D'où vient ce "hurlement systématique, dénué de raison, sinon d'habilité démagogique d'une partie de la société civile" ?
Fabrice Humbert dit haut et posément le malaise de beaucoup : pourquoi tant d’insultes et de haine dans notre démocratie ? Où cette expression de l’excès peut-elle nous mener ? À la prise du Capitole, notamment...
Publié le 16-05-2021 à 08h04 - Mis à jour le 04-03-2022 à 17h02
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C'est en réaction à une dévitalisation des mots du pouvoir que la société s'est mise à hurler, écrivez-vous. Pourquoi ?
Les mots ne se contentent pas de décrire la réalité, ils la créent. Exemple, si on se met à répéter que notre pays meurt de faim, il y aura des manifestations contre la faim. Nous sommes des sociétés de paroles. Tout est régi par la parole. Or, chez les politiques, l'usage répété de la langue de bois (dans la veine des "je tiens à vous dire ma détermination sans faille" et consorts) a pour conséquence la perte de sens. La répétition est un élément aggravant. Nombre de politiques, à travers des milliers d'interventions, finissent par se fossiliser puis à se caricaturer eux-mêmes. L'être humain a disparu, il est un robot à discours. La langue qui résulte de cette dévitalisation est inquiétante. Cette "novlangue" – notion chère à Orwell – est une langue tellement appauvrie qu'elle en vient à ne plus pouvoir dire la réalité. Ainsi, a-t-on relevé une nette diminution du vocabulaire chez Trump, une réduction quasi enfantine, avec comme conséquence une suppression de la complexité du réel au profit d'une approche manichéenne et d'une vision "tweetienne" du monde.
La perte de sens du discours politique, ce sentiment de déshumanisation, provient aussi du règne du tableau Excel et de ses débats techniques qui assoupissent les passions. Un temps seulement parce qu'elles finissent toujours par revenir et s'imposer. Et si la politique aujourd'hui déchaîne les passions, c'est parce que les hommes y espèrent un sens humain.
Quel est le rapport avec le populisme ?
Il profite du champ ouvert par cette dévitalisation du langage. Quand les politiques – vu le peu de moyens pour agir – amortissent leur langage, répandent une espèce de parole “édredon” à coups d’euphémismes et d’expressions usées jusqu’à la corde (“ma volonté farouche”, “l’urgente nécessité” ou “la véritable action”), ils ne disent pas les choses. Fatalement, un manque se crée. En réaction, interviennent ceux qui prétendent “dire la vérité”. La principale marque du populiste est justement l’excès du langage. Un excès susceptible aussi de montrer de la force et d’incarner, outre ce que “les gens pensent et comprennent”, “la parole forte d’un État fort”. À l’euphémisme, ils préfèrent l’hyperbole. En soi, le tribun a de la chance : il parle le langage fascinant des passions, beaucoup plus percutant que le langage de la responsabilité.
En face de la parole politique dévitalisée, vous pointez un "hurlement systématique, dénué de raison, sinon d'habilité démagogique d'une partie de la société civile". Expliquez-nous?
Je m’inquiète de l’évolution du débat public. Depuis quelques années, il est déformé par l’outrance. Comme chez les populistes, l’usage de l’excès semble être devenu la norme pour beaucoup. On perçoit une pensée permanente de haine où l’autre est devenu un ennemi. Je pense aux identitaires ou à des titres d’essai comme “Abattre l’ennemi” ou “Je déteste les hommes” qui désignent d’abord une cible, pour ensuite la détester. Insulter. Aller aux extrêmes. Sont-ce des figures de style pour se faire remarquer ? Ou le réel ? Encore une fois, dire le réel, c’est le créer.
Votre vision élargie de la "cancel culture" en est-elle un exemple ?
Notamment. Tout ce qu’on appelle “culture de l’annulation” dit bien son nom. Une société démocratique, c’est précisément faire vivre divers éléments ensemble. Par quelle aberration peut-on penser que la politique consiste à désigner des ennemis alors qu’elle est la définition d’un partage ? Il n’y a pas vraiment de débat public quand l’atmosphère générale est celle du procès. On n’insulte pas uniquement l’autre, on l’incrimine. L’autre aura toujours commis une faute. Que nous a appris la Seconde Guerre mondiale ? Que la destruction de l’autre commence, après sa désignation comme adversaire, par sa disqualification par l’outrance. L’Autre devient un “khmer vert” ou “une ayatollah féministe” alors que “les policiers sont des nazis”. L’élimination – symbolique – de l’autre est le plus vieil instrument de négation du monde. Je ne reconnais pas l’autre comme un individu, à la fois parce que l’individu est un proche et parce qu’il est susceptible d’être plus complexe que sa désignation. Faire un ennemi pour pouvoir s’en débarrasser : je vois bien que les gens dont je parle n’ont pas l’intention de tuer tous les hommes, tous les “gilets jaunes”, tous les riches ou tous les Arabes. Mais une société sans cesse et à ce point divisée peut-elle conserver son équilibre ? Notre société est-elle prête à toutes les aventures ? L’attaque du Capitole est déjà une réponse. En hystérisant le débat, en agitant de tous les côtés le fanion rouge du scandale, les rhéteurs de l’excès abîment la démocratie et engendrent un état incertain où tout est possible. Ce n’est pas seulement la réalité de la situation qui provoque le malaise actuel, c’est sa déformation par les mots.
