Face à la barbarie le droit est bien fragile: mais nous devons nous y tenir

Comment protéger les tours qui nous restent ? Comment éviter d’autres massacres ? Faut-il attenter à la liberté pour assurer la sécurité ?

Contribution externe
Face à la barbarie le droit est bien fragile: mais nous devons nous y tenir
©Pixabay

Une carte blanche de Francis Delpérée, sénateur honoraire.

Pendant plus de vingt-cinq ans, les tours jumelles ont dominé le quartier de Manhattan. Elles ont valorisé l’image de New York. Au même titre que l’Empire State Building ou la statue de la Liberté.

Le double édifice procédait d’un geste architectural révolutionnaire. Il ambitionnait de battre un record de hauteur. Il faisait aussi figure de temple, fût-il voué au culte de Mammon.

L’ensemble était qualifié d’invulnérable. Des commandos kamikazes en ont décidé autrement. Des avions détournés de leur itinéraire se sont encastrés dans l’une puis dans l’autre tour. Ils les ont pulvérisées. Trois mille morts et plus de six mille blessés.

L’inimaginable s’est produit. Dans un État dont le territoire était jusque-là resté inviolé. L’Amérique a mesuré sa fragilité. Sur les autres continents, chacun a retenu son souffle. Le terrorisme international allait-il choisir de nouvelles cibles ? La réponse ne s’est pas fait attendre. Bruxelles, Paris, Tunis. Sans oublier Francfort, Nice ou Sousse. La liste n’est pas exhaustive.

De justes conciliations

Comment protéger les tours qui nous restent ? Comment éviter d’autres massacres ?

L’arsenal des moyens utilisés pour prévenir et réprimer le terrorisme est connu. Il est fourni. Le Patriot Act, ce document législatif adopté par le Congrès des États-Unis à la demande du président Bush, compte mille six cents pages. Il touche à tous les aspects de la vie sociale.

Les États européens ont suivi grosso modo la même démarche. Ils ont exploré une infinité de domaines sensibles : la nationalité, l’immigration, le contrôle des frontières, les transports, la surveillance des banques, les méthodes de recherche et de renseignement, la situation des combattants à l’étranger, le sort des repentis… Ils n’ont pas manqué d’adopter des mesures résolument contraignantes.

C’est ici que surgit une interrogation essentielle. Faut-il attenter à la liberté pour réaliser la sécurité ? Le "salus patriae" est-il la "suprema lex" ? Les deux objectifs sont légitimes. Ils ne se présentent pas comme les branches opposées d’une alternative. Il faut chercher à concilier des impératifs, l’un et l’autre respectables. Tout est question d’équilibre.

Je ne choisis qu’un exemple. Il a défrayé la chronique à l’automne 2017. Voici la police qui met la main sur un suspect. Elle procède à de premiers interrogatoires. La Constitution a le mérite d’être claire : la privation de liberté ne peut excéder 24 heures. Pas une minute de plus. Avant l’expiration de ce délai, un juge d’instruction doit statuer. Il libère la personne ou délivre un mandat d’arrêt. À confirmer, dans les cinq jours, par la chambre du conseil d’un tribunal.

24 heures, c’est un peu court, notamment dans les affaires de terrorisme. 48 permettraient sans doute aux policiers, aux avocats, aux interprètes et aux magistrats de remplir leur métier dans de meilleures conditions. Sans pour autant priver à l’excès une personne de la liberté d’aller et de venir.

Et pourquoi pas 72 ? hurlent aussitôt des esprits échauffés par la fièvre sécuritaire. Il a fallu garder raison. Avec le concours du ministre de la Justice, j’ai pris la plume. L’article 12, al. 3, de la Constitution le précise désormais : "Hors le cas de flagrant délit, nul ne peut être arrêté qu’en vertu d’une ordonnance motivée du juge qui doit être signifiée au plus tard dans les 48 heures de la privation de liberté et ne peut emporter qu’une mise en détention préventive".

Les "tours de Bruges et Gand" que chantait Marieke ne sont pas jumelles. Le terrorisme a pourtant gagné nos contrées. Au point de faire de la Belgique la plaque tournante d’activités meurtrières à Paris ou ailleurs. Zaventem et la station Maelbeek, mais aussi Liège, Verviers et la rue des Minimes à Bruxelles, ont contribué à ouvrir les yeux. Est-ce faire preuve de naïveté que de voir dans des textes constitutionnels et législatifs des remparts suffisants contre le terrorisme ? Ces tours de papier ne permettront pas, c’est une évidence, d’éradiquer des entreprises délétères. Elles ne fourniront pas un gilet pare-balles contre ce que Bakounine appelait l’ennemi "invisible, anonyme et omniprésent". Tel est le paradoxe auquel nous devons tenir. Il est à l’honneur de la démocratie de lutter avec les armes du droit contre le non-droit. Et même contre l’anti-droit.

Ce texte est extrait de l’éditorial "Les tours en échec" du numéro de septembre que La Revue générale publie sous le titre "Vingt ans après" (Presses universitaires de Louvain).

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