"Non, la famille Casterman n'a pas volé la couverture du Lotus Bleu de Tintin. Voici la vérité historique et matérielle"
Souhaitant l’apaisement des esprits, nous entendons rétablir ici la vérité. Contrairement à ce qu'a prétendu Nick Rodwell, patron de la société Moulinsart, en qualifiant la vente de ce dessin par notre famille de "vol", ce dernier a été offert par Hergé à notre père, lorsqu'il était petit.
- Publié le 06-09-2021 à 12h28
- Mis à jour le 27-09-2021 à 11h03
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Une carte blanche de Martine, Chantal et Jean-Louis Casterman.
Dans l'édition de La Libre Belgique des 22, 23 et 24 mai 2021, Nick Rodwell, président de Moulinsart, répond aux questions de Francis Van de Woestyne. Il évoque la vente du projet de couverture du Lotus Bleu en janvier 2021 et critique l'attitude de "certains membres de la famille Casterman". Il qualifie la vente de "vol", de "viol intellectuel" et de "malhonnêteté absolue". Ces accusations sont récurrentes dans la bouche de celui qui les prononce ou de ceux qui partagent ces mêmes thèses et s'en font l'écho, en d'autres circonstances et dans d'autres publications.
L’interview de Monsieur Rodwell aurait justifié la parution d’un droit de réponse. Nous, les enfants de Jean-Paul Casterman, fils de Louis Casterman, l’éditeur historique d’Hergé, avons cependant choisi de diffuser cette carte blanche afin de rétablir la vérité historique et ainsi, de réagir aux propos accusateurs et infondés tenus à l’encontre de notre père et à notre encontre.
En marge de la vente, au mois de janvier 2021, du projet de couverture du Lotus Bleu, nous avons assisté, profondément consternés, à une polémique autour de la propriété de ce dessin réalisé par Hergé en 1936. Certaines voix se sont élevées afin de tenter de nous discréditer et de remettre en cause le bien-fondé, voire la légalité, de notre démarche. Il en va ainsi du large entretien paru dans La Libre Belgique.
Dans cet entretien, il est déclaré avec un aplomb extraordinaire : "La couverture du Lotus Bleu n'a jamais appartenu à la famille Casterman et cela a été prouvé." Et plus loin : "La famille Casterman vend ce qui a été offert et aussi ce qui a été volé." Il est aisé de faire des déclarations tonitruantes, plus difficile de se confronter aux faits et aux témoignages, nombreux. Souhaitant l'apaisement des esprits, nous entendons rétablir ici la vérité et ainsi restaurer l'honneur de notre père, ainsi que celui de notre famille.

Plié par un petit garçon de 7 ans, notre père
En l’occurrence, la vérité est très simple : le dessin appartenait et a toujours appartenu, depuis 1936, à notre père Jean-Paul Casterman. Nous avons toujours connu ce dessin, accroché au mur de la maison ; et avant nous, notre mère se souvient l’avoir bien connu, au tout début des années 1960, plié en six et précieusement rangé dans un tiroir du bureau de notre père. Notre père nous a toujours raconté qu’il l’avait reçu d’Hergé lors d’un repas dans la maison familiale, en 1936. Hergé y était parfois invité, lorsqu’il venait à Tournai pour rencontrer son éditeur, Louis Casterman, notre grand-père. Le petit garçon de 7 ans avait soigneusement plié en six le cadeau d’Hergé, et l’avait rangé dans un tiroir, pour ne pas le perdre. Ceux qui ont connu notre père et notre grand-père comprendront que nous ne puissions douter de cette parole. C’était en 1936, il y a plus de 80 ans.
Casterman vient alors de fêter ses 150 ans et Hergé est un jeune dessinateur de 29 ans. Il a signé son premier contrat deux ans plus tôt, le Lotus bleu est son deuxième album édité chez Casterman en nouveauté. Ce jour-là, Hergé offre au fils de son éditeur, présent au repas, le projet de couverture qui n'avait finalement pas été retenu pour des raisons de technique d'impression et de coût – les couleurs, en particulier, étaient trop détaillées pour être aisément reproduites. Le dessin n'était donc plus utile. On notera que la version définitive, qui a donné satisfaction à tout le monde, montre une réelle simplification des éléments décoratifs et du fond.

