Témoignage d'adolescents: Marie, au fil des épreuves

Le temps d’une semaine pendant cinq étés, vingt jeunes ont partagé l’aventure "Avoir 20 ans". Les portraits de cinq d’entre eux permettent de saisir les enjeux de leur traversée de l’adolescence.

Contribution externe
Témoignage d'adolescents: Marie, au fil des épreuves
©Chloe Colpe

Portrait réalisé par Chloé Colpé

Tout commence par un secret. Il ne sera pas révélé ici. L’essentiel est de savoir qu’il existe. Marie en prend conscience au début de son adolescence. Il la laisse sans voix, lui empoisonne la vie et se manifeste par des troubles alimentaires. Elle me raconte que sa boulimie était une manière d’alerter ses proches. Et que parfois, on n’a pas envie de voir. Tout au long de son adolescence, Marie a mené un double combat : apprivoiser le secret, tourner longuement autour pour le comprendre et, dans le même temps, user de pédagogie envers ses proches et leur apprendre, à leur tour, à regarder la bête droit dans les yeux.

Non elle ne ment pas, oui elle souffre. Sa traversée adolescente est le tour de force d’une combattante qui fera feu de tout bois pour s’outiller et faire face.

On ne peut que l’aimer

Au départ, Marie raconte une vie plutôt banale dans une famille classique : une petite sœur adorée et des parents soudés. Elle évoque des divergences de point de vue avec son père, prof de dessin technique. Un peu "le choc des générations", elle le mime avec des œillères, elle qui se vit "plus ouverte, à 360 degrés". Mieux vaut ne pas aborder les questions politiques à l'issue du JT du soir. Même débat pour ses études : elle est sensible aux arts, son père aimerait qu'elle suive une filière générale. Marie est solaire, sur son visage rond et maquillé avec soin, elle affiche toujours un sourire radieux. Altruiste et généreuse, elle cultive un large réseau amical. Elle fait partie des personnalités qui "comptent" dans le groupe. Tout le monde aime Marie et c'est vrai, on ne peut que l'aimer. Au fur et à mesure des années, dans l'intimité des entretiens, des ombres passent, des phrases énigmatiques. Marie est évasive, parle sans parler vraiment, évoque des tensions familiales, toujours avec son père, autour de ses choix d'options. Ce qu'elle décrit me paraît un peu démesuré par rapport à la situation. À mes questions plus précises, elle oppose une résistance silencieuse. D'année en année, Marie s'arrondit même si elle affirme avoir mis derrière elle les tourments du début de l'adolescence. Et puis elle donne toujours le change : sourire, robe et style ajustés, rouge à lèvres impeccable.

Lors du dernier voyage en 2015, elle fait partie du petit groupe qui part à la découverte de l'Islande. Le voyage prend chez elle une dimension géographique, symbolique, existentielle. Elle "est" l'Islande. Quelque temps après son retour : "Je me rends compte que la métaphore que j'ai utilisée entre le paysage et moi, ça se confirme vraiment. Parce que l'Islande est une terre qui est marquée. Il y a un volcan qui pourrait entrer en éruption à tout moment, et c'est un peu moi. D'un côté, les grandes verdures avec les petits moutons, c'était tout mignon, et de l'autre, des plages de sable noir, des glaciers… un paysage beaucoup plus dur en fait. L'Islande, c'est au milieu de tout, on sait pas trop où, un peu comme moi, je ne savais pas trop où aller, j'avais l'impression de me retrouver toute seule, comme l'Islande au milieu de l'océan." Le voyage la confronte à ses zones d'ombre.

Quelques semaines plus tard, je présente au groupe les portraits vidéo réalisés pour chacun d'entre eux, couvrant de leurs 15 à leurs 20 ans, en vue de l'exposition publique prévue en novembre 2015. Marie découvre son portrait. Et déteste se voir à l'écran. Elle dira plus tard avoir eu une sensation de décalage, décryptant ses non-dits et les états par lesquels elle se voyait passer, quand nous n'avions pas les sous-titres. Pourtant, même sans eux, l'émotion nous cueille. Elle accepte la diffusion publique du portrait. À ce moment-là, elle poursuit un travail thérapeutique (ce que j'ignore) : "Je pense que c'était une forme de travail sur moi le fait de devoir accepter (de diffuser son portrait). Avec mes psys aussi… J'avais confiance aussi… J'ai fait confiance aux gens. Et les retours ont été très positifs."

Grande émotion

Je me souviens de la grande émotion qu’elle partage avec ses parents ce soir-là. Depuis l’annonce de son cancer l’été précédent, le père de Marie s’est beaucoup rapproché de ses filles. Marie me raconte qu’ils ont longuement discuté en tête à tête, une fois rentrés chez eux.

