Adèle Van Reeth : "Il y a toujours quelque chose de durable à tirer de l’actualité"
“Vivre et revivre encore” regroupe les chroniques écrites dans les années 2015-2017 par Adèle Van Reeth pour Le 1, hebdomadaire français qui entend “décrypter le siècle, s’engager dans les combats citoyens qui agitent nos sociétés pour les rendre meilleures”.
Publié le 09-04-2021 à 09h06 - Mis à jour le 10-04-2021 à 10h32
:focal(555x285:565x275)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/KR3KGOZOXBBYREXRASL26Q5PCM.jpg)
Adèle Van Reeth produit et anime Les Chemins de la philosophie sur France Culture. Elle anime également la pastille D’art d’Art, sur France 2. On a également pu entendre cette spécialiste en philosophie et cinéma autour de la table du Cercle, émission de critique cinématographique sur Canal +. Elle est l’auteure de plusieurs ouvrages, dont le remarqué La Vie ordinaire, chez Gallimard, en 2020.
Pour Le 1, Adèle Van Reeth a décrypté, entre autre, l’affaire Fillon, la figure d’Angela Merkel ou encore le flegme britannique, avec pour objectif d'en tirer un instantané philosophique.
Entretien
"Au fond rien n’a changé", dites-vous en guise d’introduction à ces textes écrits il y a quelques années déjà. À vous relire, on a cependant presque l’impression que le monde était léger…
Ce qu’on vit est tellement exceptionnel qu’on se dit qu’il y a un avant et un après - et c’est bien normal. Mais rappelons-nous 2015 : on n’avait pas l’impression de vivre dans un monde léger. Au contraire, d’ailleurs, on était en pleine campagne (présidentielle française, NdlR), et tous les événements que je raconte ici étaient vécus de manière très intense et très dramatique. L’objectif, c’était de donner une seconde vie à ces chroniques, pour que le lecteur se dise : tiens je n’avais pas vu cela sous cet angle et cela me fait réfléchir à ce qu’il se passe aujourd’hui. Et c’est le sens de la réflexion philosophique : quels que soient les événements qui adviennent dans l’actualité, qui par essence est évanescente, il y a quelque chose de durable à en extraire. Le monde dans lequel vivait Platon et notre monde peuvent dans les deux cas servir aux mêmes analyses : c’est ça qui est fou.
C’est plus dur de penser notre époque, philosophiquement parlant, par rapport à il y a cinq, six ans ?
Je ne crois pas qu’il y ait des périodes plus philosophiques que d’autres, dans la mesure où la philosophie n’est pas dans les choses elles-mêmes mais dans le regard qu’on pose sur elles. Qu’est-ce que cela veut dire, être philosophique ? C’est quelque chose qui peut susciter une interrogation et être fécond pour la réflexion. Et je crois qu’il n’y a pas de situation plus propice que d’autres à la réflexion. Bien souvent même, c’est dans les situations qui nous paraissent les plus inédites qu’on a du mal à penser. Pendant le premier confinement d’ailleurs, c’était très flagrant les premières semaines : il était très difficile d’essayer de proposer un travail philosophique - car c’est un travail qui demande du temps - sur ce qu’on était en train de vivre. Si bien qu’il relève du métier du philosophe que de parvenir à extraire de chaque situation ce qui est intéressant et fécond pour la pensée.
Les textes abordent des sujets très différents - à l’image de l’actualité. Avec quelques analyses déroutantes, par exemple quand vous critiquez les "Rousseau contemporains que sont les détracteurs de Facebook". Que voulez-vous dire par là ?
Rousseau, c’est celui qui dans son texte Les Confessions, une des premières autobiographies de la littérature, dit : "Je veux me peindre tel que je suis." Rousseau a une approche résolument morale, dans le sens où il faut être du côté de la vérité. Et il reproche à Montaigne, qui presque 100 ans avant a fait la même chose dans ses Essais, de s’être peint "ressemblant" mais de "profil". Et quand il dit cela, c’est doublement intéressant pour nous : "profil" renvoie au profil Facebook. Deuxièmement, il y a toute la nature du regard que Rousseau jette sur Montaigne et sur cette entreprise : finalement peut-être que Montaigne aurait été sur Facebook, puisque dire qu’on se peint de profil, cela veut dire qu’on ne se montre pas tel qu’on est, qu’on se montre sous son profil le plus avantageux, bref, qu’on choisit ce qu’on montre de soi.
Donc vous êtes plutôt Montaigne que Rousseau…
Je pense que Montaigne est celui qui a raison, puisque, quand on choisit ce qu’on montre de soi, on n’a aucune prétention à la transparence. Mais cela ne veut pas dire qu’on ne montre que le côté flatteur : simplement qu’on choisit ce qu’on veut montrer. Donc l’entreprise de Rousseau me paraît assez effrayante, comme toutes les entreprises qui sont assez totalitaires au fond. Ce que Rousseau reprocherait à Facebook , c’est qu’au fond ce n’est pas vraiment cela, la réalité, que Facebook n’est qu’une facette de ce que nous sommes, n’est que le reflet de ce que nous voulons montrer de nous. Rousseau pense qu’on peut avoir accès à une âme humaine, et qu’on peut mettre des mots, dépeindre les choses telles qu’elles sont, peindre l’homme tel qu’il est ! Et ça, je crois que c’est complètement faux, on ne peut jamais faire le tour de soi, ni espérer dire la vérité sur quelqu’un ou sur soi-même. Donc je trouve Montaigne beaucoup plus réaliste, et donc séduisant.
