Pierre Wunsch: "Je suis plutôt optimiste. Si l’on parvient à juguler rapidement le virus, la reprise pourrait nous surprendre"
Gouverneur de la Banque centrale, Pierre Wunsch est notre invité "États d'âme". Il nous partage son regard sur la vie, évoque la santé de notre économie et sa passion pour les jeux de rôle.
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- Publié le 07-03-2021 à 08h02
- Mis à jour le 02-05-2021 à 11h27
Monsieur le (jeune) gouverneur
C’est une bâtisse massive qui s’étire le long du boulevard du Berlaimont, non loin de la Grand-Place de Bruxelles. Toute l’artère est occupée par une seule institution, la Banque nationale de Belgique, qui veille sur la santé financière du pays. Les 1700 personnes qui y travaillent rédigent de savants rapports sur l’évolution de l’économie belge et internationale. Ici, c’est du sérieux.
Comme souvent dans les grandes entreprises, le patron travaille au dernier étage. Ici, on l’appelle "Monsieur le gouverneur ". Depuis près de 200 ans, les gouverneurs de la BNB ont les traits d’hommes (oui, la maison est assez masculine mais, promis, c’est en train de changer…) qui arrivent ici au couchant de leur carrière. Sorte d’apothéose au service de l’État. Mais, depuis deux ans, Monsieur le gouverneur a le visage jeune, jovial, d’un quinquagénaire : Pierre Wunsch. Col ouvert, yeux plissés, large sourire. Cool. Il n’a vraiment pas le look d’un banquier central. Pourtant…
Son parcours est parfait. Il est brillant. Respecté. On le dit sympathique, ouvert, attentif aux autres. Et solide, intellectuellement. Rapide aussi. Il paraît qu’il maîtrise les dossiers (presque) aussi vite que son ancien patron, Didier Reynders…
Le couloir qui mène à son bureau est interminable, jalonné de bustes de grands hommes. Austères. Sérieux. "Je l’étais, jeune. Je le suis de moins en moins" dit-il. Confidence audacieuse. Car sérieux, il l’est quand même. Mais à sa façon. Impressionnant quand il décide, tranche, rappelle à l’ordre. Passionnant quand il explique, décode, vulgarise. Distrayant quand il évoque ses goûts littéraires, philosophiques, cinématographiques. Étonnant quand il parle de son attrait pour les jeux de rôle. Amusant quand il décrit son château du XIe siècle, sa folie au sud de Carcassonne. Cela le change de son appartement dans les Marolles. Voici le parcours du fonctionnaire belge le mieux payé. S’il devait un jour devenir ministre - une tentation à laquelle il ne pourrait pas résister -, il devrait réduire son salaire de moitié… Mais être au service des gens, dit-il, cela reste le plus beau métier du monde.
“Plus je vieillis et moins je deviens sérieux ou inquiet…”
Dans quelle famille avez-vous grandi ?
Mon père était professeur d’université, à Louvain. Ma mère a élevé ses deux enfants, ma sœur jumelle et moi. Nous habitions à Louvain-La-Neuve.
Quel enfant étiez-vous ?
J’étais un enfant plutôt sérieux. J’étais le bon élève, attentif, qui répondait aux questions… Quand on voulait me caricaturer on disait "singe à lunettes". Souvent, on devient sérieux en vieillissant. Moi, c’est l’inverse, plus je vieillis et moins je deviens sérieux ou inquiet… Jeune, j’avais déjà des rêves et des ambitions assez adultes. Je suis passé rapidement par la phase "pompier, aviateur…". J’ai toujours eu la fibre pour le secteur public, nourrissant l’idée de pouvoir jouer un rôle au niveau de la société dans son ensemble. J’ai fait une maîtrise en affaires publiques puis une thèse en économie. J’allais commencer à travailler au FNRS quand on m’a proposé d’entrer dans un cabinet ministériel. Mon père étant professeur, j’avais un peu peur du syndrome "le fils de prof devient prof", donc je me suis lancé et je suis entré au cabinet d’Éric André.
Un ministre libéral, était-ce déjà vos convictions ?