Pourquoi les avis nuancés sont-ils dénués d'écho ?
Le péril de l’excès, outre sa fausseté inhérente, c’est qu’il nous attire. Et c’est aussi un problème médiatique. Une émission avec des gens qui s’insultent recueillera plus de réactions qu’une émission nuancée avec des gens réfléchis. Cette prime à la polémique et au n’importe quoi ne favorise pas le débat public. Cela débouche sur rien. Sauf à participer au “faire spectacle” et à cautionner la radicalisation. L’excès, séduisant, n’a pourtant rien à voir avec la justesse politique. C’est inquiétant. L’expression lucide et mesurée d’une situation reste en démocratie le meilleur moyen d’affronter les problèmes.
Que dire à mon voisin qui répète que nos dirigeants sont nuls, incapables, et corrompus ?
Mon propos qui n'insulte pas ni ne crie au scandale sera-t-il entendu ? Hors pour quelques-uns, je crois en l'honnêteté de la classe politique, simplement parce que je ne vois pas bien aujourd'hui leur intérêt à faire cette activité. C'est devenu un métier difficile où fusent les insultes, mais le problème premier (sauf en période Covid) s'avère leur impuissance grandissante. Et la théâtralité du débat politique croît parce que beaucoup d'hommes et de femmes politiques se retrouvent de plus en plus dans le commentaire et moins dans l'action. Je crains que l'avenir soit favorable à des Trump et autres menteurs pathologiques. Le risque est que nous creusions notre propre tombe.
À côté, dans nos pays, peut-être demandons-nous trop à la politique. Nous comptons peut-être trop sur elle pour changer nos vies.
Si la démocratie ne fait plus vibrer, comment peut-elle, ainsi que le dialogue, encore séduire pour exister ?
Effectivement, face au spectacle et aux surhommes, la démocratie apparaît opiniâtre, peu fascinante et guère séduisante, un peu comme l’Europe. Mais dans le débat public, un bon moyen de progresser est de se mettre à la place de l’autre. Plutôt que de pointer et de disqualifier un adversaire, inversons. La démarche consiste à se mettre à la place de celui que je n’aime pas. Me projeter dans sa peau, dans sa vision, dans sa colère ou sa souffrance permet non seulement de ne pas le considérer comme un ennemi mais de prendre en compte la complexité de la réalité. Comprendre l’autre, reconnaître l’altérité, prendre en compte d’autres façons de penser ne sont pas faciles mais s’avèrent fondamentaux pour le débat public et le maintien de la démocratie. Depuis les Lumières, le dialogue est une question de civilisation. Donner la parole et laisser de la place à l’autre plutôt que d’être dans un affrontement de monologues, à la mode du tweet, voilà ma proposition.
Biographie
Agrégé et docteur ès lettres puis, professeur au lycée franco-allemand de Buc (Yvelines), Fabrice Humbert est l'auteur de plusieurs romans dont L'Origine de la violence (2009) fut son premier succès et remporta plusieurs prix. Le livre à caractère autofictionnel raconte l'histoire d'un professeur de lycée qui visite le camp de concentration de Buchenwald avec ses élèves et croit reconnaître son père dans la photo d'un détenu. Il est adapté au cinéma par Élie Chouraqui en 2016.
En 2010, il publie une grande fresque sur la crise financière intitulée La Fortune de Sila (prix Jean-Jacques Rousseau, Grand prix RTL-Lire et prix des étudiants francophones). En 2012, il achève ce qu'on peut considérer comme une trilogie sur la violence, avec Avant la chute .
Après Eden Utopie (2015) qui évoque l'histoire de la famille maternelle de l'auteur, centrée sur les divisions sociales puis politiques après 1968, notamment à cause du terrorisme, il publie en 2020 Comment vivre en héros ? qui met en scène un journaliste tâchant de découvrir la vérité sur l'assassinat d'une adolescente. Le livre interroge une société aveuglée par le mensonge, où réalité et fiction ne font qu'un.
Extraits
(À propos d'une ministre): "Son incroyable capacité à la langue de bois amortissait tous les chocs mais engendrait une étrange monotonie, très soporifique, annulant de fait le discours."
“[…] c’est une euphémisation permanente et une dilution dans des termes vagues et englobants. Mon préféré est ‘bienveillant’, spécialité de l’Éducation nationale. […] La puissance et l’absurdité de ce terme, c’est que personne ne peut-être en désaccord.”
“L’élément nouveau de notre époque, de notre opinion publique, ce sont les réseaux sociaux. […] On hurle, gueule, gesticule. À tout niveau s’exprime cette cacophonie de la certitude… Les réseaux sociaux sont notre Ça freudien, domaine des passions refoulées.”
“La certitude a son trait psychologique, qui est l’arrogance… L’arrogance se complaît dans l’analyse unilatérale et la prise de pouvoir par le langage.”
“La condition de la liberté face aux dogmatismes, c’est le doute, y compris face à soi-même. […] Montaigne aime dire ‘peut-être’, j’aimerais que notre époque le dise davantage.”
Son livre
Les mots pour le dire -De la haine et de l'insulte en démocratie ,
Coll. Tracts chez Gallimard,
48 pages,
février 2021.
