"Les écrans sont l’arme du crime idéale pour siphonner notre attention"
Nous consultons en moyenne plus de 221 fois notre smartphone chaque jour, soit une fois toutes les six minutes... Et cela ne nous rend pas automatiquement plus intelligent. Gérald Bronner est notre invité.
Publié le 15-01-2021 à 14h14 - Mis à jour le 05-02-2021 à 18h14
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Le sociologue Gérald Bronner est notre invité "franc-tireur" pour son livre "Apocalypse cognitive" publié aux Presses universitaires de France.
Né en 1969 à Nancy, Gérald Bronner est professeur de sociologie à l’Université de Paris, membre de l’Académie des technologies et de l’Académie nationale de médecine. Auteur de nombreux ouvrages, il fut notamment primé pour La Démocratie des crédules, publié en 2013.
Qualifié de sociologue rationaliste, spécialiste des croyances et des complots, il se bat pour "ouvrir les sciences humaines et sociales aux sciences cognitives et aux neurosciences ", résumait Libération en 2019. Ce faisant, Gérard Bronner bouscule la sociologie et la prééminence de l’idée du déterminisme social qui ne permettrait pas, selon lui, de comprendre le réel. Bref, regardons - aussi - notre cerveau pour comprendre qui nous sommes, insiste-t-il. Pour cela, le numérique est un bon outil. Les traces que nous y laissons dressent un miroir de ce que nous sommes, de ce que nous aimons, de ce sur quoi nous nous jetons dès que nous avons une minute devant un écran. C’est en nous observant dans ce miroir que le sociologue essaye de comprendre ce terrible paradoxe : pourquoi ne sommes-nous pas plus intelligents que nos ancêtres, nous qui bénéficions de bien plus de temps et d’informations qu’eux pour nous cultiver ?
L'entretien
L’industrie du chewing-gum est en crise, soulignez-vous en guise d’anecdote. Ses ventes sont en chute libre depuis plusieurs années. Pourquoi ?
Le chewing-gum est rarement inscrit sur nos listes des courses. Il s’agit plutôt d’un achat compulsif réalisé aux caisses des supermarchés pour tromper notre ennui ou pour faire patienter les enfants. Or, cette disponibilité mentale que nous avions lorsque nous attendions aux caisses a été captée par nos écrans, sur lesquels nous plongeons désormais dès que nous avons un instant de libre. On rate du coup la proposition du réel qui, dans ce cas-ci, est celle de nous vendre un chewing-gum. C’est une des principales explications de la chute de cette industrie.
Justement, pourquoi les écrans nous fascinent-ils tant ? Est-ce parce qu’ils s’adressent à notre sens visuel, ou est-ce grâce à ce qu’ils nous proposent ?
Les deux. Les écrans ne sont pas maléfiques en eux-mêmes, mais ils sont l’arme du crime idéale, car ils ont toutes les qualités pour capter notre attention. Les sens de la vue puis de l’ouïe, par lesquels ils nous attrapent, sont les deux principaux sens de traitement de l’information qui sollicitent les plus grandes parties de notre cerveau. C’est en cela que les écrans constituent un piège attentionnel et qu’ils siphonnent notre disponibilité mentale.
Là est justement le point de départ de votre livre. Jamais nous n’avons bénéficié d’autant de temps pour nous cultiver et jamais nous n’avons eu autant d’informations à notre portée. Pourtant, sans doute jamais n’y a-t-il eu autant de "platistes" - de personnes affirmant que la Terre est plate -, jamais les croyances farfelues n’ont gagné une telle audience qu’aujourd’hui. Comment le comprendre ?
En effet, grâce à l’externalisation des tâches domestiques, à l’allongement de la vie, au temps moindre passé au travail… nous avons pu libérer un temps de cerveau considérable. On estime que, par rapport au XIXe siècle, on bénéficie de huit fois plus de disponibilité mentale pour penser, réfléchir, apprendre, nous cultiver. Seulement, ce trésor inestimable est en partie capté par les écrans et ce qui s’y passe. On remarque également que les informations rationnelles ne dominent pas la libre concurrence des idées ; la vérité ne peut pas se défendre toute seule. Ce qui s’impose sur le marché de l’information, ce sont les meilleurs produits, non pas du point de vue de la raison, mais du point de vue de la satisfaction qu’ils apportent à notre cerveau.
