Qu’est-ce que "l’Occident" ? L’Ukraine, Israël, Singapour, le Mexique sont-ils des pays "occidentaux" ?

Platon et Aristote sont les piliers de la philosophie occidentale. Mais qu’est-ce que "l’Occident" ? Peut-on le définir ? Difficile.

Luc De Brabandère
Qu’est-ce que "l’Occident" ? L’Ukraine, Israël, Singapour, le Mexique sont-ils des pays "occidentaux" ?
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Le deuxième épisode de notre série d'été (*) par le philosophe Luc de Brabandere.

Platon et Aristote sont reconnus comme étant les piliers de la philosophie occidentale. Mais, finalement, qu’est-ce que "l’Occident" ? L’Ukraine, Israël, Singapour, le Mexique sont-ils des pays "occidentaux" ?

La notion d’occident a évolué au cours du temps et recouvre plusieurs réalités : géographiques, historiques, culturelles, politiques, idéologiques, religieuses ou philosophiques. Le terme est difficile à cerner, d’autant plus que huit sens différents se sont succédé au cours des siècles.

L’origine étymologique du terme renvoie d’abord à l’idée de direction. "Occident" vient du latin occidens, participe présent de occidere qui signifie "tomber à terre, succomber, périr". En parlant du soleil, le verbe signifie "se coucher".

Un empire coupé en deux

Le terme "occident" a pris ensuite une majuscule pour désigner une région du monde dans l’Antiquité romaine. Depuis le IIIe siècle, l’Empire romain est régulièrement en proie à des crises politiques et militaires qui finiront par entraîner le partage de l’espace impérial. En 395, Théodose met fin à l’unité quand, avant de mourir, il partage l’Empire romain entre ses deux fils.

Tandis que l’Empire romain d’Orient va se maintenir jusqu’en 1453, date de la conquête de l’Empire byzantin par les Turcs, l’Empire romain d’Occident finira par s’effondrer en 476. Plus de trois siècles plus tard, Charlemagne reconstituera un nouvel ensemble "occidental", centré non plus sur la Méditerranée, mais au nord autour de la ville d’Aix-la-Chapelle.

Le temps des Croisades

Au début du Moyen Âge, troisième changement de sens, l’Occident est associé de plus en plus à une religion.

Depuis que l’empereur Constantin a fait du christianisme la religion officielle de l’Empire romain en 324, la religion chrétienne va se diffuser dans toute l’Europe, grâce entre autres aux abbayes et aux ordres religieux qui se créent et rayonnent aux quatre coins du continent. Progressivement, l’Église s’implante profondément dans le système social du Moyen Âge et acquiert un poids considérable dans tous les domaines.

Le terme "chrétienté", qui, à l’origine, désigne la communauté des disciples du Christ, en viendra au cours du Moyen Âge à prendre une acception géopolitique en s’écrivant avec une majuscule.

Il s’agit de s’étendre mais aussi de s’affirmer face à l’islam, cette autre religion monothéiste conquérante apparue au VIIe siècle en Arabie et qui, en un siècle, s’est répandue jusqu’à l’Espagne à l’Ouest et jusqu’à l’Asie centrale à l’Est.

C’est au nom de la Chrétienté qu’est lancé le mouvement des Croisades destiné à reprendre aux musulmans infidèles la Terre Sainte, lieux fondateurs et berceau du christianisme.

Faire le tour du monde

Début de la Renaissance, l’Occident s’inscrit sous le signe de l’exploration, son territoire s’élargit à de nouvelles dimensions. C’est l’époque des grands voyages et des aventuriers.

Les Croisades ont donné l’envie de poursuivre la découverte du monde. Au service des rois d’Espagne et du Portugal, des navigateurs ouvrent des voies maritimes vers l’Afrique et l’Asie pour éviter les commerçants musulmans. En 1519 Magellan débute son tour du monde par l’ouest.

Sur le continent, la révolution copernicienne bouleverse la vision du monde, aiguise la curiosité des chercheurs et donne un nouvel élan à la science, tandis que l’imprimerie, prodigieux instrument de diffusion des savoirs, des techniques et des cultures, colonise l’Europe et franchit les océans.

À toute vapeur

Cinquième étape, c’est à travers le prisme de l’économie que va se redéfinir cette fois l’Occident. Sur les pas de Copernic, Galilée, Kepler, Newton, la pensée scientifique s’épanouit à travers les universités et les académies des sciences, et fera naître l’industrie et le capitalisme industriel aux XVIIIe et XIXe siècles. Car les technologies que la science a développées pour ses propres besoins vont servir aussi à fabriquer des machines. On voit alors naître le capitalisme industriel des Cockerill et autres Solvay.

De l’Angleterre, les rails et la révolution industrielle s’étendent vers toute l’Europe avant de gagner l’Amérique. Et que commence la conquête de l’Ouest immortalisée pour nous par tant de "westerns"…

On y est presque

L’Occident du XIXe siècle affirme son identité au travers d’un projet civilisateur de portée universaliste.

