Matérialiste, aliénante, désincarnée : notre société est-elle dénuée de valeurs?
Sommes-nous vraiment des citoyens n’ayant plus aucunes valeurs ? Et si nous nous trompions sur nous-mêmes et sur le remède à apporter à notre société, nous qui voulons y promouvoir de grandes valeurs absolues et générales ?
Publié le 13-01-2021 à 10h18 - Mis à jour le 13-01-2021 à 11h03
:focal(1275x596.5:1285x586.5)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/H643EPUE2VHBPIQ3MRJK6622HE.jpg)
Une opinion de Rudolf Bernet et Catherine Petit, respectivement philosophe et psychiatre.
Il se dit que les gens, à notre époque, n’ont plus de valeurs. Est-ce vrai et qu’est-ce qu’une valeur ?
Une valeur, c’est une chose qui vaut ou qui est valide - généralement pas seulement pour moi, mais pour nous, c’est-à-dire pour une communauté dont nous faisons partie et dont les membres sont en relation les uns avec les autres. C’est aussi une chose qui, malgré son immatérialité, nous habite et que nous habitons. Les valeurs sont en nous et, en même temps, nous dépassent. Plus intérieures à nous que nous-mêmes, elles nous conduisent cependant au-delà de nous-mêmes, c’est-à-dire de nos besoins et désirs les plus immédiats.
Est-ce à dire que les valeurs se situent au-dessus de nous et de notre vie concrète, qu’elles s’imposent à nous et que nous devons nous incliner devant leur grandeur ? N’est-il pas plus juste de dire que nous nous en "inspirons" quand nous prenons une décision et agissons ou encore que nous "aspirons" vers elles ?
S’il en est ainsi, il faut admettre que toute vie humaine porte en elle un élan vers un dépassement de sa condition matérielle, qu’elle est faite de projets et de recherche de sens. C’est ce que les philosophes appellent la "transcendance" de l’existence humaine. Certains ajoutent la précision que, dans notre rapport à nos valeurs, il s’agit d’une "transascendance plutôt que d’une transdescendance". Ils veulent dire par là que les valeurs, loin de nous gouverner de haut, ont leur origine dans notre vie concrète et sa recherche d’orientation. En respectant ou honorant "nos" valeurs, nous n’obéissons donc qu’à nous-mêmes - de préférence au meilleur de nous-mêmes.
Les valeurs concrètes et abstraites
La conduite de notre vie s’inspire de différentes sortes de valeurs. Pour aller vite, on peut faire une distinction entre les valeurs concrètes et les valeurs abstraites.
Ce qui rend une valeur concrète, c’est son contenu et la manière dont elle prend corps dans nos pensées et actions. Parmi ces valeurs concrètes, certaines gouvernent notre vie biologique, d’autres nos relations humaines, d’autres encore notre vie intellectuelle spirituelle. On peut ainsi citer les valeurs de la santé, du souci du bien-être d’autrui, de la vérité ou de l’authenticité. Ces différentes valeurs sont cependant "cumulables" entre elles. Ainsi, la valeur de l’authenticité se fait aussi valoir dans la manière dont nous prenons soin de notre santé, dont nous nous soucions des autres, dont nous prions. Ce qui rend les valeurs citées concrètes, c’est la manière dont elles s’adaptent à des situations particulières et des personnes singulières. Les valeurs abstraites sont donc, tout simplement, celles qui, dans leur affirmation, usage et validité, font abstraction de la vie concrète des personnes. On pourrait citer la "réussite" ou "l’argent" comme exemples de telles valeurs abstraites, c’est-à-dire trop formelles et trop générales.
L’ennui, c’est que même une valeur concrète court toujours le danger de devenir abstraite. Prenons l’exemple de l’amour. En principe, il s’agit d’une valeur concrète : on aime toujours une personne singulière ; et l’amour pour cette personne est d’autant plus valable ou authentique qu’il est dynamique et s’adapte à un moment déterminé, à l’état particulier de santé ou de maladie, de joie de vivre ou de tristesse, d’épanouissement ou d’accablement de la personne aimée. Mais quand on nous demande d’aimer tout le monde, toujours, et sans faire la distinction entre les personnes qui nous sont proches et celles que nous ne connaissons pas, l’amour devient une valeur abstraite.
Prenons un autre exemple, celui du travail. La valeur de notre travail est concrète quand, dans une situation particulière et à un moment précis de notre vie, il est bien fait, utile, épanouissant, généreux et solidaire, respectueux du milieu et des personnes, attentif aux générations futures… En revanche, la valeur de notre travail devient abstraite quand elle n’est plus mesurée qu’à l’aune de la réussite ou de l’argent. Un certain humanisme et un certain capitalisme sont donc de bons exemples d’une compréhension de la vie humaine qui s’inspire de valeurs purement abstraites et trop générales.
La domination des valeurs abstraites
Si on se risque à jeter un regard critique sur la société contemporaine, on est moins frappé par son absence de valeurs que par la domination des valeurs abstraites, tel que, justement, l’argent ou le succès. Cette critique se trompe cependant de cible quand elle conteste à l’argent ou au succès toute valeur, ou quand elle prétend que ce ne sont pas de "bonnes" valeurs. Car toute valeur est bonne "en soi". Ce qui peut la rendre mauvaise, c’est seulement l’usage que nous en faisons. Aux griefs de l’abstraction, de la formalisation et de la généralisation que nous avons déjà mentionnés, il faut ajouter celui d’une "absolutation" qui consiste à faire d’une seule valeur une valeur absolue. Une valeur n’est vraiment bonne "pour nous" que si elle fait chœur avec d’autres valeurs, et que si nous lui donnons un sens concret. Pour reprendre notre exemple du travail : déterminer sa valeur uniquement en fonction de l’argent qu’il produit ou encore du succès personnel auquel il contribue, c’est faire abstraction d’une large part de son sens et du bien qu’il peut nous faire. De même, faire de l’amour de tous les humains une valeur absolue, sans se soucier de la singularité des personnes et de la particularité de leurs situations, c’est amputer la valeur de l’amour de son sens concret et incarné.
Ce n’est donc pas à force de promouvoir des valeurs abstraites, générales et absolues qu’on guérira la société contemporaine de son prétendu manque de valeurs.
Le chapô et les intertitres sont de la rédaction.