Anne Sinclair: "Des hommes intelligents, il y en a une foultitude. Des hommes courageux, il y en a peu”
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Publié le 04-07-2021 à 08h01 - Mis à jour le 06-07-2021 à 11h04
Une grande dame
Est-ce ce sacré complexe d’infériorité belge ? Ou simplement le souvenir d’impressionnantes émissions du dimanche soir, à 19 heures, que je ne voulais manquer sous aucun prétexte ? Ces 7sur7 au cours desquelles Anne Sinclair, visage concentré, verbe précis, questions cinglantes, sourire dangereux, retournait dans tous les sens ses invités qu’ils soient politiques, philosophes, écrivains, artistes ? Toujours est-il qu’avant d’accueillir, fin juin, Anne Sinclair à la rédaction de La Libre, je me sentais dans la peau d’un footballeur de troisième provincial avant une rencontre avec Lukaku…
Car comment oublier ces grands moments de télévision gravés dans ma mémoire ? Jacques Delors choisit d’y annoncer qu’il renonçait à briguer l’Elysée, Gorbatchev resta d’un calme olympien quinze jours avant le démantèlement de l’URSS, Helmut Kohl révéla une personnalité émouvante, Hillary Clinton assura qu’elle ne ferait pas carrière en politique. Et Mitterrand, alors président, y perdit une partie de ses moyens lorsque, pendant cinquante minutes, Anne Sinclair chercha à comprendre comment il avait pu maintenir d’équivoques amitiés. Elle poussa aussi le roi du Maroc dans ses derniers retranchements. Elle permit encore à Bruel, Madonna, Delon, Woody Allen, Jeanne Moreau, Paul Mc Cartney et tans d’autres, de sortir de leur confort pour s’exprimer sur des sujets d’actualité.
L’interroger, elle qui maîtrisa cet art, n’était donc pas évident. D’autant qu’il fallait éviter le piège : réduire sa vie, comme certains s’y complaisent, aux années qu’elle passa aux côtés de son deuxième mari : Dominique Strauss-Kahn. À cette nuit qu’il passa au Sofitel, aux suites politiques. Des lecteurs attendaient qu’elle donne, dans son livre “Passé composé”, paru aux Éditions Grasset, des détails sur l’affaire DSK. Elle livre sa version. “Je ne savais pas, j’étais sous son emprise”. Impossible ? Mais qui sommes-nous pour juger ? Dans la vie d’Anne Sinclair, qui fit face avec une incroyable dignité, il y a un avant DSK et un après. Son analyse de la politique d’aujourd’hui, de l’évolution du métier de journaliste reste précieux. De même que son regard sur la vie. Et la mort.
“Je suis de gauche. Je suis une bourgeoise. Je refuse que l’on soit déterminé par son patrimoine ou son compte en banque”
Dans quelle famille avez-vous grandi ?
Dans une famille bourgeoise, de gens éclairés. Mes parents étaient plutôt modernes, comparés à ceux de mes copines de classe. J’ai eu beaucoup de chance. Ils étaient ouverts aux idées, à la mode, aux intelligences, à la musique. J’étais enfant unique. Mon père, comme souvent les pères, était en adoration devant sa fille. Ma mère était plus exigeante. Je la remercie. Sans elle, j’aurais été une énorme paresseuse. Je suis fondamentalement nonchalante et paresseuse.
Dans votre livre, vous écrivez que vous êtes “passée à côté de votre mère”…
Oui, je le regrette beaucoup. Je n’ai pas assez vite compris qu’elle n’était pas heureuse. Elle était malheureuse, la reine des emmerdeuses. Elle était mal dans sa peau. Elle ne travaillait pas. J’étais l’objet de tous ses espoirs et de toutes ses déceptions. C’était lourd. J’aurais dû être plus compréhensive. Je prenais d’une façon un peu rebelle ses remarques, ses critiques, son côté un peu étouffant. Maintenant qu’elle n’est plus là, je m’en veux évidemment. Beaucoup.
