Il est temps de sortir du (débat) nucléaire
Il est incorrect de faire de la prolongation des réacteurs belges une solution magique pour la décarbonation de nos sociétés. Plutôt que de relancer le débat sur la fermeture des centrales programmée en 2003, nous aurions tout à gagner à nous concentrer sur les vraies questions qui sont au cœur de la transition énergétique.
Publié le 11-09-2021 à 13h03 - Mis à jour le 11-09-2021 à 13h04
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Une carte blanche signée par un ensemble de personnalités issues du monde académique et associatif (voir ci-dessous).
Dans La Libre du 21 août, un panel d'acteurs demandait de "reconsidérer la sortie du nucléaire". À 4 ans de la fermeture des centrales programmée en 2003, ouvrir une fois encore ce débat est le plus sûr moyen d'augmenter l'incertitude pour les acteurs de l'énergie, de freiner le développement de moyens de production alternatifs et in fine d'augmenter les coûts de la transition énergétique dans notre pays. Nous aurions tout à gagner à nous concentrer sur les vraies questions qui sont au cœur de la transition énergétique.
Un débat mené trop longtemps
En 2025, le rideau tombera définitivement sur l'énergie nucléaire en Belgique. Après 40, voire 50, ans d’activités, les réacteurs construits dans les années 1970-80 fermeront. C’est le propre de toute activité industrielle de céder la place une fois sa durée de vie atteinte. Imaginerait-on maintenir en activité des technologies vieilles de 50 ans dans tout autre secteur industriel ? C’est pourtant le pari risqué proposé par certains.
Pour justifier leur demande, les défenseurs de l’atome invoquent la nécessité de lutter urgemment contre le changement climatique, comme s’ils prenaient tout à coup conscience de cet enjeu de société. En 2003, lors de la décision de sortir du nucléaire, le Giec en était déjà à son troisième rapport d’évaluation sur le changement climatique. Cette décision était évidemment prise en tenant compte des défauts, mais aussi des avantages potentiels de l’atome. Ajoutons que de nouveaux débats ont aussi eu lieu en 2011 et 2015.
Nous ne contestons pas le fait que la prolongation des deux "réacteurs les plus récents" pourrait avoir une influence positive sur les émissions de gaz à effet de serre (GES) européennes principalement d'ici à 2030. Mais cette réduction potentielle est bien plus limitée que ce que les pro-prolongations laissent entendre. Il est incorrect de faire de la prolongation des réacteurs belges une solution magique pour la décarbonation de nos sociétés. Pourquoi ? Tout d'abord, ces réacteurs ne représentent que 4% de la consommation d'énergie belge. En outre, grâce au marché du carbone européen, les centrales au gaz fossiles belges qui tourneraient davantage entre 2025 et 2030 suite à l'arrêt de nos centrales nucléaires, pousseraient vers la sortie des centrales au charbon autrement plus émettrices de CO2 ailleurs en Europe. En d'autres termes, une partie des émissions supplémentaires émises en Belgique serait compensée par une réduction induite par leur fonctionnement dans le bilan carbone de pays à l'est de l'Europe.
Le prix de l’incertitude
Mais toute réduction d’émissions de GES, même anecdotique, est-elle bonne à prendre vu l’urgence climatique ? Non, car d’autres facteurs rentrent en compte.
Tout d’abord, le processus visant à prolonger des réacteurs vieux de 40 ans est bardé d'obstacles aussi bien techniques que légaux. Techniquement, mettre ces centrales aux normes internationales en matière de sécurité prendra du temps (et coûtera cher). D’autant que tous ces travaux ne pourront être envisagés qu’après un long processus décisionnel et juridique. Après avoir modifié la loi sur la sortie du nucléaire, l'Agence fédérale de Contrôle nucléaire (AFCN) devra analyser les conditions de prolongation et surtout donner son feu vert. Le Gouvernement devra aussi mener une légitime étude d’incidence et une consultation publique transnationale, comme l’a récemment rappelé la Cour constitutionnelle. Enfin, la Commission européenne devra évaluer les conditions financières qui devront préalablement être négociées entre l'État belge et Engie (et dans quelles conditions de négociation!). Chaque étape pourrait se solder par un échec qui renverrait à la case “sortie du nucléaire”, mais dans des conditions d’urgence néfastes. Dans le meilleur des cas, et selon les estimations d’Engie/Electrabel, il faudrait cinq ans pour organiser une prolongation. Il nous en reste au mieux quatre…
Une telle décision nous imposerait donc plusieurs années d’incertitude sur les capacités électriques qui seraient disponibles en 2025. Dans un tel contexte, qui investirait (et à quelles conditions ?) dans le système électrique belge, que ce soit dans des capacités de production renouvelable, mais aussi dans des services visant à moduler la demande électrique ou des moyens de stockage. Maintenir le cap politique clair de la sortie du nucléaire est donc un élément central pour accélérer la transition de nos systèmes énergétiques.
Ajoutons qu’en hypothéquant les décisions d’investissements dans de nouvelles capacités, une décision de prolongation augmenterait le risque sur la sécurité d’approvisionnement principalement durant l'hiver 2025-2026 et 2026-2027 dans le cas probable où les réacteurs prolongés ne seraient pas opérationnels à cette date.
Enfin, personne ne devrait occulter la probabilité, fût-elle faible, d’accident dans des réacteurs nucléaires âgés de 40-50 ans situés dans des zones aussi densément peuplées qu’Anvers ou Huy.
Sortir du "Il suffit de…"
“Reconsidérer la sortie du nucléaire” est donc, on se garde souvent de le dire, une option très risquée et incertaine pour un impact en termes de climat trop limité.
Il est plus que temps que le débat sur la transition énergétique en Belgique sorte d’un stérile (et épuisant) : "Pour ou contre le nucléaire", qui plus est relancé “5 minutes avant” le débranchement de la prise nucléaire. Quoi qu’on pense du nucléaire, il est certain que nous assistons aujourd’hui à un changement de paradigme pour nos systèmes énergétiques. Nous sommes en train d’assister à la fin du système majoritairement centralisé autour de grandes unités de production mis en place dans la seconde moitié du XXe siècle et dont les centrales nucléaires sont en quelque sorte l’aboutissement.
L’abandon de ce système est acquis tant pour des raisons environnementales que de coût et d’efficacité. L’avènement programmé du système reposant sur une production renouvelable décentralisée et variable implique des transformations dans l’infrastructure (les réseaux, les capacités de productions renouvelables, de stockage, l’électrification de pans entiers de l’économie actuellement fossile), mais aussi et surtout dans la manière même dont notre société vivra sa relation à l’énergie (mettre nos consommations en adéquation avec les moments de forte production renouvelable, lutter contre les gaspillages énergétiques, consommer moins…).
C’est de ces questions-là que nous devons aujourd’hui débattre.
Signataires
Marc Lemaire - Coalition Kaya
Frédéric Chomé - Directeur Factor X
Roland Moreau - Coalition Kaya
Sylvie Meekers - Directrice IEW
Laurent Lievens - Professeur UCL Mons
Michel Huart - Professeur ULB
Sybille van den Hove - Directrice Bridging for Sustainability
Pierre Ozer - Professeur UR Sphères, ULiège
Francis Leboutte - Ingénieur civil
Mathieu VAN GEHUCHTEN - Directeur WhatElse
Arnaud Collignon - Chargé de mission IEW
Bernard Deboyser - chargé d'enseignement à l'UMons
Dominique Woitrin - Ex directeur de la Creg