Modifier nos espaces domestiques pour changer la société
Acheter une maison, la décorer, s’y sentir chez soi, en sécurité… Et si la si célèbre brique dans le ventre des Belges n’était pas un besoin si naturel ? Pier Vittorio Aureli, architecte chercheur, et son bureau Dogma ont étudié les banlieues résidentielles. Ils y proposent un futur plus ouvert sur les autres. Un avenir tout court. Entretien.
Publié le 08-08-2021 à 10h00 - Mis à jour le 08-08-2021 à 10h48
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Dogma, bureau d'archi bruxellois, cofondé en 2002 par Pier Vittorio Aureli et Martino Tattara, présente à la 17e Biennale d'architecture de Venise le projet The Opposite Shore. Retrofitting Suburban Settlements from Property to Cooperation, une commande initiée au départ par le Département de l'Environnement et de l'Aménagement du territoire flamand. L'idée ? Étudier la banlieue belge (au travers de 25 cas d'étude dans le Limbourg et la vallée de la Dendre) pour en dresser le portrait historique, et proposer un avenir à ces lieux de vies pas vraiment durables, avec un peu moins de propriété privée et davantage de coopération. Un travail qui devrait, selon Dogma, commencer au plus tôt, et dont les propositions concrètes sont visibles de mai à novembre, à Venise.
Avec “The Opposite Shore”, vous avez dressé un portrait de l’histoire de la banlieue résidentielle en Belgique, pour finalement en proposer des versions alternatives, modulables ou accumulables. Selon vous, on ne pouvait considérer l’histoire de ces architectures, sans regarder celle de l’économie.
Absolument. L'histoire de l'art ou de l'architecture sont souvent appréhendées comme une succession de styles ou d'importants architectes. Mais on oublie les conditions politiques et économiques dans lesquelles ces manifestations d'art et d'architecture ont évolué. The Opposite Shore était plus ou moins une manière de faire le portrait de l'histoire urbaine de la Belgique, sans regarder ses beaux bâtiments et grands architectes, mais en observant l'histoire anonyme de ces types de logements suburbains.

Au départ, il nous a été demandé de repenser le futur d’un territoire dans le Limbourg qui, comme la plupart de la Belgique, est une zone de banlieue. Pour nous, la question résonnait avec pas mal des questions que nous nous posions dans notre travail, sur l’espace domestique. Spécifiquement sur l’espace domestique de banlieue, qui joue un rôle très important dans l’histoire du XXe siècle, comme forme de domestication de la société. En effet, les habitats de banlieue et l’espace domestique sont considérés d’habitude comme basés sur l’individualisme intrinsèque et le désir des gens de vivre hors de la ville. Or, ce n’est pas exactement le cas. Ce que l’on constate, c’est que dans une certaine mesure, c’est un projet étatique qui a renforcé l’idée de la propriété privée comme force motrice sociale fondamentale. Historiquement, la Belgique a été un des premiers pays a avoir été fortement industrialisé, dès le début de sa naissance comme État. L’industrialisation était une forme de développement économique importante et elle a créé une population prolétaire conséquente. Lorsqu’à la fin du XIXe siècle, cette population commença à créer trop de troubles, l’État répondit avec une série de réformes, impliquant par exemple la politique de logement. On a donné la possibilité à des personnes de la classe ouvrière de posséder une maison, ce qui est très unique. Tout comme le fait d’encourager les populations à aller vivre à l’extérieur des villes, rendu possible car la Belgique avait très tôt développé son réseau ferroviaire, étendu et peu cher. C’est ainsi qu’eut lieu la première vague de suburbanisation, renforcée au fil du temps par un lot de politiques menées au siècle dernier. Dans les années 1960, on a pu voir une poussée incroyable vers les banlieues. Et, dans cet agenda politique, le rôle de la famille était extrêmement mis en avant, en encourageant les femmes à être de bonnes femmes au foyer, par exemple. Autant le parti chrétien que le parti socialiste ont encouragé ces valeurs conservatrices. Car, pour reproduire la classe ouvrière, la famille faisait office d’institution fondamentale. De plus, cela a vraiment renforcé cette idéologie de la propriété privée, de l’espace privé, et de l’idée que l’aspiration principale dans la vie est d’avoir des enfants, une famille, une maison.

La “brique dans le ventre” des Belges apparaît à ce moment-là ?
Ce que nous avançons, c’est que ce désir que nous pensons normalement être spontané a en fait été politiquement construit. Et, sur le long terme, cela peut produire des problèmes sociaux – de plus en plus évidents, aujourd’hui. Par exemple, quiconque ne correspond pas à cette belle image de famille de la classe moyenne se sent proscrit de la société. De plus, il existe une contradiction lorsque, d’un côté, on voit que la société est plus complexe, avec différents types de sujets, dont beaucoup ne correspondent pas au moule de la famille traditionnelle ; et d’un autre côté, il y a beaucoup de programmes sociaux et économiques, dont le logement fait partie, qui ne reconnaissent pas ces conditions. Il y a une tension qui, dans les banlieues, est très forte. Car dans les banlieues, la domesticité est toujours très privée mais aussi basée sur le mythe social de propriété.
Quel a été le résultat prospectif de cette recherche ? Qu’avez-vous donné comme pistes ou solution pour le futur de ces banlieues, qui se dépeuplent mais, selon vos termes, “ne vont pas disparaître, physiquement” ?
Il n’y a pas de “solution”, je n’utiliserais pas ce terme, car les choses sont en constante évolution, et on ne peut apporter une réponse finale au logement et l’aménagement du territoire. Nous avons donc produit une série de tentatives et de suggestions de réformes, qui selon nous devraient être adoptées dans un futur proche, dans une ou deux génération maximum. Le plus important, sans doute, est la possibilité pour les habitants de mettre en commun (commoning) certaines parties de ces propriétés, comme les jardins, par exemple.
Vous voulez dire partager (“to share”) des espaces de vie ? Lesquels ?
Je préfère le terme commoning, car le sharing a été complètement colonisé par les grandes compagnies à but lucratif, si on peut dire cela comme ça. La mise en commun, c’est partager mais dans un sens où on retire cet acte de partage du marché. Par exemple, ce serait de partager un espace qui puisse être une cuisine, un salon, un jardin, cela pourrait même être un garage en commun. Des choses assez simples, qui ne sont pas forcément le noyau de la maison.