On a le sentiment que votre enfance a été triste…
J’ai eu une enfance solitaire. J’avais peu de familles, des cousins que je voyais en vacances. Je fréquentais le Cours Hattemer, qui était assez particulier : jusqu’à la sixième, nous n’avions cours qu’une fois par semaine et les parents pouvaient assister au cours. À partir la sixième, j’ai eu une vie un peu plus normale et j’ai commencé à avoir des copains. Pour mes cours de solfège, j’étais entre Véronique Samson et Michel Berger… Ils avaient déjà beaucoup de talent. Lors des goûters d’anniversaire, Véronique se mettait au piano et nous étions tous baba. À la maison, je lisais beaucoup. Il n’y avait pas de télévision. Mais cela ne faisait pas de moi une enfant martyr ! Pour mes enfants, cela aurait été impossible de vivre sans télé. Et aujourd’hui, si les enfants n’avaient pas accès aux services digitaux, ils seraient considérés comme des enfants punis.
C’est lors de la guerre d’Algérie que naît votre passion pour le journalisme…
J’avais dix ans en 1958. Lors du coup d’État, le 13 mai, mon père était en Algérie. Il s’y est retrouvé coincé pendant quelques jours. Voyant ma mère inquiète, j’ai voulu essayer de comprendre. À cette époque, les enfants n’étaient tenus au courant de rien, le monde leur échappait. En perfusion, à toute allure, ma mère m’a expliqué la politique, le Général de Gaulle, la France, l’Algérie. J’écoutais les informations à la radio. Les reporters cachés sur les balcons, à Alger, tendaient leurs micros, on entendait la foule qui criait, les coups de feu. J’ai trouvé cela formidable ces fracas du monde qui entraient chez moi. Je me suis dit : c’est cela que je veux faire. Et finalement, j’ai fait une autre forme de journalisme, de plateau, ce qui n’est pas la quintessence du métier. Je n’ai pas fait de grands reportages : je le regrette.
Quand vous avez commencé la radio, il y avait peu de femmes dans ce milieu…
À Europe 1, où j’ai débuté, il y avait une femme reporter et une autre qui présentait le journal de 9 heures, celui qui était censé s’adresser aux femmes. Christiane Collange, la sœur de Jean-Jacques Servan-Schreiber, animait une émission pour les femmes : au mieux, on s’occupait de santé, au pire de cuisine. Le directeur de l’information de l’époque, que j’aimais profondément, un grand professionnel, très misogyne, Jean Gorini, m’avait dit : “Vous avez des diplômes, vous êtes une femme, vous n’avez jamais travaillé, vous ne ferez jamais rien ici… ! N’essayez pas d’aller embêter mes journalistes”. Mais j’ai quand même fini par les embêter.
Vous y avez rencontré de grands journalistes…
À commencer, bien sûr, par le père de mes enfants, Ivan Levaï, un très grand journaliste politique français. Il y avait aussi Alain Duhamel, grand professionnel qui a une connaissance encyclopédique des sujets qu’il traite. Il travaillait et travaille toujours énormément, une qualité qui se perd un peu, en tout cas chez les journalistes français. Il était et est toujours incollable aussi bien sur le Traité de Maastricht que sur la réforme des retraites. Il y avait aussi Jean-François Kahn, devenu un ami très proche. Un homme incroyable, très fantasque, il connaît tout sur tout : il peut vous faire un cours sur les concertos brandebourgeois comme sur les origines de l’islamisme à Kaboul. Pareil en philosophie et en histoire. Un type un peu fou. C’est lui qui m’a fait commencer à la télévision alors qu’il n’en avait jamais fait.
Comment vous êtes-vous retrouvée aux commandes de l’émission phare 7sur7 ?
Cela ne s’est pas fait du premier coup. J’ai démissionné et j’ai été virée plusieurs fois. J’ai même été au chômage pendant deux ans. Ensuite, j’ai été rattrapée par un type formidable, Jean Lanzi, à qui le président de TF1 avait confié la reprise d’une émission, 7sur7, qui avait été créée par des journalistes partis à Canal. Jean Lanzi ne voulait pas l’assurer toutes les semaines et il m’a demandé de la présenter en alternance. Quand le groupe Bouygues a repris la chaîne, Lanzi est parti et j’ai été la seule titulaire de l’émission. Et cela a duré treize ans.
Avec chaque fois de 7 à 13 millions de téléspectateurs…
C’était presque mécanique. Il n’y avait que trois chaînes, pas de chaîne d‘information en continu, pas de réseaux sociaux, pas d’internet. C’était un rendez-vous le dimanche soir, un peu théâtral, assez rare. La politique et les hommes politiques n’étaient pas partout comme aujourd’hui. L’émission a eu un succès qui n’est atteignable, aujourd’hui, que lorsqu’Emmanuel Macron décide de nous dire si nous devons rester confinés ou porter un masque. Ou lors des finales de Coupe du monde.
