Lutte contre le coronavirus : "Notre Etat de droit brûle et nous regardons ailleurs"

Chaque arrêté ministériel qui fait suite aux diverses réunions du Conseil National de Sécurité apporte son lot de mauvaises surprises et s’apparente à un dangereux affaiblissement de notre État de droit. Exemple avec deux dispositions dont l'illégalité est patente. Y a-t-il un juriste dans l’avion ?

Contribution externe
Lutte contre le coronavirus : "Notre Etat de droit brûle et nous regardons ailleurs"
©BELGA

Par Nicolas Thirion, Professeur de droit à l’ULiège
Chaque arrêté ministériel qui fait suite aux diverses réunions du Conseil National de Sécurité en vue de mettre juridiquement en forme les décisions prises apporte son lot de (mauvaises) surprises : textes grammaticalement et syntaxiquement mal torchés ; énoncés parfois obscurs (un comble quand on sait que la violation des interdictions ou le non-respect des obligations sont assortis de sanctions pénales et que, dans une démocratie digne de ce nom, devrait prévaloir le principe de légalité des délits et des peines) ; oublis mémorables (comme à cette époque où l’interdiction des voyages non essentiels à l’étranger n’était assortie d’aucune sanction dans l’arrêté alors en vigueur, avec pour conséquence que les verbalisations dressées aux frontières par la police belge sur la base de consignes reçues du ministère de l’intérieur étaient parfaitement illégales et qu’un certain nombre de citoyens ont donc acquitté des amendes indues)… A ce titre-là au moins, la prose des plumitifs oeuvrant sous la férule de M. De Crem n’aura jamais déçu le lecteur désireux d’alimenter son sottisier.

Plus important que le tweet d'un virologue ou la leçon de morale d'un ministre

Le dernier arrêté en date, celui du 24 juillet, ne déroge pas à la règle. On aimerait que la presse de qualité, si prompte à relayer le moindre tweet d’un virologue enivré par sa récente notoriété médiatique ou la moindre leçon de morale d’une excellence ministérielle célèbre pour la qualité de sa gestion des stocks de masques, s’intéresse un jour d’un peu plus près à ce qui pourrait bien s’apparenter à un dangereux affaiblissement de l’État de droit en Belgique. A bas bruit, certes ; par des mesures apparemment circonscrites, sans doute ; avec les meilleures intentions du monde, incontestablement. Après tout, l’enfer aussi est pavé de bonnes intentions.

Des mesures illégales ont pu être imposées

L’une des pierres angulaires de l’État de droit est le principe de légalité : toute norme juridique n’est valide que si elle a été habilitée par une norme supérieure et que si elle ne méconnaît pas les normes situées à un échelon plus élevé du système juridique. En clair, un arrêté ministériel n’est valable que s’il ne contrevient pas à la loi, à la Constitution, voire à un traité international auquel serait partie l’Etat belge. Ce n’est pas simplement une question de logique juridique, c’est aussi, dans les démocraties libérales, une exigence essentielle : la loi étant votée par le Parlement, c’est-à-dire par des représentants élus, et la Constitution étant censée exprimer les principes fondamentaux sur la base desquels une population s’organise sous la forme d’un Etat, toute méconnaissance des règles légales et constitutionnelles par l’exécutif rend son action invalide et cette invalidité sera, tôt ou tard, constatée par les organes juridictionnels compétents (qu’il s’agisse du Conseil d’Etat pour annuler l’acte illégal ou des cours et tribunaux pour tirer les conséquences de l’illégalité de cet acte en vue de la résolution des litiges portés devant eux). En l’espèce, les dispositions de l’arrêté ministériel du 24 juillet qui enfreindraient la loi ou la Constitution s’exposeraient, à un moment ou à un autre, à une censure des juges. En attendant, des mesures illégales auront pu être imposées, au besoin par la contrainte, aux citoyens.

Il ne s’agit pas ici d’énumérer la totalité des dispositions qui posent problème (un Moniteur belge n’y suffirait pas) mais d’en pointer deux, tout simplement parce que leur légalité n’est pas simplement discutable : leur illégalité est juste patente

