À force de dire partout qu’on ne peut plus rien dire, certains humoristes nagent en pleine contradiction
L’humour n’est pas neutre, il crée des effets potentiellement nocifs pour les groupes sociaux qui en sont les cibles, et il doit dès lors exister une forme de responsabilité des humoristes. La récente affaire "Xavier Gorce", du nom de l'ancien dessinateur du Monde, nous le rappelle.
Publié le 22-01-2021 à 15h33 - Mis à jour le 22-01-2021 à 15h34
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Une carte blanche de Guillaume Grignard. Docteur en sciences politiques et sociales, Université Libre de Bruxelles-CEVIPOL, Institut Catholique de Lille- ESPOL.
C’est la polémique de la semaine en France : suite aux excuses du journal Le Monde après avoir publié un dessin controversé sur l’inceste par le dessinateur de presse Xavier Gorce, ce dernier a démissionné du journal, criant à la censure, et s’est mis en quête d’un nouveau média pour accueillir ses dessins.
Rapidement, les éditorialistes français se sont précipités sur la question pour en faire un sujet de société. Dans la presse orientée plus à droite de l’échiquier politique, on s’insurge face à une nouvelle "régression démocratique" et on critique la "cancel culture", nouveau terme qui désigne une pratique anglo-saxonne consistant à s’excuser systématiquement dès qu’une minorité se sent lésée par un propos, culture qui contaminerait actuellement les démocraties européennes.
Les mécaniques de l'humour
Cette nouvelle polémique autour de l’humour rappelle que nous ne connaissons pas bien les mécanismes à l’œuvre dans une relation entre une œuvre comique ou satirique et le public.
Au-delà des croyances populaires, de nombreux auteurs de sciences humaines ont mentionné tous les effets potentiels dévastateurs qui se cachent dans un discours humoristique. Le philosophe Henri Bergson est le premier à avoir publié un ouvrage vulgarisé sur le sujet, il y a plus d’un siècle aujourd’hui (Bergson, Henri, Le Rire, essai sur la signification du comique, Paris, Payot & Rivages, 2012 [1900]). Cette première théorie sociologique du rire postule que ce dernier a une fonction de discipline sociale qui vise à sanctionner les comportements déviants. Implicitement Bergson fait le lien entre l’humour et les phénomènes de harcèlement que nous connaissons beaucoup aujourd’hui dans les milieux scolaires. Plus récemment, des psychologues sociaux ont démontré comment l’humour pouvait servir d’alibi innocent à la diffusion d’une pensée sexiste ou raciste(1). Puisque "c’est pour rire", ce n’est pas grave. Or, nous savons aujourd’hui que de nombreuses représentations archaïques du monde social parviennent à circuler en toute innocence grâce aux habits de l’humour.
Cette prise en compte des travaux scientifiques sur le sujet doit nous convaincre d’une évidence : l’humour n’est pas neutre, il crée des effets potentiellement nocifs pour les groupes sociaux qui en sont les cibles, et il doit dès lors exister une forme de responsabilité des humoristes en tant que professionnel du propos ou du dessin comique.
Il est dès lors plus qu’étonnant de voir comment Xavier Gorce ne considère pas ces potentialités nocives de son travail. En refusant toute critique de ses dessins, il inscrit la liberté d’expression dans une forme de toute-puissance, comme si un dessin de presse, parce qu’il était sur le ton de l’humour, était parfaitement irresponsable. Cet "humour de droit divin", au-dessus de toute remise en question, est nocif tant pour l’humour que pour la démocratie. Xavier Gorce oublie que l’humour doit chercher à l’inclusion, à "rire avec l’autre" et pas contre l’autre, et c’est lorsqu’il se déploie sous cet angle que l’humour peut proposer tous ses bienfaits pour l’esprit humain : convivialité, plaisir, amusement, etc.
Attention au terme de "censure"
Il est tout aussi étonnant – et agaçant pour le coup - d’encore lire ce mésusage du terme de censure qui envahit un espace public de plus en plus crispé sur le sujet. Xavier Gorce n’a en aucun cas été censuré. Le Monde est un journal responsable de sa ligne éditoriale, il a parfaitement le droit de ne pas publier un dessin. Ce n’est pas de la censure, c’est au contraire la règle du jeu. Les humoristes cherchent constamment à franchir les limites et les médias qui les emploient ont la responsabilité de définir cette règle et de s’opposer à un contenu qui peut nuire à plusieurs communautés régulièrement stigmatisées par ailleurs. Cet abus du terme de censure est dommageable pour tous ceux – journalistes, artistes, activistes- qui sont vraiment victimes de répressions violentes pour leurs opinions dans le monde.
À force de dire partout qu’on ne peut plus rien dire, certains humoristes nagent en pleine contradiction. En se prétendant les représentants tout désignés de la liberté d’expression, ils en font au contraire un usage autoritaire qui ne respecte pas le point de vue de l’autre et la contradiction. En démocratie, on peut rire de tout, mais on peut se voir retourner la blague, tel un boomerang, quand on rate le coup. La liberté d’expression n’est pas une toute-puissance de la parole, elle est un espace qui laisse la place à chacun. Aujourd’hui, certaines blagues perdent leur innocence et c’est peut-être bien une bonne nouvelle pour une démocratie respectueuse de toutes les communautés qui la composent.
1. FORD Thomas E.[et.al.], « Sexist Humor and Beliefs that Justify Societal Sexism », current research in social psychology, 2013, pp. 64-81.
>>> Titre de la rédaction. Titre original: "L’Humour de Droit Divin" : Quand la satire revendique sa toute-puissance