Vous prépariez minutieusement, studieusement chacune de vos interviews…
Oui je préparais beaucoup parce que je n’ai pas de facilités, je ne parviens pas, comme certains, à avaler un dossier par une simple lecture. J’ai une très mauvaise mémoire, je suis lente, laborieuse. Il faut donc que je travaille plus que les autres pour un résultat équivalent.

Vous avez toujours refusé d’inviter Jean-Marie Le Pen. Serait-ce encore possible, aujourd’hui ?
Jean-Marie Le Pen était sous le feu de condamnations judiciaires. Il me semblait qu’il n’était pas normal de l’interroger. Sa fille a contribué à banaliser son parti et est devenue aujourd’hui partie prenante du jeu politique. Qu’on l’aime ou pas. Et je ne l’aime pas, et je crains son éventuel accès au pouvoir. Mais elle n’est pas antidémocratique. Aujourd’hui, je l’inviterais.
Le cordon médiatique que vous avez maintenu autour de Jean-Marie Le Pen n’a pas empêché la propagation de ses idées ni l’essor de son parti.
Je me suis dit, en effet, que c’était assez inefficace. Mais je n’aurais pas pu agir autrement : sa presse m’insultait, me traînait dans la boue. Il avait des expressions antisémites concernant le père de mes enfants et moi-même. La question ne se posait pas. Le 21 avril 2002, quand Jean-Marie Le Pen s’est retrouvé au second tour face à Jacques Chirac, je me suis rendu compte que le cordon était inefficace mais je me suis aussi sentie dans l’impossibilité, si c’était à refaire, d’agir différemment.
Vous n’avez jamais caché votre sympathie pour les idées de gauche. N’étiez-vous pas plus tendre avec vos invités appartenant à cette mouvance ?
Au début, Jacques Chirac, par exemple, me faisait ce procès-là. Mais à part Le Pen, je recevais tout le monde, à droite comme à gauche. Et j’ai été reconnue comme étant honnête. Je me souviens d’une émission au cours de laquelle j’avais été extrêmement dure avec Mitterrand. Lors de l’interruption, il me l’avait reproché par ces mots : “Vous avez choisi de nous enfoncer”. Je lui avais répondu “Non, je fais mon métier…” La presse de droite et d’extrême droite avait salué mon travail. L’un d’eux avait écrit : pour une représentante de la gauche caviar, elle n’y est pas allée de main morte ! J’ai toujours prétendu que l’objectivité n’existait pas, nous sommes tous dépendants de notre culture, de notre histoire. Mais l’honnêteté est indispensable dans notre métier. Et je pense l’avoir été.
Gauche caviar : vous ne rejetez pas cette image, vous concernant…
Si on considère, ce qui n’est pas mon cas, que les gens de gauche doivent vivre comme un militant de gauche, je reconnais que ce n’est pas mon style de vie. Je suis une bourgeoise. Il reste que je refuse que l’on soit déterminé par son patrimoine ou son compte en banque. Je suis cohérente avec moi-même. J’ai toujours considéré que payer des impôts était naturel et j’ai déploré de ne plus payer l’Impôt sur les grandes fortunes. Aujourd’hui, je suis toujours de gauche, mais loin de la gauche actuelle.

“Aujourd’hui, je trouve les hommes politiques peu créatifs, assez plats…”
La proximité entre les journalistes et les hommes et femmes politiques est souvent épinglée… Est-elle utile ? Est-elle trop forte ?
La connivence entre journalistes et monde politique a toujours été dénoncée, avec raison. La connivence est à bannir, elle empêche de faire son métier. En revanche, la connaissance est indispensable. Et qu’un journaliste politique connaisse mieux le monde politique et ses acteurs que les coureurs du Tour de France me semble logique. Il est normal que l’on soit plus proche d’un monde que l’on connaît mieux.
Quel regard portez-vous sur les émissions politiques actuelles ?
