La médecine n’est pas d’abord au service de la connaissance de la maladie. Elle doit être au service de la personne

Pour les soignants et les patients, le modèle traditionnel biomédical et curatif qui se focalise sur la guérison des problèmes aigus est devenu insuffisant. L’exercice de l’art médical doit aujourd’hui concilier le scientifique et le facteur humain.

Contribution externe
La médecine n’est pas d’abord au service de la connaissance de la maladie. Elle doit être au service de la personne
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Une carte blanche de Sophie Jassogne, membre de l'Institut de recherche santé et société à l'UCLouvain.

Dans une interview récente, l'ex-patron de l'Inami Jo De Cock souligne que la définition de la santé est en train de changer : "Faut-il faire toujours plus, comme dans le système économique ? Ou bien s'agit-il de valeurs à respecter ? Un forum citoyen de la Fondation Roi Baudouin a un jour montré que les gens mettent en avant la qualité de la vie. Il faut définir clairement des objectifs en la matière et aller vers une définition de la santé plus humaniste."

Dans sa réflexion, Jo De Cock s'inspire de l'œuvre du Prix Nobel de littérature portugais José Saramago. La vie sans fin, cela n'existe pas, dit-il. Ou alors c'est un drame. Dans Die Stadt der Blinden (L'Aveuglement en français), tout le monde devient aveugle, ou refuse de la regarder en face.

"L’acharnement thérapeutique, c’était la culture d’il y a quelques années. De plus en plus, on va dans un autre sens."

La qualité plutôt que la quantité

Mais que signifie cette opposition entre la qualité de vie et l’acharnement ?

En médecine, lorsque l'espérance de vie d'une personne est limitée, l'objectif de sauver des vies perd une partie de son sens. En effet, à un moment donné, les perspectives deviennent qualitatives plutôt que quantitatives. L'objectif quantitatif fait place à l'objectif d'une vie bonne, une vie digne, qui n'est pas prolongée à n'importe quel prix, c'est-à-dire avec "acharnement". Dans cette optique, l'accompagnement de fin de vie peut rester un projet à part entière, axé sur la qualité de vie : certains syndromes de la fin de vie sont facilement contrôlés par des traitements ou des interventions efficaces, mais leurs effets secondaires (insomnies, perte d'appétit…) sont souvent mal supportés et détériorent la qualité de vie des personnes. En d'autres mots, la médecine fait du bien, objectivement, mais le patient ne se sent pas bien ! Pour les patients les plus âgés ou en fin de vie, le modèle traditionnel "biomédical et curatif qui prône la guérison des problèmes aigus est un cadre de référence insuffisant. Il permet certes d'éviter la confrontation à l'échec, mais cette optique rend difficile l'approche globale nécessaire" en médecine (Swine C. dans Le Paradoxe de la vieillesse, De Boeck 1997:23-40).

Au delà de la survie

Depuis toujours, les médecins sont confrontés au choix à faire entre la qualité de la vie et sa durée. Mais aujourd'hui deux choses au moins ont changé : d'une part, le problème de la qualité de vie est devenu crucial pour tout le monde, soignants et patients. On veut certes vivre plus, mais une vie acceptable, d'une qualité qui reste bonne. La qualité de vie, "c'est ce que l'on se souhaite au nouvel an : non pas la simple survie, mais ce qui fait la vie bonne : santé, amour, succès, confort, jouissances - bref, le bonheur" (Fagot-Largeault A., Médecine et philosophie, PUF 1995).

Perception

La signification qu’une personne donne à son état de santé est donc décisive, elle est également personnelle : on préfère tous être en bonne santé plutôt que malades, mais nous n’y mettons pas tous le même sens. Certaines personnes en pleine forme se trouvent en mauvaise santé et des personnes objectivement malades et affaiblies sont fort satisfaites de leur qualité de vie ! Le bonheur ressenti a donc une dimension non objective, quelque chose d’incommensurable, de "métaphysique".

Comment mesurer la qualité de vie ? Comme le temps nous est propre, comme le temps des vacances n'a pas la même saveur que le temps du travail - le temps n'est pas un objet extérieur à nous mais fait partie de nous -, la qualité de vie a quelque chose de foncièrement indéterminé : on ne sait pas vraiment ce que c'est, elle n'a pas une seule signification. Ce "problème" de la qualité de vie (ce que tout le monde cherche, mais qu'on a du mal à définir) est très ancien. Quand Aristote se demande ce que les gens attendent de la vie, il répond : "Sur son nom, la majorité des gens se trouvent à peu près d'accord : c'est le bonheur, le fait d'avoir une vie heureuse. Mais sur le bonheur, sur ce qu'il est, il y a discussion, certains cherchent le plaisir, la richesse ou les honneurs ; d'autres veulent étudier et apprendre, c'est une chose pour les uns, autre chose pour les autres, et voulût-on s'en tenir à un seul homme, il change souvent d'avis ! Est-il malade ? Le bonheur c'est la santé. Est-il pauvre ? C'est la richesse" (Aristote, Éthique à Nicomaque).

Des outils pour évaluer

Ainsi, nous cherchons tous une vie bonne, une bonne santé, mais nous n’avons pas tous la même idée de ce qu’il faut pour être bien. Comment dès lors faire le bien pour tous les hommes quand ils ont des aspirations si différentes ? En médecine, la question se pose un peu de la même manière. Comment évaluer les émotions ? Cela se mesure-t-il ? C’est le deuxième changement de la médecine : elle a mis au point des outils qui mesurent la qualité de vie liée à la santé. Ces outils permettent d’appréhender les perceptions des patients sur leur propre état de santé. Ainsi, en répondant à une série de questions précises, une personne obtient un indice global de qualité de vie. La diversité de ces outils de mesure et leur niveau de complexité semblent garantir la possibilité de s’approcher le plus près possible de la personne. Il existe par exemple pour les personnes âgées des échelles de fragilité, de satisfaction de vie, etc.

Les outils de mesure de la qualité de vie nous apprennent beaucoup de choses même s'ils sont partiels et n'embrassent pas l'ensemble de la qualité de vie ressentie. Ils confirment les intuitions des soignants. Ils attirent l'attention sur le bien-être subjectif, le monde "réel" des patients, "le monde primordial, fondement et condition de tous les autres mondes où la technique et la pharmacologie prendront une place importante - et ce sera leur très juste place, à ce moment-là" (Dupuis M., Le Soin. Une philosophie, Seli Arslan 2013).

Au service de la personne

La médecine est en premier lieu au service de la personne, de son monde réel, qualitatif. Elle accompagne son autonomie au sens large, quels que soient son âge et son état de santé (elle ne force pas son autonomie fonctionnelle). La médecine n'est donc pas d'abord au service de la connaissance de la maladie. Elle est au service de la personne qui se sent malade. Georges Canguilhem suggérait la même idée : la connaissance du médecin prend sa source dans les affects de la personne malade qui connaît intimement sa maladie. "C'est donc bien toujours en droit, sinon actuellement en fait, parce qu'il y a des hommes qui se sentent malades qu'il y a une médecine, et non pas parce qu'il y a des médecins que les hommes apprennent d'eux leurs maladies." L'exercice de l'art médical permet de concilier cet idéal médical scientifique de la haute qualité et ce qui lui donne sens, le facteur humain, c'est-à-dire ce qui nous importe à tous.

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