Éric Sadin: "Nous entrons dans une ère d’ingouvernabilité permanente"
"Je me porte en faux contre le mythe de l’émancipation par les réseaux : il n’a jamais existé… à part chez quelques geeks exaltés qui croyaient qu’en tapant sur les claviers nous allions nous délivrer de nos chaînes. Qui pouvait croire à de telles sornettes ?" Le philosophe Éric Sadin est notre invité "franc-tireur".
Publié le 07-02-2021 à 07h59 - Mis à jour le 05-03-2021 à 18h28
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"L’Ère de l’individu tyran - La fin d’un monde en commun" met en perspective quarante années de progrès technologiques dans un contexte de crises perpétuelles. Un cocktail explosif , démontre Éric Sadin, qui dépeint la naissance d’un nouvel individu contemporain dont la parole, dopée par les réseaux sociaux, le persuade de sa propre toute-puissance. Les conséquences : délitement du lien social, de la confiance, du politique ; montée du communautarisme, du complotisme, de la violence… avant un inévitable "totalitarisme de la multitude" ?
Entretien
Vous expliquez que nous vivons aujourd’hui le temps de "l’inflation du discours", un "privilège donné à la parole", en particulier du fait des réseaux sociaux. En d’autres temps, d’autres penseurs auraient trouvé cela plutôt réjouissant… Vous, non. Pourquoi ?
Le contexte de l’avènement des réseaux sociaux est celui d’une intensification des désillusions, d’une défiance à l’égard du politique et de l’économique. Ceux-ci prennent leur essor à la fin des années 2000. Or, le contexte est important : celui de la seconde guerre du Golfe et des mensonges de l’administration Bush ; du référendum sur la Constitution européenne en 2005 et les volte-face qui s’ensuivirent en France et aux Pays-Bas ; du constat de tant d’excès commis par l’ordre néolibéral, aux premiers rangs desquels les pratiques frauduleuses de la finance, parfois opérées avec la complicité du politique.
C’est aussi un moment où les techniques de management n’ont cessé de se perfectionner, amenant les gens à être toujours plus dessaisis d’eux-mêmes, et tenus de se plier à des cahiers des charges privant du pouvoir d’agir. Et d’un coup - ce n’était pas concerté évidemment - apparaît Facebook, dont le "like" vient contrebalancer l’invisibilisation de soi. C’est à partir de là que tant d’individus se sont laissés aller à l’ivresse de cette récompense, ce ravissement de soi.
Plus tard, Twitter a rendu possible le fait de libérer sa parole, exacerbant vite la volonté de vouloir en découdre par le verbe, via une interface obligeant à employer des formules brèves, qui a encouragé l’assertion, la formule définitive et qui, plutôt que de favoriser la liberté d’expression, a vite généré des formes de surdité croissantes entre les personnes, à l’écart de toute procédure d’échange et d’écoute possiblement fructueuse.
C’est à ce titre que je me porte en faux contre le mythe de l’émancipation par les réseaux : il n’a jamais existé… à part chez quelques geeks exaltés qui croyaient qu’en tapant sur les claviers nous allions nous délivrer de nos chaînes. Qui pouvait croire à de telles sornettes ? En revanche, du tournant des années 90 jusqu’à aujourd’hui s’est formée une solide croyance : en utilisant toutes ces technologies personnelles, nous allions pouvoir faire nôtre la fable de l’individu autoconstruit, l’idéologie de l’auto-entreprenariat de sa vie et être davantage agissants.
Pourtant les réseaux sociaux sont aussi, et de plus en plus, un outil de contestation. N’est-ce pas - déjà - agir ?
Nous vivons, comme jamais, une dissymétrie entre la parole et les actes. Les années 2010 auront vu une politisation des consciences, mais qui, plutôt que de prendre la forme d’actions concrètes sur le terrain de nos réalités quotidiennes, s’est principalement manifestée sous la forme d’un déluge de verbe.
Tant de personnes prises par la rancœur - souvent à juste titre - ne cessent de dénoncer les dérives de l’ordre politique et économique en place, mais dans l’indifférence du fait que tous ces posts sont aussitôt évacués dans les oubliettes du présent et génèrent du profit pour les plateformes "silliconniennes". Ce paradoxe signale l’ampleur de notre impuissance à sortir de la nasse et à la transformer en un foisonnement d’actions à visées vertueuses.
Selon vous, les 40 dernières années ont particulièrement concouru à faire de nous des individus autocentrés. Vous évoquez par exemple l’imagerie publicitaire, les slogans de type "just do it", la téléréalité, puis le Web 2.0 et les réseaux sociaux. Quelle est selon vous la prochaine étape dans cette "gradation" autocentrée ?
Effectivement, il y eut un moment où le "je", l’individu, était célébré de toute part. C’était, au tournant des années 2000, l’omniprésence du "I" (iMac, iPod, iPhone, etc.), suivi plus tard du "You" appelant à se saisir de tous ces systèmes, à l’instar de YouTube, par exemple. En 2006, Time magazine élut "You" personne de l’année. C’était la reconnaissance du fait que dorénavant le levier principalement actif des sociétés, c’est la force entreprenante de chaque individu, appelé à pleinement profiter des technologies numériques mises à sa disposition.
Or, durant la même séquence, nous avons vécu des formes de dépossession de notre capacité à maîtriser notre destin individuellement et collectivement, du fait des injonctions de l’ordre néolibéral à nous aligner à des objectifs par avance définis et visant la seule optimisation de toute situation. Simultanément, les technologies personnelles ont donné l’illusion d’être davantage autonomes, mobiles, réactifs, etc. Cette tension entre dépossession de soi et sentiment de quasi toute-puissante est tant désorientante qu’explosive.
