que les autres secteurs économiques pourraient contribuer en partie et dans la mesure de leurs moyens à financer ce projet de société. Mais à quoi sert l’économie si ce n’est pour soutenir les personnes les plus fragiles ?
Des efforts à fournir
On jugera sans doute ce projet fort utopique. Cela sera évidemment bien plus compliqué que cela. Mais probablement tout autant qu’être livré à soi ou en déficit d’attention pendant que vos parents télétravaillent, tout autant que sentir la haine poindre parce que vous perdez toute confiance en le monde des adultes qui vous met de côté, tout autant que devoir d’une manière ou d’une autre soutenir vos parents dans tout ce que cela a de contre nature, tout autant que perdre l’été de vos dix-huit ans, tout autant que craindre un avenir ou le mot "insouciance" serait devenu un archaïsme.
L’objectif est clair, l’enjeu est grand, cela mérite que toute la société s’attelle à la tâche. L’État a déjà failli dans la protection de ses ainés ; il ne faudrait pas qu’il sacrifie également sa jeunesse.
Titre et intertitres sont de la rédaction. Titre original : "L'école ne suffira pas".