Pour rester sur la transparence, vous auscultez avec finesse l’affaire Fillon, qui a fait basculer la présidentielle française. Qu’est-ce qui vous a intéressée là-dedans ?
Cet événement m’a paru intéressant parce que c’est une porte d’entrée pour réfléchir au fonctionnement démocratique. À l’époque où j’ai écrit l’article, c’était au début de l’affaire, et Fillon n’était pas encore condamné : c’était encore ce qu’il appelait un "lynchage par les journalistes". Ce qui m’intéressait au fond, c’était son argument visant à dire que parce qu’il se faisait lyncher, c’était antidémocratique. C’est là que j’ai tiqué. Je me suis dit : tiens, que veut-il dire par là ? Et je me suis rappelée le texte de Tocqueville, La Démocratie en Amérique, qui raconte qu’une des caractéristiques du bon fonctionnement de la démocratie, c’est la place accordée au pouvoir qu’est la presse, à cette troisième voie. Il est résolument démocratique que la presse, les journalistes, les médias puissent s’emparer des événements et les relayer indépendamment du gouvernement ou des personnes concernées. Si bien que, lorsque Fillon accuse la presse d’être antidémocratique parce qu’elle ne suivrait pas le fonctionnement normal de la démocratie, il est en réalité face à l’exercice, par essence, de la démocratie. Sans la presse, il n’y aurait plus de démocratie. Je trouvais cela passionnant parce que, avec tout le respect que j’ai pour François Fillon, Tocqueville m’intéresse beaucoup plus.
Pour moi, c’est l’occasion de rappeler qu’en 1835 Tocqueville, qui assiste à la naissance de la démocratie en Amérique, décrit avec une précision incroyable tous les fonctionnements de la démocratie qui s’appliquent encore aujourd’hui. Et il a cette fameuse expression que j’adore : "le tribunal de l’opinion", qu’on cite aujourd’hui beaucoup avec les réseaux sociaux. C’est la "tyrannie de la majorité", et c’est ça, le problème : aujourd’hui, quand on parle de majorité, on parle de majorité qui décide. Mais si cette majorité, ce sont les réseaux sociaux, on ne pourrait pas se faire dicter quoi que ce soit ? Hé bien si, car la démocratie est faite de ça. Et j’adore extraire une matière première de ce qu’il se passe pour montrer que Tocqueville avait déjà pensé ça et qu’au fond il n’y a rien de nouveau sous le soleil.
Donc, rien n’a changé…
On est toujours surpris de voir qu’il y a des choses qui ne changent pas alors que par ailleurs tout change. Mais ça, je crois que c’est ce qui se passe tout le temps. On a toujours l’impression de vivre une nouveauté incroyable - et c’est parfois vrai -, quand Internet est arrivé, avec la pandémie, il y a des choses inédites mais elles s’inscrivent toujours dans un contexte qui, lui, est celui d’une répétition. Ce que je veux dire, c’est que les problèmes humains et ceux auxquels s’intéresse la philosophie sont les mêmes depuis le début. Ce qui est à la fois rassurant et effrayant et encore plus quand on vit une période que l’on juge inédite. Cela nous renseigne sur ce que nous sommes.
Extraits
“Le tribunal populaire est injuste, parfois tyrannique, reconnaît Tocqueville. C’est un problème redoutable, constitutif de la vie démocratique. Mais, n’en déplaise à François Fillon, c’est le signe d’un ‘fonctionnement normal de la démocratie’. Concevoir un problème comme une maladie, n’est-ce pas le propre de l’hypocondrie ?”
(La loi de l’opinion, 15 avril 2017)
“À trop vouloir célébrer la culture, on en a fait une idole. Comment, alors, louer ses vertus sans lui rendre un culte ? En arrêtant de croire qu’elle peut nous guérir de nous-mêmes. Tout comme le divertissement, qui, bien loin d’être condamnable, est considéré par Pascal comme ‘chose si nécessaire aux gens du monde qu’ils sont misérables sans cela’, la culture, loin d’être sacrée, est le reflet le plus fidèle de notre humanité."
En crise, donc.” (Tromper l’ennui, 30 mars 2016)
“N’en déplaise aux Rousseau contemporains que sont les détracteurs de Facebook, la vérité n’est pas synonyme de transparence, et celle-ci, lorsqu’il s’agit du moi, est toujours illusoire.”
(Le profil et sa vérité, 4 octobre 2016)
“La jeunesse se répète ? Tant mieux, c’est là sa vertu, tant, en politique, la répétition est indispensable à la contestation. Et à travers les âges, elle n’a pas pris une ride.”
(Pas une ride, 20 avril 2016)
Son livre
Vivre et revivre encore
D’Adèle Van Reeth
Édition “L’Aube”
104 pages
Environ 12 euros
