Christiane Rancé: "Le don de soi nous ouvre des chemins d’éternité"
Dans "Le grand large", Christiane Rancé raconte ses voyages et la quête d’elle-même qu’elle y a tracée. Pour "La Libre", elle évoque le sens de la fête de Pâques, et engage une belle réflexion sur la prière et la charité.
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Publié le 04-04-2021 à 09h01 - Mis à jour le 10-04-2021 à 10h33
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Nous sommes à la mi-février, il y a quelques années, dans le port de Marseille. Christiane Rancé s’apprête à traverser l’Atlantique sur "un château de fer de six étages", un cargo qui changera sa vie. Avec Le Grand Large, son dernier ouvrage, l’auteure nous embarque pour un voyage en haute mer : celle de notre existence. En évoquant ses voyages, ses souvenirs, ses lectures, ses doutes, ses méditations, elle témoigne de la quête qui fut la sienne pour découvrir quel pouvait être le plus juste regard à poser sur sa vie, et nous invite à la suivre. Comme toujours chez Christiane Rancé, l’écriture est haute, claire et lumineuse. Que ce soit dans ses biographies, dans ses livres spirituels ou dans ses récits, l’auteure française s’attache et nomme ce qu’il y a de plus essentiel (entre autres, on ne peut d’ailleurs que conseiller son Dictionnaire amoureux des saints publié chez Plon).
À l’occasion de la fête de Pâques, Christiane Rancé évoque pour La Libre son dernier ouvrage, et regarde, depuis le bastingage qu’il lui offre, le sens de la fête de Pâques célébrée ce dimanche.
Votre livre témoigne de la recherche de notre "vrai lieu", de notre "authentique séjour terrestre". Que placez-vous derrière ces expressions que vous empruntez aux poètes Yves Bonnefoy et Stéphane Mallarmé ?
La trace en nous du paradis, dont la perte a fait de nous des éternels exilés. Tous, nous avons la nostalgie de l’Eden. Nous recherchons notre jardin sur cette Terre, qui serait en quelque sorte un éclat de celui où nous avons été innocents. La sensation fugace de manque ou d’absence qui nous saisit parfois, nous rappelle que ce lieu existe quelque part. Alors nous nous mettons en route, dans la quête d’un point précis qui nous rendrait à cet état d’innocence, où nous pourrions déployer ce qu’il y a de plus pur et de plus beau en nous, pour échanger avec le Ciel cette "réciprocité de preuves" dont parle Mallarmé. La beauté du monde nous y invite dès qu’on la contemple avec gratitude et attention. Chacun a un lieu d’élection qui est pour lui son "authentique séjour terrestre". Tel jardin, telle plage de telle mer, telle montagne. Ces lieux où pour une raison qui échappe au lieu même, comme elle nous échappe aussi, nous nous sentons merveilleusement heureux, ajustés à l’essentiel, en adéquation parfaite avec la raison pour laquelle nous sommes au monde.
Car la grande question, écrivez-vous, est : pourquoi je suis là, et pourquoi maintenant ?
On ne nous apprend pas à nous poser cette question ni à saisir ce qu’elle peut remuer en nous. Mais un jour, dans notre vie, quelque chose fait qu’elle se déclare. Ce peut être dans des moments de joie comme le jour où vous rencontrez votre âme sœur, le jour où on met son enfant on monde où, si l’on est le père, où on l’accueille pour la première fois dans ses bras. Ce peut être dans des moments plus graves, quand on comprend qu’il doit y avoir une autre raison à notre présence que permettre qu’apparaisse sur cette Terre ce petit enfant dont on attend, à chaque naissance, qu’il nous sauve de la tristesse et du mal. C’est la question de notre vocation personnelle et singulière, ici et maintenant. Et c’est un grand privilège d’entendre un jour cette question se poser à vous.
C’est ce à quoi vous avez goûté lors d’un voyage sur un cargo de marchandises…
J’ai eu la chance de passer 20 jours en haute mer, dans le bleu gazeux de l’ailleurs. J’avais pris ce cargo si aride, inconfortable et austère pour traverser l’Atlantique et passer de l’est en ouest, de l’hémisphère nord au grand sud. J’ai eu alors cette espèce de révélation fulgurante, cette suspension d’âme qui m’a remuée en profondeur. D’où me venait cette joie ? Comment la retrouver ? C’est ce que j’ai voulu raconter dans ce Grand Large. J’ai voulu embarquer les lecteurs avec moi, partager toutes les questions qui m’ont hantée lorsque j’ai quitté ce cargo, au point que j’ai tenté de repartir, pour revivre cette parenthèse splendide de mon existence.

Vous consacrez de belles pages à la prière. Qu’est-ce que prier, et en quoi cela nous met-il sur le chemin de ce que nous sommes ?
La prière est le plus beau des langages - la langue originelle de l’âme. C’est la formulation spontanée d’une attente, d’une espérance, du désir d’une présence, mais aussi d’une gratitude. Ce "Ô Mon Dieu que c’est beau !" qui nous monte aux lèvres face à l’océan ou au sourire d’un enfant. Par la prière, nous ébranlons notre âme, afin qu’elle se mette en état de désirer si fort l’objet de notre prière - Dieu, la Joie, la Paix - que cet objet advient.
