Ce n’est pas en jouant avec les peurs et en cherchant à créer des "effets de choc" que la population va s’approprier les restrictions qui sont mises en place
"Je suis choquée", telle est la petite phrase que Rachida répète mécaniquement dans ce sketch célèbre d’Elie Semoun. Elle l’aurait très certainement été en entendant le Ministre belge de la Santé admettre sans aucune ambiguïté que la fermeture des commerces considérés comme "non-essentiels" avait servi à créer un "effet de choc" au sein de la population. Il fallait en quelque sorte éduquer la population par la peur, car tout le monde sait parfaitement bien que la peur a toujours été un vecteur de progrès économique et social.
Publié le 01-12-2020 à 16h35
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Une opinion de Mikael Petitjean, professeur à l'IESEG et à la Louvain School of Management, Chief Economist chez Waterloo Asset Management.
Faut-il être aveugle à ce point pour ne pas voir que la grande partie de la population est paralysée par la peur depuis mars ? Jamais elle n’aura traversé une période aussi longue et angoissante sur le plan collectif depuis la Seconde Guerre mondiale, période durant laquelle la mort s’invitait inopinément dans nos familles beaucoup plus souvent qu’aujourd’hui. L’espérance de vie a augmenté de 20 ans environ depuis 1940, soit un tiers d’années de vie en plus. Un ami reconnaissait d’ailleurs que "cette épidémie est terriblement déstabilisante car, pour un nombre croissant de gens comme moi, la pire chose qu’il leur soit arrivé, c’est un bras cassé".
Des méthodes d'un autre âge
Quel que soit le niveau intellectuel de la population, rien ne justifie l’emploi de thérapies collectives de "choc" qui sont des méthodes d’un autre âge. Nous ne sommes pas aux lendemains de la Révolution française, le 5 février 1794, lorsque Robespierre déclarait : "Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement en révolution est à la fois la vertu et la terreur : la vertu sans laquelle la terreur est funeste ; la terreur sans laquelle la vertu est impuissante". Cela signifierait-il qu’aujourd’hui la vertu sanitaire justifierait l’emploi de la peur ? Ce ne sont heureusement plus les têtes qui tombent, juste les bras, les miens en tout cas. Cela démontre à nouveau que l'enfer est pavé de bonnes intentions, notamment lorsqu’il s’agit de protéger la population "à l’insu de son plein gré" contre une fraction très minoritaire qui agit de manière irresponsable.
Une alliance durable avec la population est indispensable
Derrière ces "commerces non-essentiels", il y a pourtant également des vies humaines, celles des commerçants, minoritaires également, dont la santé, notamment psychologique, est en jeu. Une partie de la population est d’ailleurs schizophrène sur ce plan : elle se plaint de la disparition des commerces et semblait approuver les mesures de confinement strictes à leur égard, qui bénéficient aux grandes multinationales qu’elle déclare ne pas aimer. Elle semble également oublier que le commerçant ne peut pas compter sur un salaire ou une indemnité fixe qui tombe à la fin du mois.
La manière dont cette décision de fermeture a été prise, est extrêmement déroutante. Aucune étude scientifique sérieuse ne démontrait que les commerces, hormis les bars, cafétarias et salles de sport, sont des foyers de contagion plus importants que les grandes surfaces. Et même si tel était le cas, ce n’est pas en jouant avec les peurs et en cherchant à créer des "effets de choc" que la population va s’approprier les restrictions qui sont mises en place, notamment lors des fêtes de fin d’année. Ne pourrions-nous pas plutôt utiliser des mesures, normes, contraintes, critères scientifiques les plus objectivables possible, précisément pour nous prémunir contre ces jugements subjectifs, moralisateurs, et de nature dictatoriale ? Pour que la population intègre ces restrictions objectivées, une alliance durable avec la population est également indispensable ; il est impossible de la sceller en jouant sur la peur et la chancelière Angela Merkel a remarquablement réussi cet exercice.
La destruction créatrice
L’enjeu est colossal. Le développement de nos sociétés et la qualité de nos existences dépend cruellement de la confiance que nous avons à l’égard de nos proches, de nos amis, de nos collègues, des gens que nous croisons dans la vie, et des institutions qui organisent notre vivre ensemble. Il y a eu des lacunes sur les plans organisationnel et communicationnel, à tous les échelons ; elles sont compréhensibles mais cet échec est préoccupant car il creuse la défiance de la population à l’égard des institutions qui, elles-mêmes, cherchent à se protéger contre les menaces de poursuites judiciaires, en allant jusqu’à s’adresser à la population comme si elle sortait à peine de l’école gardienne. Cette fracture est grave de mon point de vue et elle explique le rejet des recommandations qui viennent "d’en haut" et la méfiance à l’égard des comportements de ceux qui se sentent regardés "de haut".
Les mesures de prohibition fonctionnent rarement et interdire les réunions familiales de fin d’année aurait été une décision d’autant plus contreproductive que la défiance est forte. Malheureusement, si la population pense que l’on joue avec "ses peurs", ce seront les mesures de restriction et de distanciation sociale qui ne seront même pas prises en compte. Or, cette défiance est déjà très forte en France et en Belgique, comme le démontrent les enquêtes d'acceptabilité sur les intentions de vaccination contre la Covid-19. Ce n’est pas tant l’effondrement du capital économique qui me préoccupe ; la destruction créatrice va fonctionner, douloureusement certes, mais elle va permettre de recréer de l’activité, souvent de manière plus efficace qu’auparavant. C’est surtout l’effondrement du capital confiance qui m’inquiète profondément.