"À Bruxelles, les jeunes croyants ont plus de préjugés et sont plus conservateurs que les autres"
Joël Kotek et Joël Tournemenne se sont penchés sur les représentations culturelles des jeunes bruxellois. Ces chercheurs avancent un double constat. Les jeunes seraient de plus en plus ouverts aux autres, sauf les jeunes croyants qui le seraient moins.
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- Publié le 25-03-2021 à 09h35
- Mis à jour le 02-04-2021 à 19h36
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Que pensent les jeunes bruxellois en âge d’école secondaire ? Sont-ils libéraux et progressistes sur le plan social et culturel, ou conservateurs, voire antilibéraux ? Chercheurs au Centre européen d’études sur la Shoah, l’antisémitisme et le génocide, les Belges Joël Tournemenne et Joël Kotek (par ailleurs politologue à l’ULB) ont publié à la Fondation Jean Jaurès une étude commencée il y a deux ans. Réalisée auprès de 1 672 jeunes, dans 38 écoles secondaires francophones bruxelloises, ils en tirent une double conclusion. Globalement, les jeunes se montrent plus libéraux et progressistes, moins racistes et moins antisémites que leurs aînés. Tous ? Non : pas les jeunes croyants, et principalement les jeunes qui se disent musulmans. Ces derniers auraient "trois fois plus de préjugés judéophobes, homophobes, sexistes que les non-croyants". Les chercheurs postulent donc l’existence d’un "effet religion" dans la représentation de l’autre.
Ces résultats "dérangeants", selon leurs auteurs, attiseront le débat, sans néanmoins le clore. "Notre étude doit être complétée, continuée et confirmée, notamment en Wallonie", admet Joël Kotek. Mais elle doit aussi être peaufinée. Balisée méthodologiquement par Claude Javeau (ULB), la Fondation Jean Jaurès, un think tank proche du PS français, et par l’institut français de sondage Ifop, elle comprend en effet quelques imperfections. Ainsi, les jeunes protestants ne sont pas pris en compte spécifiquement, ce qui rend l’analyse de certains résultats difficiles. On regrettera aussi la présence de considérations plus personnelles des auteurs en introduction et en conclusion. Enfin, les corrélations postulées entre la foi, le conservatisme culturel, le racisme, l’antisémitisme ou l’homophobie méritent d’être davantage étudiées pour en comprendre les causes. À titre de piste de réflexion, parmi d’autres, l’anthropologue Alain Bertho évoque ainsi une islamisation de la radicalité, l’islam représentant l’une des dernières offres politiques disponibles "sur le marché de la révolte radicale" pour exprimer le malaise d’une génération.
Il n’en demeure pas moins que cette étude présente un sujet suffisamment grave et sérieux pour qu’elle soit prise en compte afin d’être discutée, poursuivie et affinée.
Pourquoi vous êtes-vous lancés dans cette étude ?
Joël Kotek. Car il n’existe quasiment aucune étude sur la jeunesse belge, et que nous avions été interpellés par les enquêtes menées en Flandre par le sociologue de la VUB Mark Elchardus il y a une dizaine d’années. Ce dernier avait mis en évidence une très forte prévalence antisémite chez les élèves de confession musulmane dans l’enseignement néerlandophone bruxellois. Elles soulignaient déjà un effet religion dans la représentation de l’autre. Nous voulions préciser, confirmer ou infirmer ces premières conclusions inquiétantes. Sans parti pris.
Vous notez néanmoins que le racisme, quel qu’il soit, est globalement en recul dans nos pays.
J.K. Oui, notamment grâce à des jeunes plus tolérants, moins racistes que leurs aînés. Contrairement à ce que beaucoup avancent, la Belgique est dans les bons élèves en matière d’intégration de la diversité. Nous n’avons pas constaté, en tout cas, une haine de l’islam flagrante, ni de racisme structurel de la part des "Blancs". Au contraire.
Mais peut-on nier l’existence de discriminations à l’embauche, au logement ?
J.K. Nous ne postulons absolument pas la disparition du racisme ordinaire, bête et méchant, ou encore des discriminations que subissent toujours les jeunes issus de la diversité, notamment africaine ou arabo-musulmane, mais nous soulignons une évolution positive, due notamment à la jeunesse.
Sauf, avancez-vous, chez les jeunes croyants…
Joël Tournemenne. En effet, les jeunes musulmans de notre échantillon ont trois fois plus de préjugés judéophobes, homophobes, sexistes que les non-croyants ; les catholiques pratiquants, deux fois plus. Dans les représentations péjoratives de l’Autre, l’effet "religion" apparaît prépondérant. Notre sondage relève ainsi que les élèves musulmans sont à rebours de la tendance au libéralisme culturel et de la désemprise religieuse qui a gagné l’ensemble de la jeunesse belge. Ils apparaissent nettement engagés dans un processus de réactivation du religieux. S’agissant des lycéens musulmans, 81 % de notre échantillon se déclarent pratiquants. L’islam apparaît aussi comme la première religion déclarée de nos lycéens francophones bruxellois : ils sont 39 % à s’en réclamer, loin devant les non-croyants (27 %) et les catholiques (25 %), parmi lesquels seuls 49 % se déclarent pratiquants.
