A-t-on fait de Donald Trump notre bouc émissaire?
Au-delà des condamnations justifiées par des faits, a-t-on aussi diabolisé Trump pour nous dédouaner de nos propres fautes, pour ne pas nous voir en lui ?
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Publié le 18-01-2021 à 09h24 - Mis à jour le 29-01-2021 à 17h20
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Le bouc émissaire est la personne sur laquelle on fait retomber les torts des autres. Mais qu’a-t-on fait de Donald Trump ? Au-delà des critiques et des condamnations de sa politique - s’appuyant sur des faits -, a-t-on aussi fait de lui notre bouc émissaire ? Le condamnant, le caricaturant, le moquant, le diabolisant sans nuances pour nous dédouaner de nos propres fautes, pour ne pas nous voir en lui, ou pour nous conforter dans le camp du Bien ? Entretiens.
Robert Redeker, philosophe: "Nous l’avons érigé en Satan"
A-t-on appréhendé Donald Trump avec justesse depuis notre Europe occidentale ?
Non. On assiste depuis son élection à la fabrique médiatique et digitale du Diable. Globalement, nous sommes sommés de le haïr si l’on veut mériter le nom d’homme. De plus, la censure qui s’abat sur Donald Trump venue des dirigeants des réseaux sociaux, ces parfaits représentants de l’idéologie auto-(prétendument)progressiste, est un événement bien plus important que sa défaite à l’élection présidentielle. Elle est inédite, constituant un précédent et un horoscope.
Mais n’y a-t-il pas des raisons objectives de condamner sa politique ? Et de suspendre son compte Twitter, par lequel il attisait les débordements et la violence ?
Bien sûr, Trump avait davantage sa place dans le cabinet d’un psychiatre qu’à la Maison-Blanche, mais nous ne devons pas nous leurrer sur nous-mêmes. Trump, en affichant des valeurs tenues pour caduques par la modernité occidentale, s’est placé dans la position du Diable, ou du Mal, auquel tout le monde est invité à faire la chasse. L’attitude de la majorité des médias et des dirigeants des firmes de nouvelle économie - l’économie digitale -, renforcée par le show-business, parodie ce qu’on appelait au Moyen Âge une "exposition en proie". Trump est bien une proie jetée en pâture à une meute à qui l’on espère enseigner à haïr le vieux monde et ses survivances. Exorcisme à bon marché, ce procès permanent en sorcellerie permet d’occuper sans trop d’interrogations le camp confortable du Bien. Ainsi, l’anti-trumpisme planétaire, cet exorcisme médiatique et digital, est-il un grand moment de pensée magique destiné à rester dans les annales de la superstition.
Pour vous donc, notre réaction face à Trump est aussi dangereuse pour la démocratie et la santé du débat public que sa politique ?
Oui. Je me répète, nous devons nous interroger sur la manière dont nous l’avons érigé en Satan. Trump joue un rôle de bouc émissaire sur lequel l’on projette toutes les haines, afin de se les masquer. L’enjeu psychosocial est de se dédouaner de la haine et de la violence, en accusant Trump d’en être le porteur. Les haines qui circulent dans la société, chez tous ses ennemis, chez tous ceux qu’il provoque par ses saillies, s’amalgament, se changeant en discours du Bien et de la décence, de la morale et de l’humanité, avant d’être envoyées violemment à la figure de Trump pour l’isoler dans la posture du Mal. Avec Trump muté en Satan, le monde du Bien jouit du plaisir de haïr innocemment. De haïr sans reconnaître qu’il s’agit de haine. En se tournant vers le bouc émissaire, l’autoproclamé progressisme se purge de sa haine propre. La guerre est divine, écrivit Joseph de Maistre, parce qu’elle donne le droit "de verser innocemment le sang". Ce qui est interdit en état normal de civilisation, car coupable, est sacré et encouragé en état de guerre. Tuer à la guerre n’est pas tuer. Haïr un bouc émissaire n’est pas haïr. Dans ce cas, le signe de la haine s’inverse. Haïr Trump passe alors pour de la morale, pour de la justice, pour du bon sens.
Comment aurions-nous dû appréhender Trump, et répondre avec justesse à ses débordements et contre-vérités lorsqu’elles étaient proférées ?
Le résultat de l’anti-trumpisme est désastreux : défait dans les urnes, Trump est renforcé symboliquement au point de devenir un recours si Biden échoue. Il fallait sortir des postures idéologiques autosatisfaites et prendre au sérieux la grosse proportion d’Américains partisans de Trump. Plus largement, il faut répondre aux inquiétudes de tous les électeurs "populistes" de la planète. En général on se contente d’opposer des mythes vaguement de gauche qui n’ont plus aucune prise sur le réel à la vision angoissée, et parfois paranoïaque, des populistes, à leur sentiment, parfois justifié, de décadence. C’est ce côté "justifié" que l’on a refusé de prendre en compte durant toute la durée de la présidence Trump. Cette posture de la "belle âme" renforce le mal au lieu de le guérir.
Daniel Salvatore Schiffer, philosophe et essayiste: "Il révèle ce que nous sommes"
Trump est-il notre confortable bouc émissaire ?
Je suis plutôt d’accord avec cette idée, ce qui n’enlève rien à sa culpabilité. Je dirais que Trump est notre paratonnerre qui attire nos foudres car il est au centre de l’attention. Il est le révélateur, l’aspect le plus spectaculaire d’un monde moderne à la dérive.
Il est le fruit de notre époque, de ce que nous sommes ?