Quels sont ces produits qui sortent du lot, qui vont capter notre attention ?
Les informations qui flatteront notre ego par exemple, ou celles qui répondront à notre goût pour les conflits, pour le clash. Aujourd’hui, en France, nous nous enflammons et nous indignons collectivement en moyenne tous les deux jours à propos d’un nouveau sujet. Une étude sur Weibo, le Twitter chinois, a montré que l’émotion qui se propage le plus est celle de la colère. Il y a aussi les raisonnements qui se présentent comme intuitifs, qui nous paraissent vrais, mais qui sont faux. Ces raisonnements s’adressent à ce que l’on pourrait appeler la face obscure de notre cerveau, celle qui penche pour des explications qui nous rassurent, accompagnent et semblent confirmer nos a priori. Certains leaders néo-populistes applaudissent de tels arguments. Je pense à Donald Trump qui encourage le recours à l’hydroxychloroquine, car il dit "bien sentir cette molécule". Évidemment, la sexualité est un autre domaine de ce qui attire notre attention. Les vidéos porno sont les vidéos de loin les plus regardées. Songez que pour un seul site, le leader du marché mondial, on compte chaque année 629 000 années de temps de cerveau disponible qui s’évaporent dans la contemplation du porno. Je n’ai aucun rapport moral à cela, le problème est plutôt la mesure de ce phénomène. Où s’évapore notre disponibilité mentale, qui est le plus précieux trésor de l’humanité ? Chaque jour, un milliard d’heures de vidéos YouTube sont regardées, et 70 % de ces vidéos proviennent des suggestions que nous fait YouTube. Par ce biais, ce site peut éditorialiser le monde, nous le faire voir d’une certaine façon.
Qu’est-ce que l’éditorialisation du monde ?
La masse d’informations à notre disposition est telle qu’il faut l’ordonner, en prioriser certaines. Cette hiérarchisation des informations va nous faire voir le monde d’une manière ou d’une autre. Longtemps, ce travail était réalisé par les journalistes en fonction de ce qui leur paraissait le plus important. Désormais, cette éditorialisation est de plus en plus pieds et poings liés à une logique de marché de l’attention, c’est-à-dire non plus à un idéal journalistique par exemple, mais à la demande supposée des hommes, à ce qui les attire et leur procure une satisfaction immédiate. Si, dans le marché dérégulé de l’information que nous connaissons aujourd’hui, l’offre de l’information s’indexe sur ce qui attire notre attention, comme la peur par exemple, nous aurons de plus en plus l’impression de vivre dans un monde violent et tourmenté. Il s’agit en quelque sorte d’une prophétie autoréalisatrice.
Sommes-nous alors voués à l’abrutissement ?
Non, mais pour en sortir, pour aborder avec justesse le carrefour civilisationnel auquel nous nous trouvons, il faut pouvoir regarder la réalité de ce que nous sommes dans le miroir que nous tend le numérique. C’est le sens de mon titre Apocalypse cognitive, dans lequel l’apocalypse est à entendre dans son sens original de révélation.
Mais comment en sortir ?
Il faut d’abord réguler le marché de l’information sans tomber dans des mesures liberticides. Le pouvoir politique doit aboutir à des accords communs avec les grandes entreprises du Net qui bénéficient d’un pouvoir immense qu’ils doivent assumer. Les journalistes, qui gardent un pouvoir malgré son affaiblissement, doivent redoubler d’attention pour ne pas penser leur offre en fonction de la demande supposée et de ce qui fera réagir spontanément. Il y a également la régulation individuelle. À nous de toujours décider consciencieusement de partager, de liker ou non une information, de la lire avec rigueur. Cela impose que nous enseignions la pensée méthodique, la véritable pensée critique. Mais ce qui m’importe le plus dans ce livre, c’est l’élaboration d’un récit politique qui nous manque pour rebondir. Aucun des principaux récits politiques, aucune des deux "matrices narratives" qui se disputent aujourd’hui ne nous permettent de prendre conscience de ce que nous sommes.