Bien plus tard, en 1981, Tchang, l’ami d’Hergé, revient en Belgique. Casterman l’invite à Tournai et cherche un moyen de marquer l’événement. C’est alors que notre père propose d’utiliser son dessin, intimement lié à l’histoire d’Hergé et de Tchang, pour en tirer une lithographie qui sera offerte aux invités et aux journalistes. Hergé était bien entendu invité mais, souffrant, il sera représenté par Alain Baran, son secrétaire particulier, qui viendra accompagné d'une équipe des Studios Hergé. Plus tard, une cinquantaine d’exemplaires de cette lithographie seront signés de la main d’Hergé et de Tchang.
En 1988, notre père prêtera le dessin à la Fondation Hergé pour l'exposition Hergé dessinateur, 60 ans d'aventures de Tintin au musée d'Ixelles. La Fondation restituera le dessin à notre père avec ses remerciements pour avoir prêté son original de sa collection privée. Bien connu désormais des tintinophiles, le dessin sera également mentionné comme "collection particulière" dans plusieurs ouvrages de référence publiés aux Éditions Moulinsart, dont la magistrale Chronologie d'une œuvre de Philippe Goddin. Il sera également reproduit avec la mention "collection particulière" dans le catalogue de l'exposition à Beaubourg en 2006 – exposition dont Nick Rodwell était le co-commissaire.
Jusqu'en 2020, une propriété jamais contestée
Depuis ce jour de 1936 et jusqu’à l’annonce de la vente en juillet 2020, jamais personne n’a contredit notre père. Jamais personne n’a contesté sa propriété, et certainement pas Hergé lui-même.
Certains tentent malgré tout de construire de toutes pièces une version alternative, mais les faits sont têtus. On prétend qu’en 1936, le dessin n’aurait pas été renvoyé à Hergé par l’éditeur, malgré la demande expresse de l’auteur. La correspondance entre Hergé et Casterman atteste cependant du contraire. En effet, le 12 février 1936, Hergé écrit à son ami Charles Lesne, directeur d’édition responsable chez Casterman de la communication avec les auteurs, pour lui soumettre son projet de couverture pour le Lotus Bleu. Dès le 15 février 1936, Charles Lesne répond à cette lettre et précise à Hergé qu’il lui renvoie le dessin pour sa "réalisation au trait" (étape de préparation à la photogravure par un trait noir). Le dessin a donc bien été restitué.

On ressuscite ensuite Stéphane Steeman, pour lui faire dire qu'il aurait retrouvé le dessin, plié en six et joint à un courrier, lors d'une visite dans les archives Casterman en 1979. Comment expliquer alors que lui-même n'en fera jamais état publiquement et qu'il n'en dira rien dans son Itinéraire d'un collectionneur chanceux de 1991 ? Ceux qui ont connu le fondateur des Amis de Hergé, toujours prêt à faire largement part de ses découvertes, savent que cette hypothèse est tout à fait irréaliste. Elle est par ailleurs également impossible étant donné qu'à l'époque, chez Casterman, la correspondance et les documents originaux suivaient un circuit distinct, et bénéficiaient d'un archivage distinct.
Le sommet de l’invraisemblance est atteint quand on imagine que le projet aurait été plié en six par Hergé lui-même, pour le joindre à un courrier dans une enveloppe. C’était pourtant le document qu’il destinait à la réalisation de la couverture de son prochain album et qui aurait dû parvenir au photograveur, après accord de l’éditeur. En le pliant en six, Hergé le rendait inutilisable ! Parmi les milliers d’originaux envoyés chez Casterman par Hergé, pas un seul, bien heureusement, n’a été reçu plié.
Un respect et une confiance mutuels
La vérité a ses droits et ni notre père ni notre famille ne méritent que leur nom soit associé sans aucun fondement à quelque manœuvre illégitime que ce soit. Tout ceci est très éloigné de la personnalité de notre père et du souvenir que nous conservons de sa façon d’envisager son travail et sa vie.
Notre grand-père et ensuite notre oncle et notre père ont entretenu avec Hergé, pendant des décennies, des relations professionnelles de grande cordialité, voire d’amitié, comme en témoigne entre autres leur correspondance. Le cadeau de ce dessin par Hergé, au tout début de sa collaboration avec notre grand-père, symbolise pour nous la générosité d’Hergé, ainsi que le respect mutuel et la confiance entre un auteur et son éditeur, qui permettent à une œuvre de se construire.
Notre carte blanche exprime notre détermination à clore un débat inutile, accusateur et totalement déconnecté de la réalité. Nous avons rétabli ici la vérité historique et matérielle des faits tels qu’ils se sont déroulés et qui sont confirmés par de nombreux témoignages. Nous défendrons l’honneur de notre famille mais aussi nos droits si d’aucuns estimaient devoir persévérer dans l’opprobre et le dénigrement.
>>> Le titre, le chapô et les intertitres sont de la rédaction.