J’avais été étudiant socialiste… J’ai aussi été délégué syndical CSC à l’université. Mais j’ai l’esprit de contradiction. Je ne connaissais pas du tout Éric André. Je lui ai expliqué que je n’étais pas plus libéral que cela. Il cherchait précisément un électron libre. Il voulait que je l’assiste dans sa réflexion économique. J’ai eu beaucoup de chance, je me suis très bien entendu avec lui sur le plan intellectuel et personnel. Il est malheureusement décédé très jeune. Ensuite, j’ai été "prêté" au cabinet de Didier Reynders, alors ministre des Finances, pour travailler sur la réforme fiscale. Peter Praet, son chef de cabinet, voulait que la réforme s’inscrive dans une réflexion plus large, en relation avec le marché du travail. Une période passionnante. Puis, j’ai eu envie de réorienter ma carrière, de connaître la vie professionnelle dans le secteur privé. J’ai travaillé chez Electrabel, où j’ai beaucoup appris en termes de management des équipes, de gestion des ressources humaines. Cette expérience m’aide beaucoup dans mes fonctions actuelles de gouverneur. Avant que j’arrive ici, il n’y avait pas vraiment de fil rouge dans ma carrière. À présent, je peux valoriser les trois éléments de ma carrière d’une manière qui fait sens mais qui n’était pas préméditée : je bénéficie d’une expérience de gestion en entreprises, grâce à Electrabel ; la politique monétaire, économique et sociale m’offre un côté semi-académique ; et mon travail dans les cabinets ministériels m’a donné cette sensibilité au fonctionnement des institutions belges.
Parce que, en effet, après Electrabel, Didier Reynders vous a, à nouveau, débauché…
Ce fut une surprise. Je n’ai pas pu résister à la tentation… Il cherchait un chef de cabinet pour moderniser l’administration des Finances. Mais je suis arrivé à l’automne 2008, au déclenchement de la crise financière. Mes deux premières années ont été consacrées à la gestion de cette crise : une expérience unique qui, finalement, me laisse de bons souvenirs. Cette crise était plus aiguë encore que la crise Covid. Octobre 2008, cela a été 31 jours sur 31, 15 heures par jour en moyenne, plusieurs nuits blanches… Il fallait faire abstraction de la politique politicienne, il n’y avait pas de place pour ce type de considération. Ce fut éprouvant physiquement, moralement car nous étions au bord de l’effondrement du système financier belge. Après la nuit du sauvetage de Dexia, avec la garantie de l’État de 100 milliards, si les marchés n’y avaient pas cru, comme ce fut le cas de l’Islande, la Belgique aurait été en faillite… Et on ne pouvait pas communiquer car le danger était la prophétie auto-réalisatrice. Si nous avions révélé la véritable gravité de la crise, les gens se seraient précipités vers les banques pour retirer leur argent… et le système s’effondrait.
Ensuite, vous avez été nommé directeur à la Banque nationale. Avec l’ambition de devenir gouverneur, déjà ?
Non, lorsque je suis arrivé, la place de gouverneur devait être dévolue au Parti socialiste. Puis il y a eu un gouvernement avec un seul parti du côté francophone, le MR. Après deux gouverneurs néerlandophones, il était logique que le suivant soit francophone. Et d’une certaine manière, je devenais le candidat évident…
Vous avez dit récemment qu’on a réalisé la partie la plus facile de la gestion de la crise Covid : injecter des milliards. Quelle sera la partie la plus difficile ?
Ce sera de revenir à une situation normale, lorsqu’il faudra décider de retirer progressivement les aides et le soutien apportés à l’économie. Le déficit de la Belgique a atteint 10 % du Produit intérieur brut en 2020. On prévoit encore 6 % en 2023 : cela n’est pas soutenable à terme. Il va donc falloir atterrir au niveau budgétaire mais aussi au niveau monétaire. La Banque nationale détient à peu près un tiers des obligations émises par l’État belge pour faciliter l’intervention des pouvoirs publics et la reprise économique. Nous avons aussi permis aux banques d’utiliser une partie de leur coussin de sécurité. Les mesures prises aujourd’hui ne pourront être maintenues éternellement. Dans tous les domaines, il faudra atterrir pour accompagner la reprise mais aussi revenir à une forme de normalité, recréer des marges de sécurité.
Quand faudra-t-il retirer le soutien à des entreprises ?
