"Il faut sauver le pluralisme de la recherche scientifique"

"La perspective productiviste, instrumentale et court-termiste qui s’impose aujourd’hui à la production de connaissances scientifiques n’est ni souhaitable, ni tenable, et il est de notre responsabilité de la dénoncer et de la combattre." Tel est le cri d'alarme des professeurs Laurent Taskin et Véronique Perret. Pour le dépasser, ils ont décliné dans un ouvrage enthousiasmant des pistes et des voies possibles pour rendre à la recherche scientifique un nécessaire pluralisme. Entretien.

"Il faut sauver le pluralisme de la recherche scientifique"
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Le contexte productiviste dans lequel doivent évoluer les chercheurs n’est plus tenable. Tel est le premier constat, inquiet et précis, que déclinent Véronique Perret et Laurent Taskin dans l'ouvrage qu'ils ont dirigé, intitulé "Les Temporalités de la recherche critique en management. Enjeux et alternatives" (Presses de l’Université Laval, 2019)

Mais, loin de vouloir s’arrêter à ce constat, les professeurs ont réuni plus d’une douzaine d’acteurs de l’enseignement supérieur qui présentent les possibilités, les espaces et les voies qui existent pour s’engager dans des recherches critiques, pour plonger dans cette eau de la recherche alternative "qui paraît plus froide, plus tumultueuse, mais dont on ressort avec la conviction d’avoir apporté des connaissances inédites, singulières et utiles pour les causes étudiées, tout en se connaissant mieux". Il en résulte un ouvrage encourageant qui éclaire les défis de la recherche académique, tout en permettant de mieux comprendre le travail patient, rigoureux et immergé qui est celui des chercheurs.

Véronique Perret est professeure de management et responsable du programme doctoral en sciences de gestion de l’Université Paris Dauphine-PSL.

Laurent Taskin est professeur de anagement à la Louvain School of Management de l’UCLouvain. Il y dirige la chaire LaboRH en management humain et transformations du travail.

Entretien

Un salaire au-dessus de la moyenne, une autonomie dans le travail, des opportunités d’apprentissage sans limite, une sécurité d’emploi… La profession d’enseignant-chercheur jouit d’une bonne réputation. "Pourtant, cette image d’Épinal tranche avec l’expérience que nous avons nous-mêmes de nos métiers", écrivez-vous. Le chercheur n’a-t-il donc plus la possibilité de s’extraire hors du temps, pour penser, chercher et transmettre ?

Véronique Perret. Sur le papier, nous réalisons l’un des plus beaux métiers du monde. Dans les faits cependant, les modes de la recherche et de l’enseignement évoluent d’une manière coûteuse pour les chercheurs. Ils sont soumis à davantage de pressions, de contraintes, qui sont dangereuses, car elles réduisent la capacité d’interroger notre environnement, de nourrir une réflexion profonde, en dehors d’attentes mercantiles ou utilitaristes. L’évolution que nous constatons nous semble donc mettre en péril les savoirs et les connaissances qui se développent aujourd’hui. Nous avons moins le temps d’être en prise avec le réel, d’être sur le terrain pour le comprendre et l’interroger.

Quelles sont les causes de cette évolution ?

Laurent Taskin. Il y en a beaucoup et elles ont été largement documentées et commentées par ailleurs : multiplication des activités, bureaucratisation et rapports multiples…. Dans cet ouvrage, qui fait le point sur les conditions d’existence d’une pluralité de traditions de recherches en gestion, nous insistons sur les "espace-temps" de la recherche. Michael Marinetto, professeur à Cardiff, évoque une "fast-research" comme il y a des fast-foods, dénonçant des temps courts pour "produire des connaissances formatées au goût insipide". Ce qui nous semble au cœur de la question, c’est la temporalité : la durée du doctorat s’est raccourcie (en France, c’est trois ans), la publication d’articles scientifiques dans les revues anglo-saxonnes est parfois présentée comme l’unique finalité de nos métiers… Ce sont donc les critères de ce qu’est une "bonne" recherche qui sont en jeu, et une des réponses apportées par beaucoup d’institutions a été de s’en remettre à des critères extérieurs, au "marché" de la publication, en somme. Un marché mondial, avec ses rankings. Les courants alternatifs rappellent que la publication est un moyen, pas une fin, que le doctorat est un temps de formation à un métier fabuleux mais exigeant à la fois une ouverture et une spécialisation, qui demande du temps, par exemple. Notre capacité à innover et à remplir notre rôle dans la société dépend de cette ouverture à cette pluralité de manières de chercher et aux enjeux de société.

