Pour en finir (temporairement) avec le malmenage du cerveau

Les règles de distanciation physique sont revues ; les masques non obligatoires entre eux ; non obligatoires dans les échanges enfant-enseignant mais conseillés dans les échanges adultes-adultes… des règles qui remplacent des règles ; des règles qui s’ajoutent aux règles en vigueur ; des règles qui assouplissent les règles déjà modifiées… et l’on voudrait que nous soyons sereins en cette période de déconfinement ?

Contribution externe
Pour en finir (temporairement) avec le malmenage du cerveau
©Unsplash

Une opinion de Nicolas Pinon, docteur en psychologie, chargé de cours invité à l'UCLouvain, chargé de cours à la HE Vinci.

28 mai 2020. De très nombreux belges apprennent que, dès le 2 juin prochain, les élèves de maternelles sont invités à reprendre le chemin de l’école, suivis par ceux de primaires, le 08 juin. Les règles de distanciation physique sont revues ; les masques non obligatoires entre eux ; non obligatoires dans les échanges enfant-enseignant mais conseillés dans les échanges adultes-adultes… des règles qui remplacent des règles ; des règles qui s’ajoutent aux règles en vigueur ; des règles qui assouplissent les règles déjà modifiées… et l’on voudrait que nous soyons sereins en cette période de déconfinement ? C’est oublier que cette période inédite a, pour nombre d’entre nous, douloureusement mis notre cerveau en pagaille.

Prenons une métaphore simple pour comprendre ce qui se passe dans notre tête, avant de tenter de l’expliquer. Supposons que nous soyons dans un refuge de montagne. Ce sont nos premières vacances en altitude et nous avons voulu tenter une ascension. Parvenus à ce premier refuge, un guide entre, tandis que nous prenons notre repas, et s’écrie que le temps est mauvais, qu’il ne faut surtout pas sortir. Ne connaissant rien à la montagne et à son fonctionnement (sinon que la montagne est possiblement dangereuse d’après ce que l’on en a vu ou lu par le passé), nous supposons que nous ne devrions pas sortir. Au sein du refuge, il se trouve un homme qui s’empresse de contredire le guide en indiquant que c’est juste une ondée qui s’en vient, tandis qu’un autre montagnard secoue la tête en faisant une moue et en ajoutant que, selon lui, la situation est bien pire que ce que le guide ne relate. Nous continuons à manger notre soupe mais nous avons un peu de mal à situer ce que nous devons faire. Après tout, nous ne sommes pas expert. Et voici que notre guide, celui qui nous a amené à ce refuge, s’en va prendre les nouvelles et nous revient, quelques minutes plus tard en indiquant que nous pouvons y aller, sans souci, que la météo est meilleure qu’annoncée, là-haut. L’autre guide persiste et nous décourage de reprendre le chemin. Quant aux deux autres personnes présentes, elles continuent à défendre leurs positions…

Transposons maintenant cette métaphore à ce que nous vivons actuellement quant au retour encouragé de nos enfants à l’école : il y a quelques semaines, on s’empressait de dire qu’il fallait les laisser confinés car, s’ils ne développeraient probablement pas la maladie, ils pourraient la transmettre à nos aînés. Les voici privés de leurs grands-parents. Entretemps, des études scientifiques succèdent aux études scientifiques, les unes indiquant une contagiosité des enfants identique à celle des adultes, les autres indiquant l’inverse. Et voici qu’à présent (alors que ce l’une des seules choses qui fasse consensus c’est l’absence de consensus) on invite à laisser les enfants retourner à l’école, car c’est important pour leur psychisme, leur bien-être et leur sociabilité. Tout ceci après avoir agité, il y a quelques jours à peine, le spectre mal dégrossi d’un nombre anormalement élevé de cas de syndrome de Kawasaki çà et là (sans certitude de lien direct avec le Covid-19, toutefois).

