David Engels, Historien : "Nous avons le droit d’être fiers de notre passé et de l’aimer"
Pour qu’elle puisse être unie et accueillante, l’Europe doit renouer avec son histoire et sa culture. C’est ce qu’affirme l’historien belge David Engels. Il invite l’Union à prendre un tournant conservateur.
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- Publié le 06-05-2021 à 18h45
- Mis à jour le 10-05-2021 à 10h49
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Quel regard poser sur notre passé ? Quelles ressources en tirer ? Est-il un socle indispensable à un avenir commun, ou un carcan qui paralyse et exclut ? Ces questions sont brûlantes d’actualité. Dans Renovatio Europae, un ouvrage qu’il a dirigé et publié aux Éditions du Cerf, l’historien belge David Engels propose une réponse qui a le mérite d’être aussi claire qu’elle sera débattue. Pour être forte, unie et accueillante, l’Europe doit puiser dans son histoire des valeurs qui ont encore tout leur sens pour l’avenir, insiste-t-il.
David Engels est né en 1979 à Verviers avant d’étudier l’histoire, la philosophie et les sciences économiques à Aix-la-Chapelle. Il a enseigné l’histoire romaine à l’ULB, et travaille aujourd’hui à l’Instytut Zachodni, à Poznan en Pologne.
Vous plaidez pour un renouveau "hespérialiste" de l’Europe. Que cela veut-il dire ?
Notre monde politique est de plus en plus clivé. D’un côté, nous observons une approche politique dominante qui est essentiellement universaliste, mettant au centre soit l’individu et ses droits, soit l’humanité dans son ensemble, et n’ayant que peu de considération pour les collectivités intermédiaires comme la civilisation, la nation, le village ou la famille… De l’autre côté, nous trouvons une attitude politique axée essentiellement sur l’État-nation et exigeant un retour aux traditions nationales. L’hespérialisme - dérivé du grec ancien hespéros qui désigne l’Occident - se veut une troisième voie qui est à la fois pro-européenne et culturellement conservatrice. Ainsi, il défend un regard positif sur notre histoire occidentale commune et sur les fondements de notre identité collective européenne, et en rappelant la nécessité de nous unir de manière durable au niveau européen pour répondre aux enjeux contemporains.
Vous proposez donc une union des pays d’Europe mais avec un fonctionnement alternatif à celui de l’Union actuelle. Quelle place donneriez-vous à l’État-nation et comment répartissez-vous les compétences européennes et nationales ?
L’hespérialisme tel qu’esquissé dans notre livre Renovatio Europae puise son inspiration dans l’Histoire et remonte aux grands États fédéraux de l’époque médiévale, tel le Saint-Empire romain germanique ou l’Union de Pologne-Lituanie. Ainsi, les compétences qui garantissent la survie de la civilisation européenne dans son entièreté relèveraient de l’Union, telles que la défense des frontières communes, la politique extérieure, la lutte contre le crime, l’infrastructure paneuropéenne, l’accès aux ressources stratégiques ou la recherche de pointe. En revanche, l’administration des compétences moins vitales pour l’ensemble reviendrait davantage qu’aujourd’hui aux nations ou aux régions.
En quoi retrouver un terreau historique et culturel commun serait-il si important ?
Il est urgent de retrouver une attitude positive par rapport à notre histoire, qui, certes, a ses parts d’ombre qu’il faut reconnaître, mais qui a aussi énormément à nous apporter. Ce n’est en effet que par le partage d’une identité commune que l’on pourra enfin construire un sentiment de fraternité paneuropéenne permettant à un Belge, un Allemand ou un Grec de se sentir solidaire l’un avec l’autre - un point sur lequel, malheureusement, l’UE et son idéologie universaliste ont totalement échoué.
Les valeurs de l’Union sont trop abstraites pour favoriser une telle fraternité, écrivez-vous. Mais qu’est-ce qui fonde l’identité européenne ?
J’ai essayé d’y répondre dans le "préambule" à une future Constitution européenne que j’ai eu l’honneur de rédiger pour l’association des intellectuels polonais. Cette identité, issue de l’héritage gréco-romain, de la spiritualité judéo-chrétienne et du rationalisme des Lumières, n’est pas à construire : on la reconnaît partout à travers notre patrimoine culturel, artistique, intellectuel ou religieux ; elle est en nous. Contrairement à la déconstruction actuelle de notre passé, il faut donc investir notre histoire d’un regard positif afin de mettre en avant ce qui nous unit. Nous avons le droit d’être fiers de notre passé et de l’aimer.
Mais la recherche d’une identité commune n’est-elle pas une chimère, ou une question dépassée au vu de la diversité universelle de nos villes en 2021 ?