La prochaine gradation, c’est évidemment le fait que des systèmes, de plus en plus, sont appelés à s’assurer de notre supposé bien-être de façon hyperpersonnalisée et à nous orienter en toute circonstance. C’est pour cela que nous n’avons pas affaire, à mon sens, à un "capitalisme de surveillance", mais à un capitalisme qui interprète nos comportements, la plupart du temps avec notre assentiment, en vue d’assurer notre plus grand confort.
En quoi cette "nouvelle condition de l’individu contemporain" signe-t-elle la fin d’un monde que nous avions d’une certaine manière en commun ?
Aujourd’hui, certains groupements (ethniques, de genre, sociaux…) en sont arrivés à défendre des intérêts particuliers en n’imaginant pas qu’ils puissent s’inscrire dans un cadre commun, dans la mesure où ils estiment que c’est ce même ordre commun qui n’a cessé de les léser.
L’époque est à un foisonnement de subjectivités revanchardes qui entendent coûte que coûte imposer leur vision des choses, générant une atomisation et une crispation croissantes de la société. C’est périlleux parce que le politique, c’est l’expression de la pluralité, des intérêts divergents et la nécessité de négocier en vue d’œuvrer au bien commun. Le fait est que ce schéma a perdu de sa légitimité aux yeux d’un grand nombre.
Les années post-coronavirus peuvent nous mener à un fascisme d’un nouveau genre, dites-vous. N’est-il pas déjà advenu avec l’émergence d’un cortège de régimes populistes ?
Nous ne vivons pas un moment populiste, contrairement à ce qui a été affirmé au long les années 2010 : ce n’était que des effets de façade, en dépit de la multiplication de régimes "illibéraux".
En vérité, nous avons affaire à l’avènement d’un nouvel individu contemporain. Désillusionné et équipé de technologies, bien décidé à ne plus s’en laisser conter et n’adhérant plus aux représentations majoritaires souvent estimées trompeuses…
En cela, nous entrons dans une ère de l’"ingouvernabilité permanente", voyant des foules ne plus accorder le moindre crédit à un ordre jugé inique, et prévalant depuis si longtemps. C’est pourquoi il est impératif de renouer avec notre pouvoir agissant, à toutes les échelles de la société, afin de nous rendre davantage partie prenante du cours des choses. À l’opposé de l’expression sans fin de nos ressentiments qui nous mine et nous renvoie inlassablement à notre isolement et à une impuissance mortifère.
Biographie de l'auteur
Né en 1973, Éric Sadin est écrivain, philosophe et conférencier. Il s’est illustré par plusieurs ouvrages "technocritiques", en particulier La Surveillance globale : Enquête sur les nouvelles formes de contrôle, paru en 2009.
Mais d’où vient son intérêt pour les nouveaux systèmes techniques ? "J’y suis venu via la question de la surveillance, à une époque où presque personne n’en parlait, à la fin des années 2000", nous confie-t-il. "Je pressentais bien qu’en deçà des enthousiasmes il y avait une part cachée, maudite, qui induisait avec la récolte de toutes ces données le début de l’intelligibilité des comportements."
Paranoïaque, Éric Sadin ? "J’avais un intérêt très fort sur ce phénomène-là - à l’époque, en 2009, on disait que j’étais paranoïaque, que j’exagérais, que je forçais le trait - et puis est venue l’affaire Snowden (qui a révélé le programme de surveillance généralisée de la NSA - la sécurité intérieure des États-Unis - en 2013)…"
Poète. Éric Sadin a également publié des ouvrages plus fictionnels ou poétiques, parmi lesquels… Globale paranoïa (2009) ou Les Quatre Couleurs de l’Apocalypse : Hyperscénarios d’attentats de masse (2011)…
Extraits du livre
"Le propre du smartphone, c’est qu’il allait donner une nouvelle impulsion à la sensation de centralité de soi éprouvée depuis le tournant des années 2000, ne se contentant plus de simplifier les usages, mais encourageant les individus à entreprendre avec ce qui leur était mis dans la main."
"En 2006, Time Magazine aura parfaitement saisi l’air de l’époque et cette tendance […] L’hebdomadaire élit alors "Person of the Year" (personnalité de l’année) la force non seulement devenue centrale, mais qui était surtout appelée à s’ériger - en profitant de tous les nouveaux moyens mis à sa disposition - comme la plus active et la plus éclatante de la société : chacun d’entre nous - ‘YOU’".
"En réalité, Facebook a progressivement généré au long des années 2010 une sorte d’open space à ciel ouvert et à l’échelle de la planète où chacun déploie assidûment ses forces en vue de ressentir l’importance de soi, faisant émerger un darwinisme social d’un nouveau genre."
"Ce serait cela "l’ère de l’individu tyran" : l’avènement d’une condition civilisationnelle inédite voyant l’abolition progressive de tout soubassement commun pour laisser place à un fourmillement d’êtres épars qui s’estiment dorénavant représenter l’unique source normative de référence et occuper de droit une position prépondérante."
"Hélas, les accès de fièvre actuels, souvent vides de tout but clairement défini, ne font que déboucher sur de tragiques impasses. Comme si la pulsion de se décharger, de temps à autre, de sa hargne, représentait la seule modalité susceptible de se sentir presque ‘dignement’ exister et d’attirer l’attention sur son sort."