Oui, il en est le fruit pourri. Par sa richesse économique et sa puissance politique, il est le phénomène le plus spectaculaire de ce que nous sommes. Il résulte d’une société de la consommation, du matérialisme et les révèle. N’oublions pas qu’il a flatté nos instincts les plus bas, les intérêts particuliers au détriment de l’intérêt général, l’individualisme, l’égoïsme… Nous sommes dans une société de la publicité, du marketing, de l’argent, de la finance, du capital qui a permis Donald Trump.
Ses fakes news sont-elles aussi le fruit pourri de notre relativisme, comme certains l’affirment ?
Cette question mériterait un long développement, dans un monde où même les grandes valeurs universelles longtemps portées par la philosophie - la liberté, la fraternité, la justice, l’égalité - sont relativisées. Ce n’est pas mauvais en soi. Le problème est que, lorsque les catégories éthiques ou logiques du vrai et du faux, du bien et du mal deviennent inexistantes, on entre dans le n’importe quoi, dans un contexte où tout est permis, où la parole d’un ignare vaut autant que celle d’un scientifique. Cela peut verser dans le populisme et la démagogie, l’irrationalité, les fakes news, autant de phénomènes bien illustrés par Trump.
La manière dont on a pu tourner Trump en ridicule était-elle une manière de ne pas regarder ce que nous sommes aussi en Europe ?
Notre société manque d’autocritique. Je condamne Trump depuis le début pour excès, ignorance et vulgarité, mais notre société pèche par là aussi. Oui, Trump fut parfois un alibi pour nous déculpabiliser de nos propres tares. N’oublions pas que ce qui s’est passé avec son élection s’est passé en Europe à la fin des années quatre-vingt avec l’avènement de Berlusconi en Italie. Berlusconi provenait aussi de la société économique, financière et immobilière. Lui aussi avait construit un empire médiatique avant de bâtir une carrière politique. Les similitudes entres les deux personnages sont intéressantes et obligent l’Europe à une autocritique.
Le prochain Trump pourrait être européen ?
Oui. Le parallèle entre le populisme de Berlusconi et celui de Trump est là pour nous le rappeler. Aujourd’hui, on assiste au déclin de l’Amérique, qui a visiblement débuté le 11 Septembre. Mais ce coup-là venait de l’extérieur. La marche sur le Capitole provoquée par des discours délirants de Trump est un attentat commis de l’intérieur. Il est bien plus grave, car il vient du peuple, est moins contrôlable et fait miroiter la possibilité d’une implosion des États-Unis. En réalité le déclin de l’Amérique s’explique aussi parce qu’elle a été construite sur un double crime : le génocide, culturel et physique, des Indiens, et l’esclavage des Noirs, l’apartheid. La grave fracture sociale de l’actuelle Amérique provient aussi de là . Aujourd’hui, elle en subit un désastreux effet boomerang, comme tous les empires au temps de leur décadence. Enfin, en ce qui concerne Trump, j’insiste sur ce que j’appelle le "syndrome de Néron" par son aspect suicidaire, emmenant avec lui, dans ce désastre annoncé, son propre peuple : attitude autistique, typique des tyrans, due à un narcissisme pathologique. Trump est un véritable danger pour la démocratie comme pour son propre peuple, mais aussi pour les valeurs morales et philosophiques de l’Europe elle-même.
(1) Daniel Salvatore Schiffer sera le directeur de la publication du livre "Le Meilleur des mondes possibles" à paraître chez Samsa.
Serge Jaumain, professeur d’histoire contemporaine (ULB): "Les médias ne se sont pas trompés"
A-t-on diabolisé Donald Trump ? Ou notre réaction fut-elle saine et à la hauteur de ses dérapages ?
On doit avoir en tête que Trump est avant tout un homme de médias qui a construit sa notoriété à travers ceux-ci. Cela explique à quel point il a réussi à accaparer toute leur attention aux États-Unis mais aussi en Europe, faisant parfois oublier qu’il représentait une frange importante de la population américaine. L’élection du 3 novembre a confirmé son immense popularité et le fait que ses électeurs ne lui tenaient pas rigueur de ses nombreux dérapages. Plus de 80 % des Républicains estiment encore aujourd’hui qu’il n’y a pas de raison de lancer une procédure d’impeachment ! Nos réactions n’en sont pas moins justifiées. Il porte une lourde responsabilité dans l’assaut du Capitole, symbole par excellence de la démocratie américaine.
Mais ne l’a-t-on pas caricaturé depuis l’Europe ?
Les médias ont bien sûr fait certains raccourcis pour faciliter la compréhension du personnage. Globalement, je ne pense pas qu’ils se soient fondamentalement trompés dans leur analyse de Trump. Par contre, ils ont parfois accrédité l’idée que la fin de son mandat réglerait la plupart des problèmes. Le mécontentement et la colère d’une partie de ses électeurs ne se tariront pas le 20 janvier et le nouveau président en est bien conscient.
Et s’est-on suffisamment interrogé sur le pourquoi du phénomène Trump ?
Beaucoup d’Américains qui se sentaient les oubliés du système se sont identifiés à Trump parce qu’il symbolisait l’opposition à l’establishment. À travers ses formules et ses tweets à l’emporte-pièce, il incarnait le rêve, l’espoir d’un grand coup de pied dans la fourmilière. Symbole des fractures de la société américaine que nombre d’Européens n’ont pas vu ou pas voulu voir, il nous oblige à réfléchir à cette forme particulière de populisme qui attire aujourd’hui bon nombre d’électeurs en Europe comme aux États-Unis. L’assaut du Capitole, qui restera dans les livres d’histoire, est une effrayante illustration de ce à quoi peut conduire ce genre de mouvement lorsqu’il parvient à souder des groupes aux intérêts pourtant très variés.