Il y en a de très bonnes : celles que présentent Léa Salamé et Thomas Sotto sur France 2 ou “C politique” sur France 5, animé par Karim Rissouli sont de très bonne facture. Elles sont longues, elles donnent du temps à la parole. Je suis très sensible à cela : au temps. La castagne ne m’intéresse pas. Aujourd’hui, il faut qu’il y ait du clash, de la fight. Quand je revois mes émissions, je trouve que certaines manquent de rythme. Mais j’ai toujours essayé de privilégier le temps, la complexité, la nuance, des éléments qui sont moins présents aujourd’hui parce qu’il faut être dans l’immédiateté. La vitesse prime mais elle ne fait pas la qualité de l’information.
Beaucoup d’hommes et de femmes politiques aiment aller dans l’émission de Cyril Hanouna…
Ça les regarde….
Il y a eu un record d’abstention lors des élections régionales. Pourquoi les gens votent-ils si peu, en France ?
Le taux d’absentéisme s’explique par plusieurs facteurs. Ce sont des élections régionales et départementales. Beaucoup de gens n’ont pas compris cela, ne connaissent pas les compétences de ces deux niveaux de pouvoir. On arrivait aussi en fin de Covid, les gens avaient besoin d’air, de soleil, de liberté. Il y a une certaine fatigue démocratique. Mais les gens agissent en enfants gâtés de la politique et se disent : à quoi bon voter ? Je n’aime pas cela. C’est du rejet, de la colère, qui ne s’exprime même plus par des partis protestataires mais par un rejet du système. C’est dangereux. Le défi est de revitaliser la démocratie : cela concerne les partis, les hommes, les médias qui se font le reflet et le relais, quelques fois, des pires travers de la politique. C’est une responsabilité collective. Il n’y a pas que les hommes politiques qui soient responsables. Il y a aussi les citoyens qui choisissent.
Faudrait-il rendre le vote obligatoire ?
Je ne crois pas que cela ait facilité la vie politique de la Belgique… Votre système est différent, il est proportionnel. Que donnerait le vote obligatoire dans un système majoritaire ? Je ne sais pas.
Où sont aujourd’hui les Mendès France, Simone Veil, Michel Rocard ? Des hommes et des femmes d’État ?
Ceux qui parviennent au rang de président de la République ont évidemment l’étoffe nécessaire : De Gaulle, Pompidou, Giscard, Mitterrand, Chirac, Sarkozy, Hollande et Macron sont des hommes d’État. Mais le tout-venant du système politique… Avant, l’homme politique et la parole politique étaient rares : ils étaient plus écoutés, entendus. Aujourd’hui, la politique est partout. Pour être entendu, il faut dire n’importe quoi. La parole politique est diluée. C’est dommageable. Être homme politique, aujourd’hui, c’est un sacerdoce. Je leur tire mon chapeau. Ils sont englués dans une vie locale, ils n’ont pas de week-end, ils tiennent des permanences où ils reçoivent des doléances de tous les administrés, ils ne gagnent pas très bien leur vie, ils seraient mieux payés dans le privé, pas embêtés, pas humiliés. Le procès qu’on leur fait est donc malvenu. Mais il y a des incapables, comme partout.
Vous allez plus loin et écrivez : “homme politique créatif, c’est un oxymore…”
Le dernier qui m’a semblé créatif, c’était Michel Rocard. Il a pensé des formules nouvelles : la cotisation sociale généralisée, le revenu minimum d’insertion, etc. Au-delà de la cuisine fiscale, il a essayé d’imaginer des solutions, des rapports nouveaux entre les individus et avec le pouvoir. Aujourd’hui, je trouve les hommes politiques assez plats. Macron a inauguré une forme de dynamitage de la vie politique qui lui a pas mal réussi. Mais est-ce que cela a réussi à la vie politique ?
DSK aurait-il fait un bon président ?
Joker… La question ne s’est pas posée.
Sa politique n’aurait peut-être pas été très différente de celle menée par Emmanuel Macron ?
DSK, je ne sais pas trop ce qu’il est devenu, politiquement. Mais à l’origine, c’était un social-démocrate. Il appartenait au Parti socialiste. Emmanuel Macron n’appartenait pas au PS mais il a travaillé pour François Hollande. J’ai le sentiment que le président actuel s’est quand même éloigné de la social-démocratie avec son “en même temps”, qui est une addition de positions plutôt qu’une synthèse de positions. Il y a deux façons de confronter des opinions. Soit, thèse, antithèse, vous en faites la synthèse. Soit vous faites la juxtaposition de ce que Roland Barthes appelait le “neutre”, à savoir l’accumulation de deux opinions contraires sans qu’il y ait nécessairement de convergences. Aujourd’hui, la position de Macron est plus centre droit que centre gauche.