Il faut aider les entreprises qui ont un avenir - la majorité - mais il ne faudra pas continuer à soutenir celles qui n’ont aucun avenir. Malheureusement. Ce n’est pas le rôle d’une banque de financer des entreprises non rentables. À certaines, il faudra offrir une forme de seconde chance parce qu’elles étaient saines avant la crise. Il ne sera pas sain de continuer à aider celles qui étaient déjà à la limite de la solvabilité et de la rentabilité. Les décisions seront difficiles. Il faudra éviter un choc trop brutal.
L’économie est en coma artificiel. Elle peut donc en sortir avec des séquelles…
Cela fait partie de la difficulté de l’exercice : maintenir le soutien à l’économie dans de bonnes proportions, ne pas le retirer trop tôt. Même chose pour le déficit public. Il faudra le réduire mais ne pas le faire trop tôt, il faut d’abord s’assurer que la reprise économique est suffisamment solide.
Dans les années soixante, Pierre Harmel, ancien Premier ministre, comparait déjà le budget de l’État, en déficit chronique, à un train fou lancé dans le brouillard. Comment un État peut-il vivre en permanence avec un budget dans le rouge et une dette qui s’emballe… ?
Un État peut vivre avec de la dette mais il faut que le poids de la dette, en termes de charge d’intérêts, soit tenable. C’est cela le critère important. La dette a augmenté mais les taux d’intérêt ont baissé. Il ne faut donc pas dramatiser. Mais tout cela est très dépendant de la confiance. Les 50 milliards de dette que la Belgique a contractés pendant la crise l’ont été à des taux d’intérêt nuls, voire négatifs. Cela ne va pas peser sur le déficit dans les années à venir. Mais la dette doit être refinancée régulièrement et il faut que le marché ait confiance et accepte de continuer à prêter. Lors de la crise grecque, la dette grecque était soutenable au taux allemand et la dette allemande n’était pas soutenable au taux grec…
Donc, ce n’est pas le moment de parler de l’annulation de la dette…
Ce discours peut entraîner la perte de confiance des marchés, précisément. Le risque est réel. En matière de climat, il y a des tipping points, des points de basculement : cela signifie qu’à un moment donné on arrive à un point où la situation environnementale est hors de contrôle. La dette publique, c’est pareil : tout va bien jusqu’au moment où cela va très mal. Cela peut aller très vite. Pourquoi, en matière de climat, plaide-t-on pour la prudence ? Parce que les équilibres sont très instables. Alors qu’en matière de dette on serait prêt à l’aventure ? Ces discours sont dangereux et pourraient rendre le problème ingérable alors qu’il est a priori gérable.

"Chaque Belge a une dette d’environ 50 000 euros"
L’État belge est très endetté. Mais les Belges, globalement, sont très riches. Paradoxe ?
Les Belges ont une certaine richesse mais devraient théoriquement déduire de cette richesse leur part dans la dette publique. Car la dette de la Belgique, c’est la dette des Belges. Bien sûr. Quand l’État est endetté, les Belges sont endettés et ils ne s’en rendent pas compte. Tant qu’ils ont confiance, les Belges se prêtent de l’argent à eux-mêmes. Les jeunes vont hériter d’un pays riche, généreux, avec une sécurité sociale développée. Mais chaque Belge qui naît hérite d’une partie de la dette publique. Sa part dépendra de sa vie, de sa carrière, de l’impôt qu’il paiera. Il devra supporter une partie de la dette publique contractée par ceux qui l’ont précédé. Si on veut faire une moyenne, la dette est de 550 milliards pour 11 millions d’habitants. Donc, chaque Belge a une dette d’environ 50 000 euros, ou 200 000 euros pour une famille de quatre. Évidemment, c’est très schématique.
Ne faudrait-il pas mobiliser l’épargne des Belges au service de la relance ?
Les Belges ont été forcés d’épargner pendant la crise : environ 23 milliards l’an dernier. S’ils ont suffisamment confiance dans l’avenir, ils pourraient dépenser une partie de cette épargne. Cela permettrait de financer quatre ou cinq ans de croissance. La question est de savoir s’ils vont se "lâcher", comme il y a un siècle, après la Première Guerre mondiale, ou s’ils seront plus prudents… Personnellement, je suis plutôt optimiste. Si l’on parvient à juguler rapidement le virus, la reprise pourrait nous surprendre par son dynamisme.
