"Je crois que l’on ne mesure pas la gravité d’un pass sanitaire"
Un coronapass constitue l’avènement de la pire dystopie, il marquerait un point de non-retour vers une servitude volontaire dont il faut absolument se garder, s'inquiète le philosophe Gaspard Koenig. Il faut en refuser le principe, insiste-t-il.
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- Publié le 16-05-2021 à 17h29
- Mis à jour le 17-05-2021 à 15h43
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L’Union européenne devrait mettre en place un pass sanitaire pour faciliter les voyages dans l’Union. Le gouvernement belge lancera quant à lui un "corona safety ticket" pour offrir l’accès aux personnes vaccinées ou disposant d’un test négatif aux grands événements de l’été. Ce pass disparaîtra le 30 septembre, promet le gouvernement. Pour Gaspard Koenig , c’est le principe même d’un tel pass qu’il faut refuser, au nom des libertés individuelles. Son introduction ne serait pas anodine, elle marquerait un point de non-retour vers une servitude volontaire dont il faut absolument se garder.
Philosophe libéral, Gaspard Koenig préside le think tank Génération libre. Il vient également de publier L’Enfer aux éditions de l’Observatoire, ouvrage dans lequel il évoque notamment la disparition de l’anonymat et l’emprise du numérique dans nos sociétés.
Quel regard posez-vous sur le coronapass qui, sous des formes légèrement différentes entre pays, nous permettrait de sortir des confinements successifs ?
Ce pass constitue pour moi l’avènement de la pire dystopie. Je crois que l’on ne mesure pas la gravité de ce dispositif, par ailleurs totalement disproportionné sur le plan sanitaire. On ne sait en effet pas encore à quel point le vaccin prévient la transmission du virus [des études récentes soulignent néanmoins une importante réduction du risque de transmission NdlR]. Tout ce que l’on peut assurer, pour l’heure, c’est qu’il protège le vacciné. Or, quel est le devoir d’un État ? De permettre à tout le monde de se protéger et, donc, de se vacciner. Par contre, dès que la vaccination de masse a été organisée, les gens qui n’y ont pas eu recours doivent pouvoir assumer par eux-mêmes leur responsabilité, et non devoir présenter un passeport. On a bien le droit de manger des frites grasses, pourquoi devrait-on prouver son immunité, quand tous ceux qui souhaitent échapper au danger ont pu le faire ? Les précédentes mesures de restrictions étaient là pour nous protéger des torts causés par autrui. Ce passeport, lui, consiste à protéger les gens contre eux-mêmes, ce qui n’est pas dans les prérogatives d’un État de droit. Je regrette donc qu’il n’y ait pas de réflexion en amont à propos de ce dispositif infantilisant. Il est devenu une mode dans laquelle s’engouffrent tous les dirigeants, sans penser aux conséquences qu’il engendrera.
Lesquelles ?
Sur le plan extérieur, pensez qu’il imposera la réintroduction des frontières physiques, avec ses guérites, ses douaniers chargés de surveiller l’identité et le code QR de chaque personne, et les bouchons qui s’ensuivront sur les routes. C’est incroyable de se dire que l’on réintroduit en bloc des frontières terrestres pour un gain sanitaire marginal, et que personne n’en parle. On assistera ensuite à un imbroglio bureaucratico-numérique pour conformer les pass sanitaires, les applications, les contenus des tests, les algorithmes… entre les pays. Rien ne sera simple en ce domaine. Sur le plan interne, de surcroît, certains espaces seront réservés et cela risque de donner de très mauvaises idées au secteur privé, qui va se dire qu’un tel passeport existant, il peut l’imposer dans des entreprises, des cafés, auprès des compagnies aériennes… Je refuse que l’on tombe dans une société de la surveillance permanente au sein de laquelle, pour se déplacer, il faut pouvoir fournir une feuille de soins. Aujourd’hui, deux ou trois États résistent à cette tentation, dont la Floride dirigée par un Républicain un peu libertarien. En réalité, ce pass crée une ligne de fracture très forte au sein du libéralisme, entre les libéraux utilitaristes qui souhaitent relancer l’économie avec lui, et les libéraux qui le refusent au nom de la protection et de la liberté de l’individu.
Mais ce pass ne peut-il être établi seulement pour un temps déterminé ?
Quoi qu’on en dise, un tel outil est voué à être pérenne. On pourra toujours invoquer des résurgences de variants ou d’autres raisons pour le maintenir. Une fois que l’on a mis en place des structures de pouvoir et de contrôles, une fois que l’on a dépensé de l’argent, de l’énergie et des moyens pour établir un dispositif, il n’est jamais totalement supprimé. C’est ce que nous rappelle le philosophe Michel Foucault. Le pass sanitaire est la porte ouverte à une intrusion de plus en plus forte au sein du corps des citoyens, que l’on peut appeler biopolitique.
Ne peut-il pas tout de même nous réintroduire à la liberté ?
Cet argument est insupportable. Il s’agit d’un syllogisme bureaucratique que le politique nous a vendu. Ce politique a mis une barrière qui a entravé nos libertés, il doit aujourd’hui l’enlever et ne pas nous dire que l’on va retrouver la liberté alors qu’il ne nous donne qu’une petite clé pour ouvrir une petite porte.
Collectivement, est-on passé dans une société qui compte sur la surveillance pour assurer la sécurité, à défaut de s’appuyer davantage sur la confiance ou la responsabilité citoyenne ?
C’est pour cela que je compte sur l’esprit rebelle de mes compatriotes pour rejeter cette idée et cette pratique du pass sanitaire.
