Le Conseil d'État a-t-il favorisé les croyants ?
Le Conseil d’État a considéré le 8 décembre que les restrictions "Covid" prévues dans l'arrêté ministériel du 28 octobre portent atteinte de façon disproportionnée à la liberté de membres de la communauté juive de pratiquer leur culte. Objet d’une polémique, cet arrêt n’en contient pas moins des enseignements importants.
Publié le 15-12-2020 à 11h42 - Mis à jour le 15-12-2020 à 12h39
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Une opinion de Mehmet Saygin, juriste et auteur du livre La laïcité dans l’ordre constitutionnel belge.
Le Conseil d’État a considéré, prima facie (donc à première vue), que les restrictions "Covid" prévues dans l'arrêté ministériel du 28 octobre 2020 tel que modifié par l’arrêté ministériel du 28 novembre 2020 portent atteinte de façon disproportionnée à la liberté de membres de la communauté juive de pratiquer collectivement leur culte. Objet d’une polémique, cet arrêt du 8 décembre 2020 n’en contient pas moins des enseignements et des rappels importants en matière de liberté religieuse et de non-ingérence réciproque entre les Églises et l’État.
Pour rappel, l’arrêté ministériel prévoit une interdiction de l’exercice collectif du culte, avec quelques exceptions : maximum cinq personnes (enfants de moins de douze ans non compris) pour un mariage, maximum quinze personnes (enfants de moins de douze ans non compris) pour un enterrement, maximum dix personnes pour l’enregistrement d’un office religieux en vue de sa diffusion via les canaux disponibles.
Deux arguments
Or, deux arguments ont été mis en avant par les requérants (une synagogue, ses gestionnaires et quelques fidèles) pour demander l’annulation des dispositions en matière d’exercice du culte.
1. Les exceptions très limitées prévues à l’interdiction générale d’exercice collectif du culte contenue dans l’arrêté ministériel sont établies sur mesure pour une seule communauté religieuse, à savoir la communauté catholique romaine, et les particularités de l’exercice collectif du culte par les croyants juifs sont, elles, touchées par l’interdiction générale. En ce sens, il y a une différence de traitement, limitation manifestement disproportionnée de la liberté religieuse et donc violation des articles 19 de la Constitution, 9 de la Convention européenne des droits humains ainsi que 18 et 27 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
2. Les exceptions prévues dans l’arrêté ministériel ne peuvent, même par extrapolation, pas s’appliquer à la communauté juive. Exemple : une cérémonie de mariage juif nécessite la présence de minimum dix hommes juifs. Autre exemple : la foi juive ne permet pas de filmer pendant que les fidèles prient, ni que les images soient diffusées parmi tous les croyants. Si l’objectif de santé publique en contexte de pandémie est légitime, la mesure contenue dans l’arrêté ministériel est excessive et il convient de trouver une mesure qui permet d’atteindre le même objectif tout en constituant une voie moins attentatoire à la liberté fondamentale de culte.
Le Conseil d’État suit l’argumentation mobilisée par les requérants et il souligne par ailleurs qu’il ne lui revient pas - et plus largement qu’il ne revient pas à l’État - de se prononcer sur la bonne manière de pratiquer la religion juive. Cela rejoint ce que la Cour de cassation rappelait déjà dans un arrêt de 1834 : "La liberté de conscience et de culte est le droit pour chacun de croire et de professer sa foi religieuse sans pouvoir être interdit ni persécuté de ce chef ; d’exercer son culte sans que l’autorité publique puisse, par des considérations tirées de sa nature, de son plus ou moins grand caractère de vérité, de sa plus ou moins bonne organisation, le prohiber soit en tout, soit en partie, ou y intervenir pour le régler dans le sens qu’elle jugerait le mieux en rapport avec son but, l’adoration de la divinité, la conservation, la propagation de ses doctrines et la pratique de sa morale."
La liberté de culte
La liberté religieuse et le principe de non-ingérence réciproque entre les Églises et l’État se traduisent donc par l’interdiction faite à l’État de définir le dogme, a fortiori le "bon" dogme. En d’autres termes, il ne revient pas à l’État de prononcer des jugements de valeur concernant certaines pratiques religieuses. En l’espèce, les autorités publiques ne peuvent pas, dans leur action, aller jusqu'à considérer que des croyants ont une pratique cultuelle dépassée et qu’ils feraient mieux de s’adapter à notre époque, notamment à l’évolution technologique. Cela ne veut pas dire que l’État ne peut pas encadrer ou limiter la liberté religieuse, qui n’est pas absolue, mais il ne peut pas le faire en invoquant des motifs théologiques.
Certains s’offusquent que le Conseil d’État accueille favorablement un recours en matière de liberté religieuse alors qu’il en a rejeté d’autres notamment en matière de couvre-feu. Cette situation peut s’apparenter au résultat d’une approche discriminatoire qui fait la part belle aux croyants. Cela ne me semble pourtant pas être le cas. Le couvre-feu n’équivaut pas à l’interdiction totale de se déplacer, mais à une limitation des déplacements suite à une mise en balance entre la liberté de circuler et les impératifs de santé publique. L’interdiction de pratiquer collectivement son culte, au contraire et à quelques strictes exceptions près, est totale, ce qui est d’autant plus problématique que la liberté de culte est, comme le rappelle la Cour constitutionnelle dans un arrêt de 2016, "l’une des valeurs fondamentales de la protection que la Constitution confère aux sujets de droit".
Corriger ce déséquilibre
Ce que le Conseil d’État indique, en l’espèce, c’est que la mise en balance effectuée par l’État révèle un déséquilibre au détriment de la liberté religieuse. Il invite dès lors fort logiquement les autorités à corriger ce déséquilibre, tout en ne perdant pas de vue les impératifs de santé publique en contexte de pandémie. Il ne s’agit donc pas d’opposer santé publique et liberté religieuse (aussi bien celle des juifs et des catholiques que celle des protestants, des bouddhistes, des musulmans, des athées, etc.), mais de garantir la première tout en ne portant pas atteinte de façon disproportionnée à la seconde.
Le titre est de la rédaction.