De la nécessité d’un État fort pour dynamiser la mutation de notre société

L’ordolibéralisme peut nous offrir les règles du jeu capables d’accompagner concrètement la mutation de notre société.

Contribution externe
De la nécessité d’un État fort pour dynamiser la mutation de notre société
©BELGA

Une carte blanche de Pascal Warnier, économiste.

S’il est une évidence qui a été révélée par la crise sanitaire de 2020 et avant elle par la crise financière de 2008, c’est l’importance de la puissance publique en temps de crise. Elle est pourtant, depuis 8 mois, souvent mise en cause. À juste titre parfois, car ses atermoiements ont été nombreux, particulièrement dans notre pays. Et pourtant, l’État a rarement été autant sollicité pour répondre aux besoins accru de protection. Protection sanitaire, socio-économique et climatique.

L'État est-il un atout pour dynamiser la mutation de nos sociétés?

La question est ici de savoir si le rôle actif de l’État sollicité à la faveur de ces deux crises majeures représente un atout pour dynamiser la mutation de notre société vers une société plus durable, plus équitable et plus résiliente.

Nous pensons que oui, cette place plus affirmée peut contribuer à refonder un contrat social susceptible d’incarner les valeurs de ce début de XXIe siècle, clamées avec détermination par tant de jeunes dans les rues du monde entier depuis le printemps 2019. Il s’agit du respect du vivant, de l’équité socio-économique et de la sobriété dans les activités humaines que ce soit dans les domaines des modes de production et de consommation, de l’utilisation des ressources naturelles, de la gestion énergétique, de la mobilité ou encore de la digitalisation de la société.

Le Green Deal européen voté en début d’année et le plan de relance économique Next Generation EU, lourd de 750 milliards d’euros, présentent tous deux cet élan mais il nous semble que sans des règles du jeu redéfinies et acceptées largement dans la population et sans un arbitre légitime pour les incarner et les promouvoir, tout pacte, aussi ambitieux soit-il, se verrait déforcé. Les autorités publiques, à tous niveaux, doivent retrouver plus d’efficacité, plus de force de conviction et d’exemplarité et en fin de compte, plus de légitimité aux yeux de leur population. C’est là que la doctrine de l’ordolibéralisme ou à tout le moins son esprit et certains de ses principes peut nous éclairer. Pour les Ordolibéraux, l’État doit ordonner et réguler l’activité économique pour pallier les carences du marché mais il doit aussi veiller à moraliser la vie économique.

Comment l'ordolibéralisme pourra nous guider

Ce courant, né outre-Rhin sur les cendres de la Grande Dépression de 1929, a mis en lumière le rôle d’un État régulateur subordonnant l’action gouvernementale à un ordre structuré du marché qu’il édifie et garantit, sans toutefois s’y substituer.

Des économistes et sociologues de l’école de Fribourg élaborent alors un programme de recherche articulé autour de la notion d’ordre (Ordnung), comprise à la fois comme constitution économique et comme règle du jeu. Pour neutraliser les cartels et éviter que la guerre économique ne dégénère, il faut, disent-ils, un État fort. « L’État doit consciemment construire le cadre institutionnel et l’ordre dans lesquels l’économie fonctionne. Mais il ne doit pas diriger le processus économique lui-même » écrit Walter Eucken, l’un d’entre eux (1).

Ce courant de pensée se distingue du « laisser faire » anglo-saxon en condamnant notamment la recherche du profit comme fin en soi au sein d’un marché guidé uniquement par « la main invisible».

L’ordolibéralisme a transpiré de l’Allemagne d’après guerre vers la structure politique et économique de l’Union européenne naissante et en influence encore le fonctionnement aujourd’hui. Mais de quelles nouvelles règles l’État devrait-il être le garant aujourd’hui pour corriger le système économique déshumanisé et écocide que nous connaissons ?

Des règles qui soient au service des valeurs de respect du vivant, de justice sociale et économique et de sobriété et qui visent par exemple à inciter les entreprises à adapter leurs décisions à des impératifs sociaux, environnementaux et éthiques stricts, à encourager activement l’agriculture et le commerce local et durable, à s’engager massivement dans le développement de la mobilité douce et des énergies propres, à instaurer une fiscalité sur le travail et sur la spéculation beaucoup plus juste et plus globalement à soutenir par tous les moyens possibles une croissance verte respectueuse.

L’ordolibéralisme s’est toujours situé entre interventionnisme et laisser faire et favorisa le développement de l’économie sociale de marché sous l’impulsion des chancelier Konrad Adenauer et Ludwig Erhard (2à. Sa plasticité au fil du temps est l’une de ses caractéristiques qui porte à croire qu’il peut encore inspirer la conduite des affaires publiques aujourd’hui et aider à infléchir les dérives du marché. De multiples initiatives se font jour au niveau local, national et supranational mais elles restent manifestement encore trop peu ambitieuses car le temps nous est compté désormais.

Le juste alliage entre initiative privée et arbitrage public

Nous avons besoin de réguler avec volontarisme et sans plus tarder les activités humaines après plusieurs décennies de globalisation et de dérégulation débridées. Les crises qui se succèdent, par leurs effets délétères, nous l’imposent !

Le juste alliage entre initiative privée et arbitrage public est à trouver sachant que modérer la toute puissance de l’individualisme contemporain en faveur du bien commun représente un saut copernicien dans les mentalités des populations occidentales qui ont été façonnées par la pensée néolibérale et consumériste de ces dernières décennies.

L’État doit jouer ce rôle mais aussi investir des moyens dans l’éducation et les soins de santé qui sont, nous le savons, la sources principale de justice économique et sociale.

L’ordolibéralisme s’est certes développé dans le contexte culturel allemand, il n’en demeure pas moins une source d’inspiration pour relever les défis du XXIe siècle. Dans notre pays, une inconnue subsiste malgré tout : notre « lasagne institutionnelle » et les forces centrifuges qui la traversent pourront-elles engendrer suffisamment de volonté politique et de lucidité pour unir les forces de la nation et tracer ce cadre régulateur ambitieux, susceptible de porter la métamorphose qui s’annonce ?

1. F.Denord, R.Knaebel, P.Rimbert, L’ordolibéralisme, cage de fer du Vieux Continent, Le Monde diplomatique, 08/2015.

2. Patricia Commun, Les Ordolibéraux. Histoire d’un libéralisme à l’allemande, Les Belles Lettres, 2016.

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