Quels sont ces récits politiques ?
Le premier récit est le néo-populisme dont Trump est une des figures. En privilégiant par exemple le "bon sens", "ce que le peuple veut", ce néo-populisme essaye de donner une légitimité politique à nos compulsions intellectuelles, à anoblir nos intuitions.
Mais la "sagesse populaire", le bon sens n’existent-ils pas ?
Oui, mais tout autant que l’irrationalité et les erreurs de notre cerveau quand il fait face à un risque imprévu par exemple.
Et quel est le deuxième récit politique ?
C’est le récit qui se rattache à la matrice narrative de "l’homme dénaturé", qui affirme que l’homme n’est pas naturellement doté de penchants sombres, mais que c’est le capitalisme - ou le diable dans les récits religieux - qui les crée pour mieux nous manipuler et nous dominer.
Vous ne croyez donc pas au discours qui prétend que le capitalisme ou le néolibéralisme encourageraient nos plaisirs immédiats pour en profiter ?
Un encouragement, oui, puisque j’en appelle à la régulation rationnelle du marché cognitif. Ma réponse à ces deux récits est de dire, d’une part, que nous sommes soumis naturellement à des compulsions cognitives (contrairement à ce que prétend le récit de l’homme dénaturé), mais que nous ne sommes pas que cela (comme voudrait nous le faire croire le néo-populisme). Nous devons donc nous regarder tels que nous sommes, sans en être pétrifiés, et créer entre ces deux matrices un écart intellectuel et analytique pour penser un récit politique fondé sur la rationalité. Il y a en nous des ressources pour y arriver, mais, si nous ne les saisissons pas, nous irons vers une forme d’affaissement collectif. L’histoire n’est pas écrite, même si l’environnement numérique qui se constitue augmente le risque pour chacun de nous de rechercher et céder aux plaisirs immédiats, au détriment de la réflexion rationnelle.

Au dodo
L’Insee, l’Institut national français de la statistique et des études économiques, a montré qu’entre 1986 et 2010 les Français ont passé en moyenne 23 minutes de moins par jour dans leur lit. Les Français adultes dorment 6 h 42 par nuit en semaine, ce qui est trop peu. Idem pour les adolescents et les enfants, dont les nuits se raccourcissent trop. Même l’insomnie étend son empire sur les enfants. Et qui est en faute ? Les écrans. Il y a lieu de s’inquiéter, explique Gérald Bronner : le temps du sommeil est particulièrement nécessaire pour la construction des cerveaux, l’apprentissage, nos capacités intellectuelles, notre épanouissement et notre équilibre.
Extraits du livre
"Une enquête de 2016 révèle ainsi que nous consultons en moyenne plus de 221 fois notre smartphone chaque jour, soit une fois toutes les six minutes."
"L’indignation est un feu et les réseaux sociaux sont comme de l’essence. Le moindre événement, aussi banal soit-il, se transforme en enjeu moral impératif sur lequel tout le monde doit prendre position. Chacun de ces événements donne l’occasion aux individus d’exhiber leur intransigeance morale et la beauté de leur âme. Comme il se passe toujours quelque chose qui mérite notre désapprobation […], nous sommes en rage sans discontinuer et avons l’impression de vivre dans un monde épouvantable."
"En juin 2019, Tristan Harris, un ancien ingénieur de Google, a décrit en détail […] les tactiques cognitives utilisées par [les] géants du Web pour cambrioler [notre] attention : stimulation des réseaux dopaminergiques (par les likes, les notifications diverses), enchaînement des vidéos qui, lorsqu’elles ne sont pas vues en entier, créent un sentiment d’incomplétude cognitive, incitations à faire défiler un fil d’actualité, incitations à la peur de manquer une information cruciale… Tout est organisé pour nous faire prendre le vide ou le pas grand-chose pour un événement."