La maîtrise des finances publiques est indispensable. Mais comment assainir ? La fiscalité est une des plus élevées et il est difficile de couper dans les dépenses.
Faire des choix, ce n’est jamais facile. La fiscalité sur le travail est une des plus élevées au monde. Sur le capital aussi, la pression fiscale en Belgique est globalement assez élevée mais avec des niches défiscalisées. Il faut mettre les choses en perspective. En termes de dépenses publiques primaires, donc sans la charge de la dette, on sera passés de 43 % du Produit intérieur brut en 2000 à 55 % en 2022 (avec un bond à 60 % en 2020). Certains croient que la Belgique connaît, depuis vingt ans, un terrible assainissement des finances publiques. Or, la tendance longue est à la croissance des dépenses. Elles sont, chez nous, plus élevées qu’en Allemagne ou qu’aux Pays-Bas, qui tournaient aux alentours de 43-45 %, avant la crise. Les dépenses publiques belges sont parmi les plus élevées au monde. Nous sommes donc bien dans une économie mixte et pas néolibérale comme d’aucuns ne cessent de le marteler : la moitié de la richesse produite est réallouée via les dépenses publiques, selon des choix politiques. On est très loin d’un système où seul le marché ferait la loi. Pour le reste, les gens aiment les dépenses publiques… mais trouvent que la fiscalité est trop élevée. Les choix politiques sont donc compliqués.
Et malgré des dépenses élevées, l’efficacité de l’État belge est très relative…
Oui, les études montrent que l’État belge n’est pas très bon en matière d’efficacité. Il n’y a pas de solution magique pour réduire les dépenses. Il faut s’assurer, partout, que les objectifs sont clairs et que l’argent est bien dépensé. Il ne faut pas toujours ajouter : quand on dépense plus d’un côté, il faudrait dépenser moins ailleurs. Mais en Belgique, pour former les gouvernements, il faut un large consensus, avec beaucoup de partis. Il faut donc un accent vert pour les écolos, rouge pour les socialistes, bleu pour les libéraux. On fait donc un peu de tout et cela coûte cher. Plutôt que de donner une vraie direction.
Les crises gouvernementales à répétition sont-elles aussi sources de dérapages budgétaires… ?
On dépense plus, en effet. Car, à politique inchangée, notre déficit n’est pas sous contrôle. Il faut prendre des mesures incessantes pour stabiliser le déficit. C’est ce qui donne l’impression que l’on assainit en permanence, alors que les dépenses augmentent.
Certains économistes, comme Paul De Grauwe, proposent une taxe Corona qui frapperait les revenus supérieurs à 4 500 euros nets…
La dette Corona a été contractée à des taux nuls, voire négatifs. Si l’idée est de payer cette dette, pour l’instant, elle ne pèse pas. Et je répète que la fiscalité sur le travail est déjà très élevée. Quand une personne gagne 1 euro en plus, 70 cents vont à l’État. Il faut être prudent. Ce genre de déclaration donne le sentiment qu’à des problèmes complexes il y a des solutions faciles : taxer les riches pour les uns, construire des murs pour les autres… Ce sont des discours à la limite du populisme qui donnent l’impression qu’il n’y a qu’à, qu’on ne doit pas faire de choix…
Vous avez travaillé sur de précédentes réformes ficales. Que pensez-vous du revenu universel ? Il est à la mode, y compris chez les libéraux...
L’idée a toujours plu aux libéraux de gauche et de droite. J’ai une certaine sympathie intellectuelle pour le concept. Dans sa version libertarienne, l’allocation universelle suppose que l’État n’intervienne presque pas pour le reste. Le citoyen doit alors souscrire des assurances santé, perte d’emploi, etc. Si l’on veut combiner l’allocation universelle et une sécurité sociale généreuse, sans avoir une fiscalité sur le travail trop élevée, cela devient malheureusement vite impayable. Donc, soit on va vers une version libertarienne où l’État ne donnerait que cela. Soit on offre tout et se posent très vite des problèmes de financement.
Dans la même veine, pour aider les personnes qui ont un bas salaire, il y a aussi l’impôt négatif…
J’y ai beaucoup travaillé. Il s’agit de donner un complément de revenu récurrent aux gens qui ont un bas salaire. Ainsi, plutôt que d’aider les gens à condition qu’ils ne travaillent pas et soient au chômage, on donne un coup de pouce aux personnes qui structurellement ont un revenu faible sur le marché du travail. Cela rejoint en quelque sorte l’idée d’allocation universelle. Cet impôt négatif existe sous une certaine forme aux États-Unis et en Angleterre.
