La numérisation de la justice risque de déshumaniser les procès

"L'incarnation" des débats est et restera la condition sine qua non d'une justice humanisée.

Contribution externe
La numérisation de la justice risque de déshumaniser les procès
©Belga et Flemal

Une carte blanche de Manuela Cadelli, juge au tribunal de première instance de Namur et ancienne présidente de l'Association syndicale des magistrats.

La justice sera numérique ou ne sera pas. Voilà l’engagement pris le 10 novembre 2020 devant la commission Justice de la Chambre par le ministre Vincent Van Quickenborne [Open VLD]. Le 5 janvier 2021, dans le cadre d’un webinaire organisé par les barreaux flamands, il a affirmé que la numérisation va permettre de réduire considérablement le nombre des audiences en justice.

Certains changements sont attendus avec impatience, liés à une efficace informatisation des services et au-delà, à la dématérialisation des sources et de certaines étapes procédurales, parmi lesquelles une large part mérite en effet d’être numérisée tant il n’est pas raisonnable que des kilomètres soient aujourd’hui parcourus pour demander le report d’un dossier ou pour déposer physiquement des pièces au greffe.

Deux domaines doivent par contre être l’objet de notre plus grande vigilance. Je veux parler de la marginalisation, voire à terme de la suppression de l’audience, au profit de la vidéoconférence. Mais je veux parler aussi de l’émergence d’une justice algorithmique ou "robotisée", favorisée par la prétendue "aide", fournie par l’IA.

Ne pas désincarner l’audience

J’évoque ici l’audience où le dossier est plaidé avant d’être pris en délibéré, et où le procès est véritablement traité dans le cadre d’un débat noué entre les parties et le juge. Cette audience-là ne pourra jamais être numérisée ou "désincarnée", cela pour au moins deux raisons.

Elle est d’abord régie par l’article 148 de la Constitution qui dispose que "Les audiences des tribunaux sont publiques". Cette publicité est incompatible avec leur numérisation car elle constitue pour le justiciable une garantie hautement démocratique. Le juge et les parties y œuvrent en effet sous le contrôle des autres personnes présentes dans la salle - en matière correctionnelle, sous l’œil de la presse - mais aussi sous le contrôle qu’ils exercent réciproquement les uns sur les autres en temps réel. Chaque acteur du procès a une perception en trois dimensions et à large spectre, du scénario qui se joue à l’audience. Le professeur Jacques Englebert indique justement que la séquence ne saurait tolérer aucun hors-champ. Tous les principes de justice liés au respect du contradictoire, à l’impartialité du juge, à la présomption d’innocence, ou encore au respect des droits de la défense, s’opposent radicalement à ce que les débats se tiennent dans le cadre réduit des deux dimensions de la vidéoconférence, qui implique, in se, un tel hors-champ, par nature antidémocratique car susceptible de nourrir tous les soupçons.

Elle est ensuite techniquement incompatible avec un élément essentiel du procès, à la fois philosophique et politique : l’éthique communicationnelle, soit la dialectique et la maïeutique qui doivent marquer les débats, interactifs, entre le juge et les parties. Avec la perception des regards et du langage non verbal qui s’y expriment, de la sincérité ou des hésitations observées, grâce à la présence physique des parties et des avocats. Il n’est pas rare que de ces échanges et des questions que pose le tribunal, "quelque chose" de totalement imprévu surgisse, par l’effet d’une forme de processus analytique, qui contrarie les évidences, les "préjugements", ou les simples prévisions des parties, et serve la juste issue à donner au dossier. Cette "richesse", cette "tierce production" n’émergera jamais des deux dimensions de la vidéoconférence, et de la sécheresse technique - ou des ratés, nombreux - des échanges qu’elle induit. Spécialement en matière pénale, où selon la Cour européenne des droits de l’homme, la personne accusée a le droit d’assister "personnellement" à son procès ; le droit en somme de rencontrer, en face-à-face, le juge qui va statuer sur son sort, soit la condamner ou l’acquitter. Car justement, le procès pénal est d’abord l’occasion d’une "rencontre" entre un citoyen et son juge dont il attend qu’il lui rende justice, même s’il est coupable. Surtout s’il est coupable. C’est précisément dans cet "espace-temps" que se situe toute la part d’humanisme légitimement réclamée par priorité par les citoyens. "L’incarnation" des débats est donc et restera la condition sine qua non d’une justice humanisée.

Ce que ne reconnaît pas l’algorithme

Quant à l’algorithme, il est présenté comme une simple "aide" à la décision du juge. La story est connue : il serait possible à l’avenir de déduire du déchiffrage de la masse des data précédemment recueillies, les règles applicables au contentieux présent et à venir. Étant prétendu que chaque dossier présente des éléments semblables à d’autres dossiers, déjà tranchés, pour les trancher plus rapidement, ou plus "efficacement". Ce qui a déjà été jugé vaudrait donc recommandation.

Ceci contrarie d’emblée un principe fondamental de justice qui veut que chaque dossier présente des particularités de fait ou techniques, mais surtout une part d’humanité singulière. Particularités et singularité toujours susceptibles de produire, nécessairement au terme d’un débat analytique, une décision inédite, porteuse parfois de profonds bouleversements du droit applicable. Une décision qui va dire ce qui doit être jugé en l’espèce, et non ce qui a déjà été jugé.

Mais la story en marche veut nous rassurer : le juge créatif resterait libre de se départir du résultat proposé par l’algorithme. C’est là pécher par naïveté, tant il est désormais impossible d’abstraire la question de l’IA de la logique gestionnaire propre au new management public qui impose à tous les services publics de faire plus, ou mieux, avec moins (ainsi dans la justice, moins d’effectifs, moins de bâtiments, et bientôt moins d’audiences ?). Logique qui conditionne l’octroi de leurs budgets à leur output ou leur production. Ainsi, si vous êtes évalué, et si votre service reçoit des budgets - limités par exemple dans le cadre d’une enveloppe fermée - sur la base du nombre de décisions ou d’actes produits, il est acquis que la possibilité de s’écarter de la solution algorithmique, par une motivation plus élaborée et plus appropriée, se verra en soi discréditée et réduite au fil du temps à peau de chagrin. Car nécessité fera loi. Il est tout aussi acquis que cette rationalité gestionnaire et technique l’emportera à l’avenir sur toute considération humaniste, non chiffrée et donc non intégrée dans l’algorithme, car considérée comme surnuméraire. C’est donc l’essence même du service rendu qui en sera profondément viciée.

Ainsi, sous couvert de modernité et de réalisme, le marché de l’IA animé d’investisseurs et de lobbyistes impatients, et alliés objectifs du new management public, sera-t-il habile prochainement, si l’on n’y prend garde, à disqualifier et démanteler l’essence des fondamentaux humanistes de la justice : l’audience publique et la motivation spécifique à chaque affaire.

>>> Titre, chapô et intertitres sont de la rédaction. Titre original : "Numérisation et justice : non à la désincarnation du procès, non à la dénaturation du service rendu".

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