Quelles sont les questions clés de votre enquête qui vous permettent de tirer de telles conclusions sur le conservatisme des jeunes croyants ?
J.K. On pourrait en citer plusieurs. "Je ne veux pas avoir un enseignant homosexuel" par exemple, assertion à laquelle acquiesce un quart des élèves pratiquant une religion. Ou le fait qu’un tiers des élèves musulmans refuseraient de se marier avec un partenaire juif.
Derrière ce conservatisme, vous postulez l’existence d’un antisémitisme prégnant dans la jeunesse bruxelloise. Le rapport annuel d’Antisemitisme.be ne fait cependant pas état d’une croissance flagrante et continue du nombre d’actes antisémites en Belgique. Comment expliquez-vous ce décalage ?
J.K. Proportionnellement à leur nombre (ils ne représentent que 0,3 % de la population belge), les Juifs constituent, et de loin, la première cible des incidents racistes enregistrés en Belgique depuis une dizaine d’années. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Selon des données du service public Unia, ces dix dernières années, les signalements faisant mention de l’antisémitisme et/ou du négationnisme sont deux fois moindres que ceux concernant les cas de discrimination ou d’expressions de haine à l’encontre de personnes de confession musulmane alors que le poids démographique des Juifs est seize à vingt fois moindre que celui des musulmans de Belgique.
Vous évoquez le déni de la société belge face à cette jeunesse en décalage avec les valeurs libérales qu’elle prône. D’où viendrait ce déni ?
J.K. Du fait que la vérité que nous soulignons est dérangeante. Il y a donc des raisons électorales qui poussent les partis progressistes à ne pas évoquer ce décalage, tant ils sont soucieux de maintenir le contact avec leur électorat musulman. Notre étude met également à mal la vulgate intersectionnelle qui pose les "Blancs" en racistes invétérés, et postule une sorte de solidarité intrinsèque entre les diverses minorités qui cohabitent au sein de notre société. Or, ce que nous constatons est un net recul des préjugés racistes chez les assignés "blancs", et au contraire une prégnance homophobe, sexiste et raciste chez les jeunes qui se réclament de l’islam. Les récentes mesures homophobes et sexistes adoptées tout récemment en Turquie témoignent par l’absurde de l’absurdité des thèses intersectionnelles.
Mais pourquoi parler de ces jeunes comme un bloc monolithique, eux qui forment une diversité ?
J.T. Non, pour nous, l’islam et ses pratiquants ne constituent en rien un bloc homogène et/ou monolithique. Cette religion est plurielle. Notre échantillon est composé majoritairement de jeunes d’ascendance marocaine et, dans une moindre mesure, turque. Il va de soi que toutes ces enquêtes ne posent en rien les musulmans en antisémites invétérés. Non, elles ne font que souligner des écarts statistiques significatifs, des prévalences qui concernent des segments de la communauté ou, plutôt, des diverses communautés musulmanes qui composent le paysage religieux belge.
Vous prenez le contre-pied de sociologues avançant que les causes du sexisme ou de l’antisémitisme sont principalement dues à des facteurs socio-économiques. Pour vous, ils sont plutôt dus à des représentations culturelles et religieuses. Mais ces facteurs ne sont-ils pas liés ?
J.T. Ce que dit en effet notre étude, c’est que s’agissant de l’antisémitisme, du sexisme ou encore de l’homophobie, ce sont bien moins les facteurs socioéconomiques que les représentations culturelles et religieuses qui déterminent l’opinion. Il faut souligner que nos données statistiques rejoignent les conclusions de toute une série d’études européennes comparables, comme celles par exemple du sociologue néerlandais Rudd Koopmans, des Français Anne Muxel et Olivier Galland, des Allemands Günther Jikeli, Jürgen Mansel et Viktoria Spaiser et évidemment du Belge Mark Elchardus. Nous arrivons tous aux mêmes conclusions, c’est-à-dire que le facteur religieux prédomine sur les autres, sans pour autant totalement les annuler.
Que faire face au tableau que vous dressez ?
J.K. Nous attendons que les cours d’histoire soient renforcés. Ce qui est arrivé aux États-Unis démontre l’urgence à lutter contre l’ignorance, premier moteur des pensées complotistes qui prévalent d’avantage chez de jeunes croyants. En finir enfin avec le déni politique, médiatique, académique et des organisations antiracistes autour du conservatisme religieux et, plus spécifiquement, de l’antisémitisme.
Comment définir l’antisémitisme ?
Toute la question, lorsqu’il s’agit de définir l’antisémitisme, est de savoir si on y inclut l’antisionisme (l’hostilité à l’encontre de l’État d’Israël). Dans leur étude, Joël Kotek et Joël Tournemenne considèrent le seul antisionisme radical comme étant de l’antisémitisme. Pour eux, l’antisionisme est radical "lorsque la critique d’Israël est de l’ordre de la métapolitique, de la paranoïa politique, de la pure mauvaise foi en posant l’État juif en responsable des malheurs du monde ou encore en État nazi tueur d’enfants. Autant la critique de la politique israélienne est tout à fait légitime, autant poser Israël en Juif des Nations est de l’ordre de l’antisémitisme classique."