Qui décide de quoi mettre en commun dans ces “banlieues améliorées” ?
Mettre en commun, ce n’est pas quelque chose dans lequel on est jeté d’un coup. C’est un processus très graduel. Et habituellement, ce sont des problèmes très pragmatiques qui y poussent. Prenez, par exemple, la garde d’enfant. Imaginez que quatre familles, dont huit enfants, aient par exemple le jardin et une pièce en commun, et y aménagent une garderie d’enfants. Elles partageraient les dépenses et les charges. Ou encore, peut-être que certaines de ces familles auront des parents qui ne seront pas en bonne santé. Au lieu de les envoyer dans ces… “pas très joyeuses” institutions, ils pourraient les garder à la maison où ils auraient leur propre espace et pourraient, par exemple, partager les soins, les infirmières ou les personnes qui pourraient les soutenir. Pour l’instant, ce genre de service pour enfant ou personne âgée se passe sur bases individuelles. Des prestataires de soins de santé m’ont expliqué que de s’occuper de personnes âgées de manière individuelle est un poids. Car lorsqu’on s’occupe d’une seule personne, le travail affectif devient plus intense. Ce modèle individuel du care à domicile est un problème. Et puis… lorsqu’on arrive à la fin de sa vie, la vie sociale rétrécit. Or, il faudrait y être exposé de façon quotidienne, pour sa santé mentale. Ce que nous voulons, donc, c’est socialiser la vie domestique. Cela développerait également des valeurs importantes pour la société en général : le sens de la solidarité, la réciprocité, l’aide mutuelle… Pour l’instant, nombre de relations entre voisins ont lieu lorsqu’il y a un problème commun ou… sont de l’ordre de l’indifférence.
Régler des problèmes sociaux pourrait donc commencer par la modification de l’espace domestique ?
Oui. Les stratégies que nous avons appliquées à ces cas d’étude spécifiques, peuvent être appliquées à beaucoup d’autres situations. Car dans les quartiers suburbains, on dénote une répétition de tropes communs – le jardin, la cuisine, le salon… – en dépit de la diversité des maisons. Les projets que nous proposons ont souvent à voir avec avoir un espace de travail à côté de la maison, avec le fait de se débarrasser des clôtures entre les jardins, ou de dépaver le parterre avant des maisons (l’asphalte ou le béton – pour lutter contre l’empreinte de construction et l’imperméabilité des sols). Tout cela est très peu cher à transformer. Cela peut paraître beaucoup, mais les propositions que nous avons faites sont très simples à mettre en place, en réalité. Nous pensons que l’État peut encourager ces transformations en les détaxant ou en proposant des incitants. D’une certaine manière, faire l’inverse de ce qui avait été fait par le passé. Il y a cent ans, les politiques ont fait toutes sortes d’efforts pour convaincre les gens d’acheter une maison unifamiliale. Et nous pensons que les mêmes efforts devraient maintenant être investis dans la stratégie opposée. C’est-à-dire : venir à bout de la maison unifamiliale.

Nous pensons qu’il faut renforcer notre attachement et notre sécurité ressentis en vivant dans ces espaces, mais dans le même mouvement, surpasser toutes les implications économiques et légales de la propriété. Car pour l’instant les lois ne permettent pas ces transformations. La propriété est un principe très important dans nos sociétés démocratiques libérales. Posséder quelque chose, selon les principes fondamentaux de la loi romaine, ce n’est pas seulement de l’avoir ou de la transmettre à ses héritiers, mais surtout d’exclure les autres de l’utiliser. Si je possède cette maison ou ce champ, même si je n’en fais rien du tout, j’ai toujours le droit d’en exclure les autres.
Que pensaient les habitants des banlieues que vous avez étudiées de vos propositions ?
À l’heure actuelle, les habitants de ces maisons ne sont pas encore prêts… Le commoning, serait plus acceptable dans une ville comme Bruxelles ou Berlin, mais c’est ce pourquoi nous avons choisi de travailler dans les banlieues. Car le point de vue y est plus conservateur et plus résistant au changement. Et c’est justement cela, notre but. Car, dans une ou deux générations, ces banlieues ne seront plus viables. Pas seulement d’un point de vue environnemental, mais d’un point de vue social. Il faut, donc, encourager les habitants des banlieues d’aujourd’hui et du futur à changer graduellement leur mode de vie. Avec des petits projets, pour commencer.