Quel est, pour vous, le candidat de gauche qui pourrait ou devrait émerger pour 2022 ?
Je ne sais pas. Il ne s’est pas encore fait connaître. Ou alors ils sont très nombreux. Il y a beaucoup de prétendants. Qui sera en mesure de se lancer ? Je ne sais pas.
Pointe un regret dans votre livre. Vous écrivez à propos de votre émission 7sur7 : “Je n’ai fait que cela pendant 13 ans au détriment d’une vie de femme et de mère”.
Je suis spécialiste du regret, sinon de la culpabilité, du moins du doute. Je passe mon temps à voir la bouteille à moitié vide. Ce métier m’a beaucoup pris, dévoré, au détriment d’une vie de mère. Mais je ne me trouve pas beaucoup d’excuses parce que beaucoup de femmes très actives trouvent le moyen d’être des mères attentives. Moi, je ne suis pas certaine d’avoir été aussi attentive. Mais comme mes enfants ne m’en veulent pas, cela ne sert à rien de me flageller davantage.

“Je vis dans le présent. Heureuse, apaisée, confiante”
Vous avez refusé que Picasso, ami de votre grand-père maternel, Paul Rosenberg, marchand d’art, fasse votre portrait… !
J’étais une gamine insupportable et j’avais le sentiment qu’il allait me faire une gueule tordue… Je n’ai pas voulu me voir avec une bouche de travers. Ce qui prouve mon peu de sens artistique.
Comment vous ressourcez-vous ?
Je marche dans la forêt, j’écoute de la musique classique de l’opéra. Des concertos de Beethoven, des balades de Chopin, ou pour flûte de Bach.
Quand votre père est mort, vous êtes allée prier tous les jours pendant un an à la synagogue…
Pour dire le Kaddish, la prière de deuil. D’habitude c’est le fils de la famille qui la dit. Il n’y avait pas de fils, donc je l’ai fait. Je ne suis pas religieuse mais je suis attachée à l’histoire, à la culture, à un destin global. J’ai trouvé que c’était un joli moment. Quand vous avez subi une épreuve, vous avancez comme vous pouvez. Cette tradition, me permettait de penser chaque jour à mon père.
En qui, en quoi croyez-vous ?
Dans la vie, dans l’amitié, dans le courage, dans les relations vraies. Les hommes intelligents, il y en a des foultitudes. Des hommes courageux, il y en a peu.
Pensez-vous à la mort, parfois ?
Oui. Je vais avoir 73 ans cet été. Je vis avec un Monsieur qui en a 89. La mort ne me fait pas vraiment peur. C’est facile à dire comme cela. C’est la déchéance qui m’effraye. Il y a des gens qui connaissent la cruauté de la mort. Et je sais à qui je parle…
…Qu’est-ce qu’il y a après la mort ?
Pour moi, rien. La vie mérite d’être vécue avec ses enthousiasmes, ses déceptions, ses joies, ses peines.
Êtes-vous heureuse ?
Oui. Heureuse, apaisée, confiante. Je vis dans le présent qui n’est pas toujours simple. Mais on apprend.
Qu’est-ce qui vous a construit ?
Mon éducation, ma profession, la curiosité, l’intérêt pour les gens. Ce que je suis : une femme, mère, journaliste, française, juive. C’est une addition d’identités. Je reproche à notre époque de nous réduire à une seule identité. Pour moi, elle est multiple. Romain Gary dit : “Nous sommes tous des additionnés”. De peines, de joies, de références. Nous ne sommes pas réductibles au genre, ni à la race.
“Pour DSK, je dis la vérité quand je dis que je ne savais pas”
Ouvrons l’impossible chapitre de votre livre…
Il n’y a aucun problème puisque je l’aborde dans ce livre. Au début de la promotion, tout le monde commençait par ce chapitre. Aujourd’hui, il y a presque une réticence ! Je vous en prie, allez-y… !