En 1897, année du jubilé de diamant de la reine Victoria, l’Occident avait bien cru avoir achevé d’étendre sa suprématie sur le reste du monde. C’était l’aboutissement d’une évolution qui avait commencé 400 ans plus tôt. Au cours de ces quatre siècles, tous les pays sauf deux - l’Afghanistan et l’Abyssinie (Éthiopie) - étaient tombés sous une influence occidentale

Cette puissante expansion de l’Occident à travers ses empires coloniaux s’appuyait sur un projet universaliste d’émancipation civilisatrice. Le devoir était d’apporter les lumières de la science européenne aux peuples autochtones restés dans les ténèbres et d’exporter le progrès technique.

Les Britanniques en particulier se persuadaient de leur aptitude particulière à répandre la civilisation et, à l’instar de l’écrivain Rudyard Kipling, à y trouver une justification de la colonisation.

Guerre froide

Le XXe siècle a relancé la notion d’Occident en lui donnant une forte coloration politique. C’est la septième connotation.

À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, les relations entre les deux grands vainqueurs, États-Unis et URSS, se dégradent vite dans ce que Georges Orwell qualifiera de "guerre froide". Le non-respect par l’Union soviétique des accords de Yalta signés en février 1945 en marque le début. L’Occident se définit dorénavant à partir de la rivalité de ces deux superpuissances dont l’affrontement est dit "Est-Ouest".

Les deux camps affirment leur volonté de puissance sur le terrain de l’armement nucléaire et de la conquête spatiale et affichent parfois violemment leurs divergences idéologiques : les Occidentaux du "monde libre" dénoncent l’absolutisme étatique du communisme, les communistes vilipendent le capitalisme de marché qui exploite les faibles.

En dénonçant "l’idolâtrie de l’Occident" dès 1946, Staline a réactivé cette notion. Mise à mal à l’Ouest dans les années 60 par les courants marxistes, l’idée d’un Occident assimilé au "monde libre" survivra avec les dissidents d’Europe de l’Est. Symbole de cette perception positive, on disait des athlètes profitant des compétitions internationales pour fuir la RDA qu’ils "passaient à l’Ouest".

Un champ de contradiction

Mais aujourd’hui qu’est-ce que l’Occident ? Y aurait-il un Proche-Occident, un Moyen-Occident et un Extrême-Occident ? Il nous faut une huitième mise en perspective car la définition n’est plus liée à une direction, une région, une religion, une exploration, une industrialisation, une ambition ou une confrontation.

Mais comment alors qualifier cette culture occidentale qui n’est pas plus liée à une langue, à une couleur de peau, à un mode de vie ou une identité précise ?

Pourrait-on alors définir l’Occident par un ensemble de valeurs ? Probablement, mais l’exercice est difficile. L’Inde est un pays démocratique, et la Déclaration des droits de l’homme en France et aux États-Unis n’est pas la même. De plus, les valeurs sont souvent en conflit, à l’image de la liberté et de l’égalité. Il suffit de regarder l’attitude des Occidentaux par rapport au "progrès" pour voir le champ de contradictions devenir flagrant…

Les deux conflits mondiaux n’ont pas anéanti la puissance occidentale. Mais leur barbarie a détruit la légitimité de se poser en idéal. Auschwitz et Hiroshima ont mis à mal la prétention de l’Occident à détenir un projet de civilisation universelle.

Cette réflexion semble donner raison à Wittgenstein. Selon lui, certaines définitions comme celle du "jeu" sont impossibles. Ce serait trouver une appellation valable à la fois pour le rugby, les échecs, la séduction et le Lotto ! Pour le philosophe autrichien, des objets classés dans un même groupe peuvent être reliés entre eux par des similitudes qui se chevauchent en série, sans qu’aucune ne soit commune à tous…

Il ne nous reste plus alors qu’à dire que l’Occident est le fil qui relie Pythagore, Cicéron, Catherine de Médicis, Lavoisier, Beethoven, Marie Curie, Alexandre Soljenitsyne, Soishiro Honda, Martin Luther King, Greta Thunberg et votre médecin de famille ! Cherchez bien, c’est "un peu plus à l’ouest", dirait le professeur Tournesol.

Qu’est-ce que "l’Occident" ? L’Ukraine, Israël, Singapour, le Mexique sont-ils des pays "occidentaux" ?
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(*) Une initiation à la philosophie occidentale

Il y a 2 400 ans , sous le soleil de la Méditerranée, Platon et Aristote se croisent pour ce qui sera l’une des plus importantes rencontres de l’Histoire. Leur controverse philosophique nous est encore utile pour penser notre monde actuel.

En compagnie du philosophe Luc de Brabandere, La Libre part cet été, chaque mardi (du 13/7 au 17/8), à leur rencontre, qui est à l’origine de la philosophie occidentale. Mardi dernier (13/7) : Les visages multiples de Grèce antique. Mardi prochain (27/7) : Quand Raphaël s’amusait à peindre l’École d’Athènes.

Avec Anne Mikolajczak et l’illustrateur Rif (Cartoonbase), Luc de Brabandere publiera en novembre Platon vs Aristote , une initiation joyeuse à la controverse philosophique aux Éditions Sciences humaines, un ouvrage dont est tirée cette série.

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