Assurer une base légale solide pour gérer la période actuelle, oui ! Imposer à la hâte et sans recul un cadre pour la gestion de futures crises, non !
La loi pandémie va être soumise au Parlement. Souhaiter couvrir la gestion actuelle et l’imposer comme cadre de référence des épidémies à venir serait confondre sécurisation juridique et précipitation.
Publié le 27-04-2021 à 17h23 - Mis à jour le 28-04-2021 à 16h02
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Une opinion d'un collectif de signataires (liste en fin d'article).
Une très large majorité de juristes le confirment : le fondement juridique tel qu’actuellement utilisé par le gouvernement fédéral pour justifier l’adoption de mesures inédites visant à organiser notre société durant l’épidémie Covid-19-19 a généré une forte insécurité juridique. Un arrêté ministériel n’est pas l’instrument juridique adapté, encore moins lorsqu’il s’agit de limiter nos libertés. Ce n’est pas qu’une question d’argutie entre juristes. C’est une question essentielle de droit qui a toute son importance puisqu’elle touche à la nature même du pouvoir qu’exerce le gouvernement. Ce pouvoir doit en toutes circonstances être démocratiquement justifié et décidé. En l’occurrence, comme très souvent d’ailleurs, une telle question de "forme", c’est en fait une question de fond qui remonte à la surface, pour paraphraser Victor Hugo.
Réinjecter du respect de la légalité
Alors, oui, il est effectivement grand temps que le gouvernement fédéral passe par la case parlementaire pour asseoir la légalité des mesures qu’il entend adopter. Nous ne sommes pas encore sortis de cette crise, loin s’en faut, a fortiori quand le cadre d’analyse choisi repose encore sur les indicateurs de contaminations et d’hospitalisation qui nous sont présentés quotidiennement. Il est indispensable qu’une majorité de nos parlementaires mandatent le gouvernement pour la suite de la gestion de cette épidémie de Covid-19 en lui imposant un cadre décisionnaire bien précis, tant sur le plan de la procédure que celui du fond. Il faut réinjecter du respect de la légalité dans la gestion de cette épidémie de Covid-19, pour que les citoyens que nous sommes, juristes et non-juristes, retrouvent le niveau d’adhésion nécessaire au bon fonctionnement de notre société. Il faut éviter que d’éminents magistrats comme ceux du tribunal de première instance de Bruxelles rappellent de telles évidences dans des décisions prises en urgence et au provisoire.
Ce processus démocratique permettra de ramener les différents intervenants à des analyses plus rigoureuses, car soumises à la réflexion et à la discussion des représentants directs de la population. C’est un point essentiel prévu par notre système juridique lui-même basé sur une Constitution forte ainsi que sur des droits et libertés ancrés dans des textes éprouvés tant au niveau national qu’international.
Dysfonctionnements
En revanche, le rétablissement de la sécurité juridique indispensable à la gestion actuelle de l’épidémie de Covid-19 ne saurait se traduire dans le même temps par l’imposition précipitée d’un cadre déterminé pour les futures épidémies et crises sanitaires qui pourraient survenir en Belgique, au-delà de l’épidémie de Covid-19. Souhaiter couvrir la gestion actuelle et l’imposer comme cadre de référence des épidémies à venir serait confondre sécurisation juridique et précipitation. La réforme des polices qui a eu lieu à la fin des années 1990 n’a pas non plus été adoptée au moment de l’arrestation des tristes protagonistes de l’affaire Dutroux ou de la Marche blanche. Non, le temps de la réforme structurelle n’est pas celui de la gestion d’une crise. La crise révèle les dysfonctionnements, les limites d’un système qu’il convient d’examiner avec un certain recul, en profitant de l’avis éclairé de multiples intervenants, après la résolution de la période de crise. Le temps de la réflexion sur les changements systémiques viendra, mais il n’est pas encore advenu.
Nos sociétés modernes sont des systèmes complexes, régis par de nombreuses réglementations qui traduisent la nécessaire prise en compte de cette complexité (il suffit ici de se référer à la réglementation relative à la gestion des données à caractère personnel). Modifier un module du système entraîne potentiellement des aménagements, voire des contradictions, avec d’autres parties du système. Entériner dans l’urgence un projet de loi pour toutes les épidémies à venir, alors que le besoin immédiat est l’adéquation de la gestion actuelle à notre État de droit, risque fort de contenir des incohérences qui conduiront rapidement à des déclarations d’illégalité. Cela renforcera l’insécurité juridique décriée, et par voie de conséquence la perte d’adhésion des citoyens à la gestion de notre société avec toutes les suites que l’on peut imaginer (populisme, complotisme et autres maladies démocratiques).
Le choix de la raison
S’il est certes grand temps de mettre de l’ordre dans l’approche actuelle de la gestion de l’épidémie de Covid-19, en consacrant l’intervention du Parlement en l’occurrence par l’adoption d’une loi, il faut prendre le temps de la réflexion et de l’analyse des leçons de la crise actuelle pour envisager les modifications du cadre légal qui permettront d’améliorer la gestion des prochaines épidémies en Belgique. C’est une évidence pour ceux qui, en ces temps troublés pour le juste fonctionnement de notre société, continuent à faire le choix de la raison et de l’intelligence.
Signataires
Marc Pittie, avocat au barreau de Bruxelles
Sébastien Kaisergruber, avocat au barreau de Bruxelles
Nicolas Thirion, Professeur à la Faculté de Droit de Liège
Véronique Brusselmans, avocate au barreau de Bruxelles
Yves Poullet, Professeur à la Faculté de Droit de Namur et membre de l'Académie royale de Belgique
Séverine Evrard, avocate au barreau de Bruxelles et médiatrice
Pierre de Bandt, avocat au barreau de Bruxelles
Raluca Gherghinaru, avocate au barreau de Bruxelles
Alice Asselberghs, avocate au barreau de Bruxelles
Nathalie Demarque, avocate au barreau de Tournai et de Bruxelles
Blanche Magarinos-Rey, avocate au barreau de Paris
Arnaud Jansen, avocat et ancien membre du conseil de l'Ordre du barreau de Bruxelles
Erik Van den Haute, Professeur, ULB
Pierre Schaus, Professeur, UCLouvain
Martin Buysse, Professeur, UCLouvain
Irène Mathy, Maître de conférences invitée, Université Saint-Louis Bruxelles
Denis Flandre, Professeur, UCLouvain
Olivier Lhoest, Chef de service associé, CHC Liège
Martin Zizi, Professeur, ex-KUL, ex-VUB, chercheur en biophysique moléculaire, et ancien Président de Comité d’Ethique
Raphael Jungers, Professeur, UCLouvain
Elisabeth Paul, Chargée de cours, Directrice, ULB
Vincent Laborderie, Maître de conférences, UCLouvain
Raphaël Lefevere, Maître de Conférences, Université de Paris
Bernard Dubuisson, Professeur, UCLouvain
Marie-Aude Beernaert, Professeur, UCLouvain
Anne Zeegers, Professeur de droit, EPHEC
Thierry Moreau, Avocat au barreau du Brabant Wallon et Professeur extraordinaire, UCLouvain
Virginie Timmermans, Professeur de droit, EPHEC
Diletta Tatti, assistante et chercheuse à l’Université Saint-Louis – Bruxelles
Christine Guillain, Professeure, Université Saint-Louis-Bruxelles
Diane Bernard, Professeure, Université Saint-Louis-Bruxelles
Denis Brusselmans, avocat au barreau du Brabant Wallon
Notre Bon Droit ASBL
Collectif Lawyers4Democracy
Collectif Covidrationnel