Jürgen Conings : vous avez gagné

Non seulement vous apportez un peu de "spectacle" dans un espace médiatique monopolisé depuis un an par les vagues de la pandémie de Covid-19, mais vous poussez vos supporters vers les assemblées parlementaires.

Contribution externe
Jürgen Conings : vous avez gagné
©Belga

Une opinion de Jonathan Dehoust, politologue de formation, ancien enseignant dans le secondaire, auteur.

Cher Jürgen Conings,

À l’heure où je vous écris, nous ne savons toujours pas où vous êtes.

Des moyens colossaux sont pourtant déployés pour vous retrouver, mais, comme votre expérience de militaire d’élite vous l'a appris, vous restez caché – et la Belgique entière est dans l’attente de ce que vous comptez faire des (potentielles) armes que vous portez.

Qu’importe l’issue de votre cavale, vous avez gagné.

Votre fuite, après les fouilles minutieuses du Parc de Haute Campine, reste mystérieuse et sûrement bénéficiez-vous de la complicité de quelqu’un du réseau de l’extrême droite pointée du doigt par les services de renseignements depuis des années – il ne s’agit que d’une hypothèse. Rappelons tout de même que nous avions mis des mois avant de retrouver Salah Abdeslam, l’un des djihadistes des attentats du 13 novembre à Paris, lui aussi multipliant les cachettes. Battrez-vous ce record ? Vous restez, à l’heure où ces lignes sont écrites, introuvable, et cela inquiète les autorités parce que vous oscillez entre notre Anders Breivik et notre Xavier Dupont de Ligonnès – soit entre la mise en œuvre d’un carnage et la mystérieuse disparation à long-terme.

Mais votre fugitivité ne reste pas sans intérêt, elle est même étonnamment victorieuse dans le corps social, le monde politique, et la sphère médiatique. C’est pourquoi vous avez gagné : vous avez été un metteur en scène, celui qui a mis un coup de projecteur sur l’existence impavide de la nébuleuse d’extrême droite dans toute la Belgique.

Premièrement, une petite partie de la population – 45.000 (!) sur un groupe Facebook, quelques centaines de manifestants bravant la pluie – vous soutient, vous traite de héros, juge qu’il faut vous laisser la vie sauve, adhère à vos opinions politiques : anti-virologues, islamophobe, fasciste, bref, "antisystème" – si vous me permettez la qualification générique. Je reste pour ma part étonné de cette banalisation d’un tel discours sur les réseaux sociaux qui met en lumière les limites de la liberté d’expression. Il y a des milliers de personnes en Belgique qui vous supportent, vous, le loup solitaire (sic) qui menacez politiques et scientifiques, mais peu importe : nous serons tous d’ici peu mélangés les uns aux autres lorsque la Belgique remportera sa première victoire à l’Euro 2020. Nous oublierons, dans un élan de ferveur populaire, que nous côtoyons des néonazis. Nous oublierons leur existence, autour de nous : vous avez gagné.

Deuxièmement, vous apportez un peu de spectacle, de tension, de suspense dans un espace médiatique monopolisé depuis un an par les vagues de la pandémie de Covid-19. Vous êtes l’acteur hollywoodien d’une actualité monotone et il n’y a pas de honte à être excité de connaître la fin, même morbide, de cette affaire qui mobilise jusqu’à Interpol – c’est pourquoi on vous a surnommé "Rambo". Le public, comme celui d’une télé-réalité dystopique, attend avec impatience votre interception – mortelle ou non. Vous avez réalisé ce que Laurent de Sutter appelle dans Théorie du kamikaze une "OPA esthétique hostile" : toute la médiasphère s’est détournée des chiffres de la troisième vague vers vous, alors même qu’il n’y avait pas de corps à filmer puisque vous êtes un fugitif. Les caméras n’ont filmé que le dispositif (blindés de l’armée) et l’environnement (feuilles d’arbres) qui permettait de vous neutraliser, mais s’est aussi intéressé à votre passé de militaire décoré. Certains médias, comme Le Monde, avaient communiqué ne plus vouloir nommer les noms des terroristes pour éviter toute glorification. Vous, Monsieur Conings, avez eu votre moment de célébrité, la médiasphère vous a publicisé : vous avez gagné – et peut-être même cette surmédiatisation n’aurait pas donné lieu au soutien cité plus haut, mais, avec, si…

Troisièmement, le jour de la séance plénière du 20 mai, sachez, Monsieur Conings, que tous les partis démocratiques ont pris la parole pour dénoncer face au Premier ministre Alexander De Croo et la ministre de la Défense Ludivine Dedonder comment vous aviez pu sortir de votre caserne militaire avec un arsenal si lourd, alors même que vous étiez fiché par l’Ocam. Sachez que tous les partis ont pris la parole, sauf un : le Vlaams Belang. Cette non-communication communique coûte que coûte quelque chose : elle n’est pas un soutien implicite à votre action, mais elle est l’absence d’une condamnation. Par cette absence du VB, vous avez gagné. Parce que vos adhérents vont des réseaux sociaux aux assemblées parlementaires.

Vous devez vous réjouir de ce qui m’inquiète fortement. Nous banalisons combien transperce l’idéologie néofasciste dans notre pays – surtout en Flandre où un électeur sur deux est prêt à voter pour un parti nationaliste. Mais la Wallonie n’est pas en reste : j’ai toujours considéré que le cordon sanitaire médiatique était la digue qui empêchait le raz-de-marée électoral d’une Le Pen en francophonie – expérience de pensée de politologue, à vérifier.

Dans l’espoir que vous ne répéterez pas ce qu’a fait Anders Behring Breivik en Norvège, dans l’espoir que vous ne resterez pas sans trace comme Xavier Dupont de Ligonnès, dans l’espoir que vous vous rendiez sans verser de sang, surtout.

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