"Notre conception de la propriété privée et publique est en train d’évoluer"
Est-il légitime que l’État dicte ses conditions à un propriétaire soucieux de restaurer son bien ? Car à qui appartient un bien patrimonial protégé ? Au seul propriétaire, à la collectivité ? C’est toute la question qu’aborde la juriste Marie-Sophie de Clippele.
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- Publié le 28-01-2021 à 11h17
- Mis à jour le 24-08-2021 à 15h43
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Le prochain Code civil belge, d'application en septembre, fera évoluer la définition de la propriété privée et publique, note la juriste Marie-Sophie de Clippele.
C'est l'histoire d'Alice qui hérite d'un château de famille situé dans un petit village wallon. C'est aussi l'histoire de Koen qui achète un magnifique Rubens à Anvers. Alice et Koen sont tous les deux propriétaires d'un patrimoine culturel, résume la juriste bruxelloise Marie-Sophie de Clippele pour introduire sa thèse, publiée cette année et déjà doublement primée (1). Mais que pourront-ils faire de leurs biens ? La première pourra-t-elle aménager son château comme bon lui semble ? Et le second revendre son tableau où il le souhaite ? Non. L'État leur imposera des charges, des conditions et des règles. Légitimement ? Là est toute la question, que la juriste investit rigoureusement, explorant tout à la fois nos conceptions du droit, de la propriété, du patrimoine et du commun.
Le constat sur lequel s’appuie votre thèse est plutôt critique. Il souligne le bras de fer régulier qui mine les relations entre les propriétaires d’un bien protégé et l’État. Il évoque aussi le déséquilibre entre les charges imposées aux propriétaires, d’une part, et les mesures prévues pour les aider, d’autre part. L’État n’a-t-il plus les moyens de soutenir les propriétaires ?
On constate, depuis la création de l’État belge, une augmentation progressive des charges. On en demande toujours un peu plus aux propriétaires publics ou privés, et surtout depuis les années 70. Jusqu’à cette époque, le propriétaire avait une obligation passive : il ne devait rien faire qui endommage le bien lui appartenant. Désormais, il doit également investir et s’engager pour que ce bien soit entretenu.
Mais ces demandes sont-elles équilibrées au regard des compensations prévues par l’État ?
Juridiquement, des outils sont envisagés pour compenser ces charges à travers des subsides, des aides fiscales ou des mesures d’indemnisation. Mais en réalité, faute de moyens financiers et humains, l’État ne parvient pas toujours à assurer cette contrepartie. On constate donc parfois un déséquilibre : les mesures compensatoires ne sont pas toujours suffisantes.
Toute votre recherche vise donc à sortir de ce bras de fer et à rééquilibrer les charges qu’impose un patrimoine culturel protégé. Cela ne demande-t-il pas de redéfinir les droits du propriétaire et ce qu’est une propriété ?
Il existe en effet de nombreuses théories de la propriété. Or, quand on possède un patrimoine culturel mobilier ou immobilier, on ne détient pas un objet ordinaire : on est en quelque sorte gardien d’un bien commun et collectif reçu du passé et destiné à l’avenir. Il y a donc dans ce bien une dimension collective qui fait qu’il ne m’appartient pas de manière totalement exclusive.
Le propriétaire ne fait donc pas ce qu’il veut de son bien ? Il n’en est pas "maître et seigneur" ?
Spontanément, la conception que nous avons de la propriété est celle-là : le propriétaire a un pouvoir exclusif sur son bien. Pourtant, dès le XIXe siècle, même dans le cadre de régimes libéraux, on observe l’État limiter le pouvoir du propriétaire. En ce sens, mon propos s’inscrit dans le cadre du droit belge, il n’est en rien révolutionnaire. J’ai plutôt cherché à repenser la propriété d’un bien protégé en la définissant comme une propriété culturelle d’intérêt partagé.
C’est-à-dire ?
J’ai cherché à montrer que non seulement le propriétaire et l’État, mais aussi le collectif - c’est-à-dire les habitants du quartier, ou les amoureux du patrimoine par exemple -, peuvent tous agir et profiter d’une manière ou d’une autre de ce patrimoine. Ainsi, ce "collectif" est pour moi le troisième acteur qui doit être pris en compte quand on étudie la gestion d’un bien patrimonial. Il détient des droits sur ce patrimoine, mais il en est aussi responsable. Il doit donc pouvoir prendre place entre l’État et le propriétaire. J’observe qu’il est d’ailleurs petit à petit intégré dans la jurisprudence, mais aussi dans le nouveau Code du patrimoine wallon, par exemple.
Inclure la collectivité parmi les gestionnaires, mais aussi les bénéficiaires d’un patrimoine, cela ne va-t-il pas multiplier les conflits et les bras de fer ?