Notre cerveau n’est pas un ordinateur que l’on peut "reseter" à l’envi

Nous voici comme notre apprenti-montagnard au sortir du refuge : qui croire, que croire ? En cette période où pullulent plus que jamais les Fake News, les théories complotistes, le relativisme extrême, notre cerveau est mis à rude épreuve. Pourquoi ? Car c’est un vieux cerveau. Héritage phylogénétique, nous avons conservé la capacité de réagir émotionnellement à la menace. La menace, ici, prend la forme d’un virus nouveau et inconnu. Nos systèmes cérébraux d’alerte (l’amygdale, notamment) accroissent alors la production d’hormones du stress (le cortisol, entre autres), nous mettant en état d’hypervigilance (attention sélective aux gestes-barrières – qui n’a pas été étonné de remarquer soudainement, dans ses séries télévisées préférées, le nombre de gestes devenus suspects (les héros s’embrassent, se touchent, ne respectent pas les distances de sécurité, sont dans des endroits bondés de monde…). L’actualité anxiogène – plus chez certains que chez d’autres assurément – met à mal nos capacités de régulation émotionnelle. Comment retrouver un peu de paix ; mettre du sens sur ce qui nous arrive, si tout n’est qu’accélération constante et insécurité totale ? Les plus sensibles d’entre nous développent le fameux "syndrome de la cabane" assure-t-on… et ceux qui, depuis le début, ont plus de facilité à exercer leur esprit critique, sont moins anxieux de nature ou sont convaincus que tout ceci, au fond, n’est qu’un vaste complot, ceux-là, toisent leurs concitoyens cloîtrés chez eux (qui observent, eux, fébrilement le monde par leurs fenêtre, leurs têtes remplies de biais cognitifs majorés par tous ces éléments qui leur parviennent dans un désordre indescriptible).

Le problème pourrait s’expliquer en partie par le fait que l’on demande à un cerveau devenu hypervigilant de suivre les pulsations de la Science et d’abandonner immédiatement une croyance nouvelle, tantôt rassurante, tantôt inquiétante, sitôt que de nouvelles preuves en viennent à effacer celles d’hier, voire d’aujourd’hui. Mais notre cerveau n’est pas un ordinateur que l’on peut "reseter" à l’envi, même si notre architecture cérébrale présente des similarités avec les machines. Ces dernières ne s’embarrassent pas du sens, ne s’interrogent pas sur les logiques successives… ces machines font ce qu’on leur dit de faire, point. Et si des ordres contradictoires les font "bugger", on les débranche et on les rallume. Mais on ne débranche pas un cerveau. Nos concitoyens ont cherché à mettre du sens dans ce bouleversement radical de nos vies et l’on peut se féliciter de l’extraordinaire capacité d’adaptation dont nous avons fait preuve, de cette magnifique résilience qui nous a fait traverser ce drame inédit en nous conduisant à envisager que, en définitive, "tout irait bien". Mais, pour autant, nous avons aussi besoin d’un peu de cohérence, de stabilité et de temps.

Un temps de paix

Voilà pourquoi si, intellectuellement parlant, on peut tout à fait soutenir que les scientifiques ont raison d’encourager le retour des enfants à l’école, car les nouvelles sont finalement meilleures qu’il n’y paraissait encore il y a quelques semaines, il n’en demeure pas moins que cette énième demande d’adaptation cérébrale, de re-mise en branle de notre système limbique (nos émotions, si chahutées) n’est pas forcément une bonne nouvelle. Bien entendu, pour une catégorie d’enfants c’est une heureuse nécessité, la fracture était consommée depuis trop longtemps déjà. Bien entendu pour les courageux parents qui ont télé-travaillé des semaines durant, c’est une pause salutaire avant deux mois d’été avec, à nouveau, les enfants. Mais ce texte s’adresse surtout à tous ceux qui sont las de ces changements, à ceux qui en ont marre, à ceux qui commencent à adopter un cynisme profond, à ceux qui doutent désormais des experts et du gouvernement… à ceux-là il convient aussi de penser. Les sensibles, les anxieux, les hypocondriaques, les paranoïdes, les dépressifs, les nouvellement atteints du "syndrome de la cabane", tous ceux-là, il convient de les respecter également. En leur rappelant que ce n’est pas tant eux qui dysfonctionnent, mais que le fonctionnement actuel de la société, cadencée au pouls de la Science et des urgences économiques compréhensibles, ne leur convient pas. Qu’ils ont besoin d’un peu de temps pour apaiser leur émotions, d’un peu de cohérence pour mettre du sens en ces temps insensés, d’un peu de stabilité pour ne pas se sentir stigmatisés d’avoir eu peur, infiniment peur. Un temps de paix, avant les orages à venir.

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