D’abord, le multiculturalisme des grandes villes en Europe occidentale n’est pas représentatif du vécu de l’ensemble du continent. De surcroît, ces villes avec leur patrimoine culturel et leur importance administrative restent tout de même profondément dominées par l’identité européenne ; et, au lieu de se mélanger, les sociétés autochtones et immigrées semblent de plus en plus isolées, voire hostiles les unes par rapport aux autres. Si l’on veut éviter une totale fragmentation de l’Occident, il est grand temps de rasseoir notre identité historique, souligner ce qui nous unit comme Européens et définir un cadre civilisationnel strict permettant de combiner intégration culturelle et ascension sociale.
Une identité commune permet d’unir et, grâce à cela, d’accueillir, faites-vous comprendre. Mais à partir de quand une identité commune exclut-elle celui qui n’en fait pas partie ?
En tant qu’historien de l’Antiquité, je pense souvent au succès de la romanisation de la Méditerranée occidentale, surtout depuis l’empereur Auguste : les Romains avaient réussi à séparer la notion de "romanité" d’une simple identité ethnique pour l’associer plutôt à un ensemble abstrait de valeurs, de traditions et de comportements. Tout citoyen qui était prêt à s’intégrer dans ce cadre et à se "romaniser" volontairement pouvait dès lors en bénéficier et monter les échelons sociaux. Redéfinissons donc enfin une "européanité" en phase avec l’histoire grandiose de notre civilisation et pourtant ouverte à inclure tous ceux qui souhaiteraient s’y intégrer. Sans un tel cadre, il est à craindre que l’Europe devienne une société communautarisée à la dérive, dominée par la loi du plus fort.
L’hespérialisme est-il un retour vers un passé ?
Non, au contraire : nous souhaitons projeter la trajectoire historique dont nous sommes issus dans le futur et dépasser la fracture actuelle par rapport à notre passé. Individuellement, quiconque nie le passé qui nous a façonnés se rejette lui-même et périt d’un mélange entre dégoût de soi et arrogance. Collectivement, une fois démontée, l’identité culturelle, et donc la solidarité qui en découle, est très difficile à reconstruire, et sans elle une civilisation peut rapidement se transformer en un véritable champ de bataille.
"Un individualisme sans dimension transcendantale et sans enracinement dans la responsabilité sociale ne pourra mener qu’à la désagrégation de notre société en une civilisation vidée de tout sens, et à la quête d’une satisfaction superficielle des instincts et besoins fugitifs - c’est-à-dire exactement à la civilisation dans laquelle nous vivons aujourd’hui", écrivez-vous. Mais, quand on voit la jeunesse qui se lève pour le climat, et de nombreuses personnes prêtes à restreindre leur confort individuel au nom de la cause écologique, n’y a-t-il pas là un mouvement contradictoire au diagnostic que vous établissez ?
J’ai une grande admiration pour cette jeunesse, d’autant plus que l’écologisme est, au fond, un mouvement conservateur qui cherche à préserver l’harmonie naturelle. En revanche, le problème de l’écologisme moderne est son image de l’être humain, car on y découvre une contradiction fondamentale : d’un côté, il cherche à protéger la nature, mais, d’un autre côté, il ne cesse de déconstruire la nature de l’être humain en niant la complémentarité homme-femme, en relativisant la famille traditionnelle ou en s’opposant à l’importance des identités culturelles collectives… L’écologisme est devenu une idéologie matérialiste et constructiviste qui, de surcroît, fait de la nature une sorte de divinité qu’elle oppose à l’être humain : l’Homme apparaît ainsi comme ennemi de la nature et non pas comme son couronnement, menant à l’appel absurde fondamentalement anti-humaniste de ne plus avoir d’enfants…
L’enracinement offrirait donc une identité, une dignité et de la solidarité. Mais ne peut-il pas également scléroser une société ? La paralyser ? Quelle part faites-vous au changement ?
Aujourd’hui, on constate que le libéralisme individualiste ne répond ni à la soif de bonheur ni à la promesse du triptyque liberté, égalité, fraternité. Les taux de suicide et d’anxiété sont alarmants, le clivage social ne cesse de croître, la liberté d’expression est en danger, l’Europe est dépassée dans de nombreux domaines par la Chine… Le matérialisme hédoniste s’est donc révélé être une fausse promesse. Or, comme je le souligne dans mon livre Que faire, le véritable bonheur et la vraie liberté ne résident pas dans la possibilité extérieure de faire à chaque moment ce que nous voulons (comme nous le fait croire le consumérisme), mais, comme l’enseignent la plupart des philosophies et religions, dans le consentement à ce que nous sommes. Un moine chartreux est probablement beaucoup plus libre et heureux dans sa cellule qu’un milliardaire américain pris dans la course effrénée du succès. Durant des siècles, les traditions qui nous ont précédés ont essayé de cultiver cette quête du bonheur et de liberté intérieure par la culture, l’art, la quête de transcendance. C’est sans doute là un des plus précieux legs qu’elles peuvent nous offrir.