L’idée est qu’en entrant dans une relation du tiers on sort du duel, on transcende l’affrontement entre deux intérêts opposés : celui du propriétaire qui souhaite faire ce qu’il veut de son bien, et celui de l’État qui lui impose des charges de conservation. Par ailleurs, la logique serait celle de la concertation. Or, pour l’instant, l’intervention de l’État est unilatérale. À aucun moment le consentement du propriétaire (qui peut simplement émettre des remarques) n’est requis. Cette logique du dialogue entre trois parties permettrait de dépasser l’affrontement actuel.
Mais cela n’entamerait-il pas encore davantage le droit de propriété ?
Aujourd’hui, le constat est que la législation entame déjà très fort ce droit. Alors, plutôt que de dire que la propriété est mise en danger, inversons la perception. Partons du constat que ce droit n’est pas absolu, et trouvons le cadre légal qui permet d’apaiser les conflits actuels et de rendre ce patrimoine plus inclusif et partagé.
De tels cadres juridiques existent-ils à l’étranger ? Vous évoquez le système du "trust" en Angleterre. Pourrait-il être un exemple ?
Oui. Avec le "trust", une entité gère le bien au bénéfice du propriétaire et du public. C’est donc un outil qui permet d’ouvrir la gestion d’un bien. Chez nous, la législation ne permet pas d’implanter de tels "trusts", mais nous connaissons le système de la fiducie ou des fondations (qui assurent la gestion d’un bien au service des générations futures) qui se rapprochent de cette philosophie. Ces exemples ne sont pas la solution à tout, mais ils démontrent que la réflexion autour de cette question de la propriété peut être ouverte. On dit toujours qu’une propriété est à charge du propriétaire ou de l’État, mais on peut envisager ces charges autrement, en les répartissant aussi sur les épaules de la collectivité. Celle-ci pourrait donc jouir du bien, de droits, mais devrait aussi en être responsable, par l’entretien ou le financement, par exemple.
On peut donc imaginer un propriétaire ouvrant chaque samedi son parc au public, celui-ci s’engageant à l’entretenir, à travers une association ?
Exactement. De tels exemples existent. Le tout est de toujours étudier au cas par cas, dans la recherche d’un juste équilibre, les droits et les responsabilités de chacun.
A contrario de l’évolution générale du droit contemporain - qui cherche avant tout à multiplier les droits individuels - vous cherchez à équilibrer les responsabilités de chacun. Dans cette recherche, le droit anglais que vous évoquiez à travers l’exemple des "trusts" peut-il nous inspirer ?
Oui, en quelque sorte. Pour mieux tourner la page du régime féodal, la Révolution française a sacralisé le droit de propriété. La conception du propriétaire devenu maître absolu de son bien va marquer nos esprits, même si nos lois - comme nous l’avons évoqué - l’ont relativisé. Globalement, les Anglais ont davantage reconnu la coexistence de plusieurs droits et d’un "faisceau d’intérêts" sur un même bien. Mais il n’y a pas que cette conception de la propriété, venue d’Angleterre, qui peut nous inspirer. Les évolutions du droit de l’environnement qui reconnaissent l’importance de veiller sur les "communs" que nous laisserons aux générations futures peuvent aussi inspirer le droit du patrimoine. Je note d’ailleurs - car c’est important - que le nouveau Code civil belge qui sera d’application chez nous au mois de septembre modifie la définition de la propriété. Dans son article 544, on peut encore lire que "la propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue". Ce côté absolu de la propriété sera supprimé dans le prochain Code. Plus encore : y sera précisé que "le propriétaire a la plénitude des prérogatives, sous réserve des restrictions imposées par les lois, les règlements ou par les droits des tiers". Sans tomber dans une logique collectiviste, le droit belge reconnaît donc progressivement, en évoquant "les droits des tiers", la fonction sociale de la propriété ; il cherche un nouvel équilibre pour faire évoluer la définition de la propriété.
Le patrimoine, outil stratégique
Le patrimoine est ce que l'on protège du passé pour le transmettre au futur ; il participe au lien entre les générations, à l'identité, à la mémoire, au beau, à la recherche de sens, résume Marie-Sophie de Clippele. Mais c'est aussi un secteur stratégique dont toutes les nations se sont emparées - comme la Belgique en 1830 - pour créer une identité culturelle. "Le patrimoine comprend en effet une dimension politique. La meilleure preuve en est que, lors de la fédéralisation de l'État belge en 1970, les matières culturelles ont été les premières à être transférées aux Communautés. La Flandre a d'ailleurs consacré au patrimoine un de ses premiers décrets. Au niveau de l'immobilier, c'est elle aussi qui a classé le plus activement : près de 14 000 biens, pour 4 000 en Wallonie et 1 500 à Bruxelles."
>>> (1) "Protéger le patrimoine culturel : à qui incombe la charge ?", de Marie-Sophie de Clippele, Presses de l’Université Saint-Louis, 2020. Cet ouvrage a reçu le Prix Daniel Coppieters de Gibson décerné par l’Université Saint-Louis - Bruxelles, et le Prix de thèse "Valois" "Jeunes chercheuses et chercheurs" du ministère français de la Culture.