Comment remettre l’homme au cœur de l’économie ?
C’est un concept qui me parle beaucoup, qui est à la base de ma formation. Pendant mes études, je me suis spécialisé en économie publique. Et ici, à la Banque nationale, nous avons retravaillé les valeurs qui définissent l’action de notre institution. L’une d’elles est d’être "socialement responsable". La question est de définir le rôle de l’État dans une économie de marché pour éviter que la logique de marché ne conduise à des problèmes en matière de redistribution de ressources, d’environnement ou autre. Car on sait que, naturellement, le marché gère mal ces questions. Combiner le bon fonctionnement d’une économie de marché, avec des objectifs sociétaux orientés vers le bien-être du plus grand nombre, tel est le grand défi auquel l’État est confronté.
Les partis de gauche affirment que les riches sont de plus en plus riches et les pauvres ne sont pas moins pauvres Et les bourses filent vers de nouveaux sommets…
À l’échelle internationale, dans les pays développés, on a assisté à une augmentation des inégalités au cours des dernières décennies. En Chine, il y a une augmentation du nombre de milliardaires, c’est un pays qui est devenu très inégalitaire. En même temps, ils sont parvenus à faire sortir des centaines de millions de personnes d’une pauvreté abjecte. Du temps de Mao, ils étaient tous pauvres… Une étude de l’OCDE suggère qu’en Belgique et en France il n’y aurait pas eu d’augmentation des inégalités ou en tout cas moins que dans d’autres pays. Nous avons une sécurité sociale généreuse et de faibles inégalités salariales. Il peut paraître paradoxal que les performances des bourses soient en augmentation en pleine crise mais cette hausse reflète une anticipation de la baisse des rendements. Aujourd’hui, un rentier a un rendement négatif sur les actifs sans risques. Si les taux restent négatifs durablement, c’est l’euthanasie des rentiers et les riches vont progressivement s’appauvrir. Les actions flambent parce que les gens sont prêts à payer très cher pour trouver un peu de rendement.

Dans les Marolles à Bruxelles et dans un château en France
Comment vous ressourcez-vous ?
Je me balade, je lis beaucoup. Je termine le livre de Bill Gates : How to avoid a climate disaster ? Il faut le lire. Il est très pragmatique : combien cela coûte, quelles technologies fonctionnent et comment y parvenir ? J’ai des phases où je lis pas mal de philosophie, notamment John Rawls, Michael Sandel… Côté roman, j’aime beaucoup John le Carré pour la richesse de ses personnages, j’ai à peu près tout lu, je crois. J’aime aussi Murakami, Houellebecq. J’ai dévoré L’Art de perdre d’Alice Zeniter sur une famille de harkis. Magnifique ! Chaque semaine, je lis The Economist, c’est mon ouverture sur le monde : un magazine très ouvert, bien au-delà de l’économie, avec une conception libérale, tolérante de la société qui me correspond bien. Je regarde aussi beaucoup de films : Sautet, Tavernier, les classiques italiens. J’ai revu récemment Les Yeux noirs de Nikita Mikhalkov, un de mes films préférés. Je pleurais toutes les larmes de mon corps à la fin… Nos meilleures années aussi, de Giordana. Film long, remarquable. Je citerais encore Les Liaisons dangereuses de Frears et les films de Maïwenn : Mon roi ou Polisse, intense et très beau. Côté séries, j’ai apprécié Homeland, Breaking Bad, Borgen, The Bridge, encore Sex Education dans un style plus léger…
Du sport ?
Je fais du yoga, mais c’est plus une gymnastique qu’une démarche spirituelle : deux heures par semaine, seul, dans mon grenier. Cela aide à se sentir bien dans son corps. Si je devais avoir une démarche spirituelle, ce serait vers le bouddhisme, mais ma vie ne me permet pas de m’inscrire là-dedans. Je me ressource plus en lisant qu’en méditant.