Deux ans plus tard, je retrouve Marie pour un entretien sous forme de bilan. Elle a perdu une vingtaine de kilos. Elle me dévoile "le dessous des cartes", éclaire les zones de flou, partage le secret et la manière dont elle en est venue à bout. Elle parle d'une "seconde naissance", "une libération des kilos et de la culpabilité". Marie a réussi à imposer sa voie pour dégager des horizons. L'intelligence et la résilience dont elle fait preuve interrogent car elle reste constamment dans le dialogue : avec les autres, avec elle-même, au sein de la famille. Le mot résilience - galvaudé dans le langage courant - prend ici tout son sens. Mais plus que de résilience, il me semble qu'il faut revenir sur la notion d'épreuve qui jalonne et éclaire son parcours. Elle s'est - pour reprendre le titre du livre du sociologue Danilo Martuccelli qui a développé cette notion - "forgée par l'épreuve". À travers cet outil d'analyse - pour aller vite et simplifier -, on cherche à comprendre à partir des récits de vie des individus, soumis en permanence dans leur vie aux épreuves comme une suite d'étapes, la société moderne dans son évolutions, ses transformations et le jeu des places sociales.

Course d’obstacles

Cette étude a tenté de montrer que les épreuves auxquelles sont confrontés les adolescents (dans la famille, à l’école, dans leur rapport au monde, à soi et aux autres) sur un temps relativement court se concentrent et se superposent. Se tenir face au monde relève de la course d’obstacles et exige d’eux ce qu’ils peinent justement à thésauriser : de la confiance et des supports solides sur lesquels pouvoir s’appuyer. Si l’adolescence est un passage, un sentiment (Le Breton, 2013), un processus (Gutton cité par Bordet dans Van de Velde, 2019), un "tunnel" (Marie, 2013), un conflit (Quentin, 2013) ou une façon d’apprendre à marcher (Félix, 2017), c’est aussi une épreuve qui s’éprouve au sens littéral du terme. Le "projet" auquel les jeunes gens (dont Marie) se sont confrontés en est une, à sa manière : on voyage, on quitte sa zone de confort pour d’autres horizons, on s’interroge sur le sens de la vie. En retour, celui-ci leur fournit des armes, des outils ou des "supports" - des amis extérieurs au quotidien, un imaginaire fait de voyages et de théâtre, d’autres adultes comme points de repère, l’exercice de se raconter, une perspective, des possibles - sur lesquels s’appuyer pour prendre leur élan. Marie en est un des témoins les plus vivants.

À savoir

Cinq étés durant , de 2011 à 2015, cinquante adolescents venus de Mons, Namur, Nantes, Montréal et l’île de la Réunion se sont retrouvés pendant une semaine dans le cadre d’une aventure intitulée "Avoir 20 ans", portée par le metteur en scène Wajdi Mouawad. De 15 à 20 ans, ils ont ainsi voyagé, échangé, appris d’eux-mêmes et des autres. Cette odyssée a fait l’objet d’une étude socio-anthropologique menée par Chloé Colpé qui a suivi les vingt jeunes Belges jusqu’en 2019, dans le cadre d’une thèse de doctorat encadrée par Gérard Derèze et Philippe Scieur et soutenue en octobre 2020 à l’UCLouvain (École de communication). Des entretiens approfondis menés chaque année émergent les ressorts de leurs différents parcours, marqués par les épreuves (à soi, aux autres, à la famille, à l’école) et les ressources puisées pour les affronter. Le projet "Avoir 20 ans" a été mené avec une grande liberté, sans qu’aucune contrepartie n’ait été exigée des participants. Personne parmi eux n’a abandonné l’aventure en cours de route, ce qui donne une valeur singulière à cette exploration inédite de l’adolescence. Pour cette série d’été, Chloé Colpé signe cinq portraits emblématiques.

3 questions à Marie Marie, et celle qu’elle est aujourd’hui

Quel regard sur l’adolescente que tu as été et la traversée avec le projet ?

Ce qui est marrant, c’est que l’adolescente que j’étais ne correspond plus à la personne que je suis aujourd’hui. Je vis en couple, j’élève une petite fille et… je comprends mes parents dans leurs inquiétudes en lien avec mes études et mon avenir ! Je n’avais pas réalisé à quel point on peut aussi fort s’inquiéter pour quelqu’un. Avec le recul, le regard qu’il posait sur moi et que je ressentais négativement, était une forme de bienveillance.

D’autre part, adolescente j’avais l’impression de devoir vivre des choses extraordinaires pour exister, faire des grands voyages, travailler dans la culture. Et aujourd’hui, après avoir fait des études de communication et après avoir travaillé, je me réoriente pour devenir institutrice primaire parce que j’ai réalisé que ma passion pour la culture et sa transmission, cela passerait par l’enseignement. À l’opposé de ce que je voulais faire adolescente parce que je ne voulais certainement pas être prof comme mes parents !

Qu’est-ce que tu retiens du projet, comment est-ce que cela t’a outillée pour l’entrée dans la vie d’adulte ?

D’abord, ça a été une énorme chance, ça m’a ouvert un champ de possibles. La chance de pouvoir se poser les bonnes questions au bon moment et d’avoir été entourée d’adultes prêts à y répondre et des jeunes avec lesquels échanger. Le meilleur des outils a été de pouvoir me connaître.

Et toi, comme mère d’une future adolescente, comment envisager ce passage ?

Lui dire de voyager, d’aller vers les autres, de ne se fermer aucune porte et surtout, essayer de lui faire autant confiance que possible ! Notre chance avec le projet, c’est que nous partions à l’aventure de façon encadrée, on se sentait libres et en même temps, nos parents savaient que nous étions en sécurité.

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