Faut-il être croyant pour pouvoir prier ?
Tout le monde prie. Il n’y a pas une culture, une religion dans la nuit des temps qui n’ait pas pratiqué la prière. Et tout le monde, de façon plus ou moins consciente, ou éclatante, a foi en la Vie. Nous avons tous une âme, et elle parle par la prière. C’est elle qui exprime souverainement son attente, sa plainte, sa souffrance et, en même temps qu’elle les exprime, attend un recours de Dieu, ou de soi-même s’il est persuadé de ne croire en rien. C’est en cela que la prière est porteuse d’espoir. Elle est une expression profondément intime, mais qui nous relie en même temps aux autres.
Vous voulez dire que même la prière la plus secrète tirerait, en quelque sorte, l’humanité vers le haut ?
Nos âmes ni nos intelligences ne sont pas étanches. Nous sommes sensibles à ce que les autres ressentent. C’est pour cela que nous éprouvons la dépression générale et l’état d’accablement individuel dans lesquels nous plonge cette pandémie. A contrario, nous absorbons l’attente joyeuse qu’expriment les prières, même les plus silencieuses que nous formulons. Ensemble, elles plongent le monde dans une communion joyeuse et euphorisante. C’est la circulation de grâces dont parle Dante dans La Divine Comédie, et qui élargit le Cercle du Paradis. Chaque prière, même secrète ou intime, participe à ce large échange de charité et de bonté joyeuse.
Vous établissez un lien entre la prière et l’espérance, mais aussi entre la prière et la charité. "La charité nous donne la clé de ce que nous sommes", écrivez-vous d’ailleurs avec Rimbaud. Comment comprendre cela ?
La charité, c’est l’amour incarné. Trouver la clé du bonheur, c’est arriver à sortir de soi par la prière, mais aussi par la charité. La très belle annonce du christianisme est de nous avoir révélé que c’est en allant à la rencontre de l’autre que nous nous rapprochons du Père. Le christianisme, par le Mystère de l’Incarnation, nous rappelle que nous avons été faits à l’image de Dieu, qu’il nous est donc donné d’en témoigner par la charité dont nous devons faire preuve envers notre prochain, comme envers nous-mêmes. C’est ainsi que nous parachevons la Création. En ouvrant des fenêtres pour que la lumière du Christ pénètre le monde.
À cet égard, comment comprendre la Passion du Christ que les catholiques se remémorent ce week-end ?
La crucifixion est le plus grand signe d’amour qui nous ait été donné. Jésus, pour nous pardonner, a pris tout le mal sur lui, tout ce qu’on pouvait faire de pire dans notre existence : tuer la beauté, la vérité, notre prochain, tuer Celui qui nous rappelle que nous ne sommes pas sur terre pour maudire. Par sa résurrection, il nous montre que la Vie est plus forte que cette mort dont nous sommes devenus les artisans déterminés, et que la charité nous ouvre des chemins d’éternité.
À quel voyage l’Église invite-t-elle les croyants à travers le carême, les trois jours saints - le jeudi, le vendredi et le samedi - puis la fête de Pâques ?
Un voyage intérieur. C’est le moment où jamais de tenter de comprendre la signification que cette passion du Christ peut avoir pour chacun de nous. Cette année, je réfléchirai tout particulièrement au sens de la Cène, le dernier repas que Jésus a partagé avec ses disciples le jeudi soir.
Pourquoi ?
C’est à la veille de sa mort dont il connaît la date, au moment où il n’y a à espérer aucun triomphe sur cette Terre que Jésus décide de partager le pain et de consacrer l’amitié, au sens qu’il en donne dans les Évangiles. Nous qui sommes en train de nous désespérer, nous sommes invités à faire cela en mémoire de Lui : nous poser un instant, rompre le pain, célébrer l’Amour et la douceur. Nous sommes invités à choisir l’extrême simplicité d’un repas partagé. À l’heure des grandes épidémies et du transhumanisme, il nous revient de vivre cette fête de Pâques de manière très intime pour ouvrir en nous des chemins buissonniers inédits. C’est toujours ainsi que l’humanité a trouvé son secours : grâce à des êtres qui rouvraient des chemins, suscitant dans leurs pas une authentique résurrection de l’espérance. Je pense à François d’Assise, Hildegard von Bingen, Catherine de Sienne, Vincent de Paul, Philippe Neri et tant d’autres saints.
Et tout le monde a les capacités de défricher des chemins personnels, écrivez-vous.
Avant le Christ, l’homme comprenait le destin comme une fatalité décidée par des dieux capricieux. Jésus nous a appris qu’il s’agissait, d’une façon bien plus impérieuse, d’une vocation. À nous de l’embrasser. À chacun selon ses talents, ses affinités. Henri Bergson rappelait les trois vocations de l’être humain : saint, artiste ou héros. Être un saint étant le summum puisque le saint est le héros et l’artiste de l’absolu. C’est à ce summum que nous sommes invités.