Vous êtes un fan des jeux de rôle…
Oui. Je pratique cela avec la même bande d’amis depuis près de 40 ans. Nous nous projetons dans des mondes comme Stars Wars, Lord of the Rings ou la Chine des Royaumes combattants. Il y a un maître de jeu qui crée une intrigue et distribue les rôles. Nous nous retrouvons dans l’auberge du village, Gandalf débarque et les aventures commencent selon le scénario défini par le maître du jeu. Je travaille pour le moment sur une campagne qui commence avant la Deuxième Guerre mondiale. Les membres du service secret britannique doivent aller à Berlin, pendant la crise des Sudètes. Ils ont un indice et doivent en découvrir d’autres qui leur permettront d’arriver au château de Wewelsburg où se déroule une réunion de dignitaires nazis. Bon, cela reste très adolescent, cela me permet de "sauver le monde" virtuellement et de prendre de la distance par rapport au boulot. Nous jouons pour l’instant à distance sur Disc ord .
Vous vivez dans les Marolles et vous avez acheté un château en France.
À Bruxelles, dans les Marolles, nous avons relié un appartement à une petite maison. Cela me permet d’aller au boulot à pied. Et nous avons acheté, il y a quatre ans, un château du XIe siècle, au sud de Carcassonne, à la limite de la région cathare. Nous terminons la rénovation, après deux ans et demi de travaux. Les murs font deux mètres de large. C’est une vraie folie… et un très mauvais investissement. C’est mon côté "Tolkien". Je cherchais un endroit qui ait une âme où inviter mes amis.
En qui, en quoi croyez-vous ?
Je ne suis pas croyant. Avec l’âge, je crois de plus en plus que la vie est une narration. On se raconte une histoire et on doit essayer qu’elle fasse sens. Pour moi, la vie est une création humaine. Je ne crois pas qu’il y ait une vérité intrinsèque. Le sens se construit en se racontant des histoires. J’aime la philosophie qui tente de donner du contenu à ce qui, a priori, n’en a pas. Pour moi, la vie n’a pas plus de sens que celui que l’on donne à une œuvre d’art.
Pensez-vous à la mort ?
Je suis sans doute trop jeune pour y penser. La mort ne me préoccupe pas. Je suis plutôt confronté à la mort possible de proches. Pour moi, après la mort, il n’y a rien.
Votre mandat est de cinq ans…
Oui, éventuellement renouvelables. D’ordinaire, les gouverneurs terminent leur carrière en étant gouverneur. Moi, j’ai été nommé assez jeune. Si on veut réaliser des choses, il me semble que dix ans constituent un bon terme. Je ne suis pas pour l’acharnement en la matière.
Après ? La politique ?
Je me suis présenté aux élections communales en l’an 2000. J’ai détesté cela. J’aime le débat d’idées, mais distribuer des cartes en disant "votez pour moi, je suis un type super"… J’admire ceux qui le font. Si on devait me proposer un poste de ministre, plus tard, je crois que je ne pourrais pas résister à la tentation car être au service des gens, cela reste le plus beau métier du monde. Mais cela n’arrivera vraisemblablement pas…
Vous avez réduit votre salaire de 10 %. Mais c’est quasiment le double de celui du Premier ministre…
Si la référence est le secteur public, mon salaire est effectivement très généreux. Historiquement, le salaire du gouverneur a été aligné sur celui des patrons des grandes banques belges. Des mesures ont été prises ; mon salaire est aujourd’hui environ de 30 % inférieur à celui que percevait le gouverneur il y a une dizaine d’années. Pour certains, cela reste trop élevé. Quand on regarde le salaire des patrons d’entreprises en Belgique, ma rémunération n’est pas outrancière, sans parler des excès constatés en Angleterre, aux États-Unis. Tout dépend donc des références que l’on prend.
Bio express
1967 Naissance à Louvain, le 12 décembre.
1990 Docteur en économie (UCL), Master in public and international Affairs (Princetown).
1992 Assistant chercheur. Puis expert au Bureau fédéral du Plan.
1996 Cabinet des ministres Éric André et Alain Zenner.
2001 Occupe diverses fonctions chez Tractebel puis Electrabel.
2008 Directeur de la cellule stratégique au cabinet du ministre des Finances, Didier Reynders.
2019 Directeur à la Banque nationale de Belgique puis vice-gouverneur.
Depuis le 2 janvier 2019, gouverneur de la Banque nationale de Belgique.