Vous écrivez que vous ne saviez pas, que vous n’étiez pas au courant du comportement problématique de DSK avec les femmes. Cela paraît impossible à croire…
Oui, bien sûr, je comprends la question et l’étonnement. Je le dis dans mon livre : je rencontrerais quelqu’un qui me raconterait cette histoire, j’aurais exactement la même réaction. Je n’ai pas de réponse à cela, sinon ma bonne foi. Sinon que je suis sincère. Je suis une naïve. Si j’avais vraiment su, je n’aurais pas supporté une seconde cette situation ! Comment peut-on imaginer que j’aurais enduré cela ? Donc, il est évident que je ne savais pas. Je ne savais pas !
Quand même, on en parlait, dans les journaux, même avant l’épisode du Sofitel. Pas vous ? Pourquoi ?
Parce que je suis une sotte, parce que je suis une crédule, parce que je fais confiance. Parce que DSK était un homme politique suffisamment habile pour essayer de me convaincre, quand j’avais des soupçons. Il disait que c’était absolument hallucinant et complètement fou. Je n’ai pas la réponse à cette question. Ma seule réponse est : je dis la vérité quand je dis que je ne savais pas.
Il vous a donc fallu attendre l’affaire du Sofitel pour vous rendre compte du problème ?
Dans la tourmente, j’ai fini par voir qu’il y avait quelque chose qui clochait, évidemment. Et à ce moment-là, j’ai tenu. Mais jusqu’à ce moment-là, j’étais dans l’ignorance. Je suis une fille entière. Jamais, ja-mais, je n’aurais accepté cela. Jamais. Qu’elle aurait été mon intérêt de supporter cela ? Je n’avais pas du tout envie d’aller à l’Elysée, je me fichais de tout le reste. Si je n’avais pas eu confiance en lui, je serais partie avant. Et quand j’ai pu, je suis partie. Mais je suis d’accord avec vous : il en a fallu gros pour que cela me saute à la figure… J’étais dans le déni. Je n’ai pas autre chose à dire. Tout aurait peut-être dû me sauter aux yeux, mais ce n’était pas évident. J’ai aimé un homme et je n’ai pas vu.
Il y avait déjà eu une “affaire” avec la collaboratrice hongroise au FMI…
Oui, à partir de la Hongroise, c’est vrai, quelque chose s’était brisé. Mais on ne quitte pas un homme parce qu’il a eu une “affaire”. C’est la banalité de l’existence. Si j’avais connu l’ampleur des différentes affaires….
Votre grand-mère Marguerite Schwartz disait : ne pas se plaindre et serrer les dents…
C’était la morale de la famille. J’ai serré les dents jusqu’à avoir mal aux mâchoires. J’ai tenu sous l’orage. Il y a deux façons de faire. Ou bien on détale ou bien on tient. Quand j’étais dans le creux de la bagarre, il fallait tenir.
Vous aviez abandonné votre carrière à la télévision pour cet homme-là… Des remords ?
Pas du tout. J’étais au bout d’un système. J’avais donné treize ans de cette vie pour la vie politique française. Cela suffisait. Si DSK avait été ministre depuis très longtemps et si j’avais été journaliste depuis peu, cela aurait sans doute renversé l’ordre des choses. J’ai toujours aimé me renouveler.
Vous rendez un très bel hommage à Pierre Nora, votre actuel compagnon…
Il est très important pour moi. C’est un homme merveilleux, un grand intellectuel, remarquablement intelligent avec qui j’ai une relation très heureuse. On aurait pu se consoler l’un l’autre. On avait l’âge des consolations. Mais on a su faire autre chose. Je rends grâce à la vie et au dieu de l’amour. Il m’a sauvé la vie. Il m’a redonné confiance dans la vie, dans le soleil.
Biographie express
1948 : naissance à New York, le 15 juillet.
1972 : licence en droit, puis Sciences Po. 1973 : elle entame sa carrière à Europe 1.
1982 : sur TF1, elle présente Les visiteurs du jour.
1984-1987 : elle présente 7sur7 une émission politique plusieurs fois récompensée par un Sept d’or. Puis Questions à domicile. Elle dirigera ensuite e-TF1, filiale internet du groupe. Elle a publié plusieurs livres dont 21, rue de la Boétie (2012, Grasset), La rafle des notables (Grasset 2020) et Passé composé (Grasset, 2021).