Premier exemple : atteinte disproportionnée au droit à la vie privée

Première illustration : l’article 5 de l’arrêté ministériel du 30 juin 2020, modifié par celui du 24 juillet, dispose désormais, en ce qui concerne le secteur horeca, que "les coordonnées, qui peuvent se limiter à un numéro de téléphone ou une adresse e-mail, d’un client par table doivent être enregistrées à l’arrivée et conservées pendant 14 jours afin de faciliter toute recherche de contact ultérieure. Ces coordonnées ne peuvent être utilisées à d’autres fins que la lutte contre la COVID-19, elles doivent être détruites après 14 jours et les clients doivent expressément donner leur accord. Les clients qui le refusent se voient l’accès refusé à l’établissement à l’arrivée" (quel merveilleux style, soit dit en passant !). Outre le problème, susceptible de débats, relatif à l’atteinte à la liberté individuelle et à la liberté d’entreprendre, il n’existe actuellement, en droit belge, aucune loi qui autorise le ministre de l’intérieur à formuler une telle exigence, a fortiori sans l’entourer de balises fortes afin de ne pas porter une atteinte disproportionnée au droit à la vie privée. En outre, vu son libellé très large et très vague, le texte ne paraît guère compatible avec les exigences du règlement général sur la protection des données à caractère personnel (RGPD), adopté par l’Union européenne et que l’Etat belge doit donc respecter. L’Autorité belge de protection des données a pointé du reste la nécessité d’une base légale, à défaut de laquelle l’obligation faite aux clients et aux gérants pourrait être invalide – ce qui permettrait aux contrevenants de contester l’amende dont on les menacerait, puisque celle-ci serait illégale par répercussion.

Deuxième exemple : le Passenger Locator Form viole la loi sur l’emploi des langues en matière administrative

Seconde illustration : le fameux formulaire qu’il sera demandé aux voyageurs, en particulier les citoyens belges revenant d’un voyage à l’étranger de plus de 48 heures, de remplir, appelé Passenger Locator Form (en anglais dans le texte). Pourtant, l’article 40 de la loi du 18 juillet 1966 sur l’emploi des langues en matière administrative prévoit que "Les avis et communications que les services centraux font directement au public sont rédigés en français et en néerlandais. Il en est de même des formulaires qu’ils mettent eux-mêmes à la disposition du public. (Les avis et communications qu’ils font directement au public sont mis à la disposition du public d’expression allemande en langue allemande.) Des formulaires rédigés en allemand sont, si nécessaire, tenus à la disposition du public d’expression allemande" ? En outre, "Les dépositaires de l’autorité publique et les fonctionnaires qui, par des ordres ou des actes, éludent ou tentent de rendre inopérantes les dispositions des présentes lois coordonnées sont punis disciplinairement". A quand une commission de discipline pour M. De Crem ? Sans compter que "Sont nuls tous actes et règlements administratifs contraires (…). (…) La nullité de ces actes ou règlements est constatée à la requête de toute personne intéressée, soit par l’autorité dont ces actes ou règlements émanent, soit, selon le cas et l’ordre de leurs compétences respectives, par l’autorité de tutelle, les cours et tribunaux ou le Conseil d’Etat". En d’autres termes, la décision de mettre à disposition un formulaire exclusivement en langue anglaise viole allègrement la loi sur l’emploi des langues en matière administrative.

On substitue à notre droit "ordinaire" un "état d’exception

Broutilles que tout cela ? D’aucuns, notamment dans une opinion publique chauffée à blanc par le déversement continu d’informations anxiogènes et que la rationalité et le souci des principes semblent avoir abandonnée, invoquent "l’urgence" ou "les circonstances exceptionnelles" pour déconsidérer, à grands coups de réprobation moralisatrice, quiconque oserait émettre des doutes non pas même sur la nécessité ou la légitimité des mesures sanitaires, mais sur la façon d’imposer aux citoyens d’un régime censément démocratique des obligations assorties de sanctions pénales. L’urgence ? Au malade qui, arrivé au service des urgences d’un hôpital pour traiter de fortes douleurs abdominales et qui en sortirait avec une jambe en moins parce qu’on l’aura confondu avec le gangrené du jour, oserait-on dire : "nous travaillons dans l’urgence ; donc, peu importe que le travail soit cochonné" ? Les circonstances exceptionnelles ? N’est-ce pas l’argument invoqué dans les périodes troubles pour substituer au droit "ordinaire" un "état d’exception" qui, marquant un recul significatif de nombreux droits fondamentaux, est souvent transformé par la suite, grâce à la magie de l’alchimie juridique, en nouveau droit ordinaire (ainsi, après le 11 septembre 2001, tout ou partie des législations antiterroristes de nombreux Etats, prétendument d’exception et provisoires, ont tout simplement été importées dans la loi pénale ordinaire, au prix d’un amoindrissement non négligeable des garanties procédurales). Un tel débat est-il à ce point futile que seuls quelques juristes et associations de défense des droits humains semblent s’inquiéter de la tournure des événements ? Ou bien le recul des libertés publiques n’émeut-elle qu’une poignée d’individus en raison de l’état de sidération provoqué par la pandémie ? Ce ne serait pas de bon augure car la santé d’une démocratie dépend en grande partie de la vigilance des citoyens et sa déliquescence commence avec l’apathie d’une population prête à tous les renoncements en raison du caractère extraordinaire d’une situation (guerre, terrorisme, crise économique ou sanitaire, etc.).

En somme, à l’heure où ces lignes sont écrites, "notre Etat de droit brûle et nous regardons ailleurs".

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