Pour vous, a-t-on manqué un vrai débat de fond pour trouver un équilibre entre liberté et sécurité sanitaire ?
Oui. Avec le think tank Génération libre, nous tenons un observatoire des libertés confinées. Nous redoutons que des mesures d’exception s’inscrivent dans le droit commun, comme cela s’est fait avec le terrorisme. On trouve en effet toujours des prétextes pour installer de manière pérenne des moyens de surveillance déployés en une occasion particulière. Mais, même si l’on s’en tient à un strict plan médical et sanitaire, je trouve que l’équation entre santé et économie a été mal posée. La vraie équation est de savoir combien d’années de vie on a sauvées. Car on ne sauve jamais des vies, on les prolonge. Combien d’années a-t-on donc prolongées versus combien d’années a-t-on gâchées ou perdues ? Voici l’équation qui ne fut pas suffisamment posée.
Que l’on ait raté un tel débat, que cela dit-il de la santé de nos démocraties ? Est-ce le signe qu’elles se sont affaissées sur elles-mêmes ? Le Parlement, les institutions, la justice, les contre-pouvoirs ont-ils manqué quelque chose ?
C’est une bonne question. Il y eut quelques tentatives du côté de différentes cours suprêmes pour trouver une juste proportion dans les mesures, mais c’est vrai que cela reflète aussi la faiblesse structurelle des contre-pouvoirs. Notamment en France, où le pouvoir exécutif est quasiment en roue libre, a presque carte blanche. Il est donc tout-puissant, peut décider de tout (d’autant plus que le gouvernement a la majorité à l’Assemblée et que nous sommes sous état d’urgence), mais il est en même temps fragile. On observe en effet que plus personne ne respecte la loi, et que la folie administrative des attestations a montré que les gens ne peuvent plus respecter une norme qu’ils ne comprennent pas ou qui est absurde. On a à la fois un pouvoir qui est en roue libre - de moins en moins arrêté par les garde-fous de l’État de droit - et qui est en même temps de moins en moins respecté, et donc de moins en moins efficace. Ce paradoxe doit nous rendre très inquiets pour l’avenir de nos démocraties.
Plus globalement, nous devons aujourd'hui sans cesse décliner notre identité : pour charger une application, acheter un ticket de RER… De quelle société est-ce le signe ou le symptôme ?
Du point de vue économique, l’identification des personnes rend très efficaces les processus de ciblage publicitaire ou commercial. Mais je pense que le problème est plus profond, car les gens se prêtent eux-mêmes volontiers à cette débauche d’identité. Au fond, la question que je me pose est celle de notre désir de continuellement laisser des traces physiques ou virtuelles derrière nous. Aux États-Unis, il y a ce mouvement de personnes qui se prennent en photo toutes les 30 secondes, et qui enregistrent toutes les données relatives à leur situation spatio-temporelle. Ils numérisent leur propre existence en laissant des traces virtuelles d’eux-mêmes. Nous aussi, nous prenons sans cesse des photos pour laisser quelque chose de ce que nous avons fait, de là où nous sommes passés. Au fond, cela correspond au désir théologique que nous avions quand on imaginait qu’un dieu tout-puissant et omniscient inspectait l’ensemble de nos existences. C’était assez angoissant, mais au moins il y avait toujours un regard qui permettait à nos vies de ne pas disparaître. À l’époque, nous espérions les voir inscrites dans le grand livre du jugement dernier. Aujourd’hui, c’est dans le "cloud", dans ce nouveau ciel de données numériques que nous enregistrons nos pas. Dans "L’Être et le Néant", Sartre imaginait un skieur qui ne laissait pas de traces derrière lui, la haute neige recouvrant ses skis. Il précisait que ne pas laisser de traces, accepter sa propre finitude, est ce qu’il y a existentiellement de plus fort. C’est une forme d’honnêteté, un discours de vérité face à notre propre néant. Aujourd’hui, notre obsession de continuellement vouloir laisser des traces me semble refléter une sorte d’angoisse existentielle, l’angoisse de disparaître.
Vous notez que l’anonymat - qui n’implique pas l’impunité, mais permet d’expérimenter des idées, des valeurs, des modes vie sans se sentir immédiatement jugé par ses voisins - est une victoire de la modernité. Vous ajoutez que l’essor des villes a répondu au besoin d’une telle liberté. Assiste-t-on à un recul historique de cet anonymat ?
Les villes étaient en effet la promesse d’un certain anonymat et, du coup, de la possibilité de multiplier les expériences et de s’échapper, ce qu’une société trop cohésive, trop intégrée, ne permettait pas. Aujourd’hui, on nous vend la "smart city", la ville connectée, comme un progrès, mais elle nous ramène au village où tout est connu. Et le jour où il y aura des caméras de reconnaissance faciale dans les rues, il en sera fini de cette promesse de l’anonymat, pourtant indispensable à une société ouverte dans laquelle les différents modes de vie sont tolérés, dans laquelle tant qu’on n’est pas coupable on est innocent et où l’on n’a pas à se justifier de qui l’on est a priori. J’ajoute cependant que je ne suis pas du tout technophobe. La technologie ne porte en elle aucune fatalité. C’est à nous de décider de l’usage que nous souhaitons en faire. Aujourd’hui par exemple, lorsque l’on paye sans contact, on transmet nos données. Grâce à des systèmes techniques, cependant, comme les systèmes de blockchain, les paiements sans contact pourraient rester aussi anonymes qu’un billet de banque. Comme les gens ne protestent pas trop, il est cependant très facile, pour ceux qui en tirent profit, de poursuivre dans la logique qui nous voit diffuser nos données personnelles…