Cher Professeur, mon Ami, Jean-Pierre, je sais que le désespoir te guette

Oui, l’ambiance est terrible à l’école en ce moment, et je sais que tu es parcouru de doutes viscéraux depuis de nombreuses années sur ton métier mais également à l’égard des élèves auxquels tu es parfois confronté. Une carte blanche de Sébastien Boussois, docteur en sciences politiques.

Contribution externe
Cher Professeur, mon Ami, Jean-Pierre, je sais que le désespoir te guette
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Une carte blanche de Sébastien Boussois, docteur en sciences politiques, chercheur Moyen-Orient relations euro-arabes/ terrorisme et radicalisation, enseignant en relations internationales, collaborateur scientifique du CECID (Université Libre de Bruxelles), de l'OMAN (UQAM Montréal) et de SAVE BELGIUM (Society Against Violent Extremism).

Si je prends la plume aujourd’hui, c’est pour t’alléger d’un poids qui je le sais alourdit chaque jour un peu plus ta peine. Beaucoup de professeurs comme toi n’ont pas osé parler ou pire n’ont pas été écoutés quand ils ont eu la force de le faire. Tu m’as confié ta douleur et je souhaitais afin de te protéger m’en faire l’écho à ta place. Cette minute de silence en hommage à Samuel Paty t’aura sûrement parue bien courte. Elle incarne ce silence dont tu souffres aujourd’hui.

Car c’est de protection qu’il est question hélas désormais. Oui, l’ambiance est terrible à l’école en ce moment, et je sais que tu es parcouru de doutes viscéraux depuis de nombreuses années sur ton métier mais également à l’égard des élèves auxquels tu es parfois confronté. L’amertume te gagne et il n’est pas bon de garder sur le cœur de telles souffrances, comme des milliers de tes collègues le font aussi. On ne devrait pas avoir le sentiment d’être « confrontés » à ceux à qui on est censé transmettre la connaissance. Or, c’est de plus en plus d’affront dont il est question, m’as-tu confié.

J’avais 13 ans, j’étais déjà curieux, un peu turbulent, déjà bavard. En début de carrière, venu du Sud, tu es arrivé dans mon collège d’Andrésy, à trois kilomètres de Conflans, avec l’accent chantant pour nous partager les valeurs essentielles en lesquelles tu croyais de liberté, d’égalité, de fraternité, de laïcité, de tolérance et d’ouverture. Ton métier d’enseignant d’histoire-géographie en collège, tu l’as désormais dans les veines depuis près de trente ans et tu m’a transmis à l’époque la connaissance comme aucun professeur lorsque j’étais adolescent.. Je te respectais et j’étais fasciné. Si je m’intéresse aujourd’hui tant à la géopolitique, à la politique, à la géographie, à l’histoire, et que j’en ai fait mon métier : c’est grâce à toi et pour cela je te remercie toi avant tout mais aussi la République pour ce qu’elle parvenue à faire de nous, de toi comme de moi. La vie est un circuit périlleux avec une série de virages qui nous transforment. Tu as transformé ma vie et tu es devenu depuis un de mes meilleurs amis. C’est à mon tour d’agir.

Mais voilà, c’était avant et dans les années 1990, nous n’imaginions pas à la fois ce glissement du monde, de la société, et d’un certain nombre vers l’idéologie radicale qui pourrit chaque jour un peu plus le fruit républicain. Les débats sans fin qui irriguent la société autour de l’islam, du voile, de l’intégration, du communautarisme, n’étaient pas aussi prégnants et l’affaire du voile de Creil était encore une affaire récente dont nous n’imaginions pas qu’elle aurait tant d’autres épisodes à venir. Tout comme l’emprise de l’extrême-droite qui était encore à ses balbutiements et était loin d’avoir un candidat présidentiable comme aujourd’hui. La société n’était pas polarisée comme aujourd’hui, et il n’y avait pas internet. Nous vivions dans un cocon bienveillant de pédagogie où ta parole républicaine comme celle de tes collègues était parole d’évangile. Le débat était vif et sans conséquences.

Faut-il attendre un tsunami ?

La mort de Samuel Paty a fait pour toi comme pour des millions de nos concitoyens l’effet d’une bombe psychologique à fragmentation. Nous voilà tous touchés en plein cœur. On peut désormais mourir aujourd’hui dans ton métier pour un cours sur la liberté d’expression. Tu avais alerté ta hiérarchie depuis des années sur les dérives auxquelles tu assistais quotidiennement face à des jeunes qui non seulement t’affrontaient idéologiquement dès leur plus jeune âge, mais contestaient même tes propos. Parce que sur internet, l’on lit autre chose ou que surtout des parents véhiculent un message bien différent à domicile que celui que tu t’évertues encore à faire passer en classe. Tu as plusieurs fois dénoncé des propos surréalistes d’élèves à ta hiérarchie sur les femmes, les Juifs, les homosexuels, Israël, ou Hitler. On t’a alors accusé d’être islamophobe. Toi ? Laisse-moi sourire.

Pendant le confinement, tu me confiais le cas d’un bon élève de terminale qui te faisait parvenir tous ses devoirs écrits désormais signés à la fin par « La religion finale ». Une fois encore, tu as alerté tes supérieurs qui ont minimisé la chose et ont préféré le silence. Tu as alors prévenu l’inspection et on t’a conseillé de ne pas faire de vague. Que ce n’était pas le moment. Faut-il attendre un tsunami ? Tu avais la conviction profonde d’avoir des élèves déjà radicalisés et l’on ta répondu que la priorité de nos jours était de surveiller… la montée de l’intégrisme chrétien ! La claque pour toi. D’autres élèves se sont mis à refuser de s’asseoir à côté d’une fille, ou de noter des points d’histoire très précis de ton cours allant à l’encontre du discours religieux. Aux yeux de tes collègues, tu devenais un facho, toi le professeur qui a toujours été de gauche, ouvert, considérant chaque élève égal à un autre et méritant tous le meilleur de ce que la République offre. Et ce sans discrimination.

La foi n'y est plus

Alors je sais que comme beaucoup de tes collègues, tu vis désormais cela quotidiennement comme un Cistercien, mais ici dans un silence qui ronge plus qu’il n’élève, et que tu n’oses plus afficher publiquement par pudeur, par crainte aussi peut-être, mais surtout car tu ne veux certainement pas céder au désespoir, ce à quoi tu assistes chaque jour en cours dans ton nouveau collège à proximité de Conflans.

Car Conflans, c’est ni plus ni moins qu’un collège comme tous les collèges de France : une petite minorité agitée qui se rebelle et conteste l’ordre républicain et qui sape chaque jour un peu plus les fondements sur lesquels nous parvenons à faire encore un peu « société ». Je sais que tu veux continuer à croire que tout est encore possible et que tu aspires à finir ta carrière telle que tu l’as commencé : avec énergie, conviction, passion, et détermination. Mais voilà. La foi n’y est plus. Soyons clairs. Et le silence assourdissant de ta hiérarchie au nom d’une prétendue paix sociale devenue désormais de façade risque bien de se retourner à l’avenir contre la société tout entière. Tu l’auras prévenu. Moi je te dis une fois encore merci Jean-Pierre car sans toi, ce qui arrive à certains, aurait pu arriver à des copains autour de moi, voire qui sait peut-être à moi aussi. La tolérance s’apprend, ce n’est jamais espérons-le un vain effort.

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