"Si l’on ne comprend pas ce qu’il y a de séduisant dans le discours de Trump, autant laisser les clés de l’Élysée à Marine Le Pen"
Dans son dernier livre, "Lettre à la génération qui va tout changer", l'essayiste et député européen de gauche Raphaël Glucksman s'adresse aux jeunes, pour qu'ils ne tombent pas dans la résignation qui frappe les dirigeants européens. Il s'adresse aussi à la gauche, devenue incapable de répondre aux récits d'un Éric Zemmour ou d'un Donald Trump. À force d'avoir déconstruit elle-même toute notion d'idéal à poursuivre, elle est devenue incapable d'énoncer un grand projet politique, regrette-t-il.
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Publié le 16-09-2021 à 10h45 - Mis à jour le 16-09-2021 à 12h13
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Le livre
"Nous sommes le 1er juillet 2020 et j'ai rendez-vous avec Josep Borrell, le Haut représentant de l'Union européenne, l'homme qui incarne nos principes", raconte Raphaël Glucksmann, essayiste et député européen pour le mouvement politique français de gauche Place publique. "Pourquoi l'Europe refuse-t-elle tout rapport de forces avec le régime chinois ? Pourquoi sommes-nous si pusillanimes face à un crime contre l'humanité" organisé par Pékin envers le peuple ouïghour ? demande-t-il à Josep Borrell. "C'est plus complexe…", répond celui-ci, par une formule qui témoigne de la résignation qui toucherait les politiciens européens, regrette Raphaël Glucksmann.
À ce fatalisme, l'essayiste oppose l'énergie des jeunes et leur adresse son dernier livre, Lettre à la génération qui va tout changer(Allary Éditions, 2021), pour qu'ils ne tombent pas à leur tour dans cette résignation, ni dans le nihilisme. Il signe par là un manifeste destiné à cette jeunesse mais également au renouvellement de la gauche. Alors qu'elle a déconstruit l'idée qu'un grand idéal puisse guider les actions, elle ne peut plus opposer de récit politique apte à concurrencer ceux de Zemmour et consorts. C'est ce vide que cherche à combler Raphaël Glucksmann.
L'entretien
Les jeunes auxquels vous vous adressez sont peut-être nés un 11 septembre 2001. Ils sont la génération du retour de l’Histoire, des conflits, du tragique. Et en même temps, écrivez-vous, ils ont grandi sous des générations de politiciens européens gestionnaires qui ont renoncé à changer le monde. Quelle jeunesse surgit d’une époque si paradoxale ?
C’est vrai, ces jeunes ont grandi avec comme perspective l’effondrement climatique, l’hyperterrorisme international, l’affaissement des démocraties et la montée des régimes autoritaires. Quand j’avais leur âge, on me parlait de globalisation heureuse, de la démocratie libérale et des droits humains. Notre horizon politique était le choix, peu essentiel, entre Juppé et Jospin. Eux, ils ont à choisir entre l’effondrement climatique et la sauvegarde du monde, entre la régénération de la démocratie ou l’affirmation de régimes autoritaires. Ils vivent dans un univers plus grave que le nôtre, et le sérieux avec lequel ils abordent la vie m’impressionne et m’interpelle. Contrairement à nous, ils savent qu’ils n’ont plus le choix , que si rien ne change, leur avenir s’effondrera.
Il y a néanmoins de tout dans la jeunesse. Certains se battent pour la sauvegarde du climat ou la justice sociale, d’autres tombent dans le nihilisme, ne croient plus en la démocratie…
La principale menace qui nous guette est le nihilisme et la résignation face aux défis qui se dressent et face au sentiment que l’on n’a plus les moyens de changer les choses. Ce que j’essaye de dire aux jeunes, c’est justement de ne pas tomber dans une telle résignation : ils ont du pouvoir et ils peuvent l’exercer.
Vraiment ?
Oui. Quand on a lancé les campagnes contre les grandes marques qui exploitaient dans leurs chaînes de production chinoises des esclaves ouïghours, on s’est rendu compte que des jeunes de 18-20 ans pouvaient faire céder des multinationales.
On reste cependant dans un modèle qui promeut l’expansion continue des libertés individuelles. Comment répondre aux défis écologiques si on ne tourne pas la page de cette conception de la liberté ?
Nous devons préserver les droits individuels, tout en modifiant notre rapport à la liberté. Celle-ci n’est pas que privée, elle est aussi publique. L’intérêt collectif peut imposer des limites à ma liberté individuelle. Si l’on ne parvient pas à comprendre cela, si l’on n’envisage pas la notion de limites, on ne parviendra jamais à mener la lutte contre le dérèglement climatique. C’est un point qui doit faire évoluer le logiciel de la gauche. Il n’y a pas de société sans contraintes, mais elles doivent être justes, décidées collectivement.
Pourquoi les politiciens d’aujourd’hui seraient-ils si résignés ? Est-ce la manière dont on exerce la démocratie qui les aurait rendus impuissants, qui les aurait découragés ?
Les politiciens se sont habitués à limiter leur pouvoir, à vivre dans un univers où les normes de l’OMC sont plus importantes que la volonté des peuples. Ils se sont habitués à l’idée du déclin européen. Or, tout cela est une question de mental : l’Europe reste le principal marché, la principale puissance commerciale, le continent le plus stable et le plus développé. Nous avons tous les atouts pour construire une puissance, c’est dans nos têtes que nous avons abdiqué.
Mais pourquoi ?