La rhétorique scientifique actuelle est "ennuyeuse", les textes sont "hygiéniques", la prose est "impersonnelle", écrivait en 2017 le professeur français en management Hervé Laroche, que vous citez. Tout cela dégrade "la qualité scientifique elle-même", ajoutait-il. C’est un constat que vous partagez ?

V.P. Dans le champ des sciences sociales, on constate à quel point la forme affecte en effet le fond. Loin de nous d’affirmer que tout ce qui est produit est inintéressant, mais la standardisation formelle actuelle appauvrit la littérature scientifique et occulte beaucoup d’aspects de la réalité sociale. Avec l’homogéinisation de la langue disparaît la sensibilité à certains contextes locaux. Et, en l’absence de formes plus narratives, il est impossible d’exprimer des dimensions sensorielles ou sensibles. D’autant qu’avec le temps de recherche qui se réduit on travaille avec des données qui s’appauvrissent, souvent récoltées par d’autres, et non plus en contact avec le terrain de notre recherche. On perd donc en finesse et en profondeur. Quant au caractère jargonant de certaines revues, ce n’est pas un constat nouveau, mais c’est un fait que, dans un contexte d’hyperspécialisation des recherches, on ne s’adresse plus qu’à des spécialistes. Le caractère contemporain de la recherche, sa mondialisation, sa marchandisation due au fait qu’on a des grands éditeurs en quête de profits font que nous laissons de côté bien des approches méthodologiques ou des formes de publication qui pourraient pourtant enrichir le champ des connaissances scientifiques.

Cela a-t-il pour conséquences que les chercheurs se pencheraient davantage sur des thématiques faciles, court-termistes, à la mode ?

V.P. On constate depuis longtemps qu’il existe des effets de mode dans les recherches, et ils sont parfois logiques et légitimes. Ce qui est plus inquiétant, c’est lorsque le choix se pose sur une thématique simplement parce qu’une seule récolte de données, plutôt qu’une immersion en profondeur sur le terrain, permet d’arriver à des conclusions. Certains choisissent donc des thèmes qui sont en ce sens "rentables", et qui peuvent aboutir à quelques articles rapidement publiables.

L.T. Il est souhaitable que la recherche se saisisse de phénomènes contemporains. Cela devient problématique quand l’effet de mode influence le choix de certaines méthodes et de positionnements théoriques qui facilitent la publication scientifique. En ce sens, s’adonner à des recherches alternatives et critiques relève quelque part du sacerdoce. Il s’agit en effet de dé-naturaliser les évidences, d’opérer un travail pluridisciplinaire… les enjeux contemporains sont notamment ceux de la transition, de l’inclusion, de la digitalisation, de la transformation du travail, autant d’enjeux qui nécessitent des approches pluridisciplinaires. Tout cela demande un temps long - celui de l’ouverture à d’autres disciplines, celui de la traduction - qui en vaut la peine car ces recherches-là, qui se font dans nos universités et dans nos facultés de gestion, durent et ont un réel impact sociétal, remplissant ici aussi les missions de l’Université.

Est-ce aux universités que revient la responsabilité de favoriser ces recherches altenatives, ou sont-elles prises elles aussi dans un système qui les dépasse ?

V.P. Oui, les universités ont la responsabilité d’assurer une production et une transmission des savoirs émancipées d’une logique purement marchande. Elles sont cependant prises elles aussi dans cette course internationale de rentabilité et de classements les soumettant à une logique de concurrence avec des institutions, comme les grandes écoles en France ou de nombreuses universités anglo-saxonnes, dont les sources de financement sont essentiellement privées (étudiants, fonds d’investissement, mécénat et sponsoring) et non publiques.

Quelle est l’attitude des universités belges ?

L.T. Il faut encore y joindre les actes à la parole. Les universités et les acteurs de la recherche en Belgique reconnaissent la pertinence des recherches pluridisciplinaires et appliquées. Mais ces dernières ne sont cependant pas toujours favorisées dans les faits. Ainsi, les commissions universitaires ou interuniversitaires qui évaluent les projets de recherche, et qui allouent les financements, restent disciplinaires, tout comme les revues. Cela permet peu de valoriser les travaux pluridisciplinaires. Au-delà de la dénonciation, notre ouvrage a cependant pour objectif de montrer que des recherches critiques et alternatives existent et constituent des perspectives de recherche dynamiques, reconnues et valorisées. À ce titre, la gestion, par son ancrage pluridisciplinaire, est peut-être un espace plus favorable à l’existence de ces perspectives plurielles.

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