Je ne peux que constater que depuis quarante ans on assiste à un dessaisissement progressif des instruments du pouvoir de la part des politiques. Comment ces gens qui passent leur vie à vouloir le pouvoir ont si peu envie de l’exercer quand ils l’ont ? J’avoue que cette question me fascine. Regardez ce qu’il s’est passé autour des plans de relance suite à la crise sanitaire. D’un côté, on nous dit qu’il nous reste dix ans pour changer le climat et, de l’autre, que c’est compliqué car les États ont moins de pouvoir et ne peuvent imposer ce qu’ils veulent au secteur privé. Or, ces plans de relance et les milliards versés au privé permettaient au politique de regagner du pouvoir. Nous étions face à un momentum unique pour réorienter l’économie vers une transition écologique en posant des conditions à l’attribution de ces aides, affirmait le FMI (qui n’est pas un exemple de gauchisme). Pour autant, de telles conditions n’ont pas été édictées. Le ministre français de l’Économie a affirmé qu’il fallait d’abord sauver les entreprises avant de les imposer. Qu’a-t-il laissé entendre ce faisant ? Que, quand il a du pouvoir sur le secteur privé, il ne tient pas à l’exercer. Qu’il préfère le faire quand il en aura moins. Cela témoigne d’un véritable recul devant l’exercice du pouvoir.
Est-ce à cause des lobbys dont vous évoquez la force ?
Les lobbys sont puissants car le pouvoir politique est faible. Le monde politique sous-estime l'importance des idées. Si l'on exerce le pouvoir pour défendre des idées auxquelles on croit profondément, on cherchera à les imposer. Le problème est que le jeu politique est devenu une sorte de marketing où l'on utilise les idées comme des éléments de langage pour arriver au sommet, mais, une fois qu'on y est, on n'a pas de vision suffisante pour transformer le monde. C'est le cas de Macron qui écrit un livre de communication - Révolution - pour lancer sa campagne, et qui se retrouve, une fois à l'Élysée, à recevoir des coups de fil du Cac 40 qu'il gère à défaut de gouverner. Parce qu'il n'a pas d'horizon clair à rejoindre, il n'est pas prêt à forcer le destin, à prendre des risques, ni à mener la lutte. Mais Macron n'est pas seul dans ce cas : la gauche française a un problème avec la question du pouvoir et avec l'idée de puissance politique. Pourtant, il faut assumer le pouvoir que l'on a, la confrontation et les indispensables rapports de force si l'on veut faire plier Total, Exxon ou des régimes totalitaires.
À vous lire, la gauche ne peut que s’en prendre à elle-même. C’est elle qui a cédé aux règles du marché et ce sont ses grands penseurs du XXe siècle qui ont déconstruit toute idée de grands récits, d’épopée, d’idéal.
La tentation de la gauche aujourd'hui, c'est de se convertir en "fact-checkeur" des propos de Zemmour, de les déconstruire. C'est très utile, mais faire de la politique ne peut pas être que cela. Au récit de Zemmour sur l'effondrement de la France, il faut opposer un autre récit. Or, l'immense paradoxe est que c'est la gauche intellectuelle elle-même qui a déconstruit l'idée de récit. Quand Jean-François Lyotard congédie "le grand héros, les grands périls, les grands périples et le grand but", il n'y a plus de grande politique possible. Comment faire de la politique quand vous n'êtes plus capable de formuler un grand projet et que vous refusez a priori l'existence de grandes incarnations ? Vous pouvez engager de la politique gestionnaire, mais pas de la politique qui veut changer le monde. La fin des grands récits, c'est le triomphe des ministres "bons pères de famille" qui se contentent de gérer les deniers de l'État.
Du coup, le boulevard s’ouvre pour un Éric Zemmour qui est le seul à pouvoir nous offrir "un souvenir d’ivresse"…
Si vous rentrez dans la psyché de quelqu’un qui peut croire à Zemmour, vous entendez un récit tragique et épique extraordinaire. Il vous raconte que la France s’effondre, et qu’un homme, fort d’un amour profond de la patrie, peut la sauver. Vous voilà faisant partie d’une communauté, d’une histoire grandiose. Face à cela, la gauche doit proposer un récit aussi puissant. Cela ne sert à rien d’expliquer que le projet de Zemmour est nul. De même aux États-Unis : comment expliquer qu’un ouvrier du Michigan qui a voté démocrate toute sa vie vote pour Trump en 2016 ? Parce qu’il est devenu fasciste du jour au lendemain? Ou parce que Trump, au milieu des ruines industrielles issues d’une globalisation célébrée quarante ans durant par les élites démocrates, lui promet qu’il va briser ce cycle du libre-échange, relocaliser la production et permettre aux Américains de redevenir producteurs ? Si l’on ne comprend pas ce qu’il y a de séduisant là-dedans, autant laisser les clés de l’Élysée à Marine Le Pen et arrêter de faire de la politique. Car ce que Trump disait était l’essence même de la politique : je vais vous retransformer en producteurs et vous ne serez plus simplement des consommateurs.
Quel grand récit ou projet proposez-vous à la gauche ?
La grande aventure qui vient est la réappropriation de la production. Cela induit la mise en place d'une taxe carbone aux frontières de l'Union, que l'on sorte du libre-échange total qui est illusoire et dangereux, ainsi que de la concurrence libre et non faussée pour permettre l'émergence de champions industriels européens. Nous devons introduire un Buy European Act qui réserve les marchés publics aux producteurs européens. Cela veut dire que l'on doit modifier notre approche écologique. Notre modèle consiste à externaliser notre production hors de nos frontières, et donc à exporter notre pollution. En réalité, le respect de nos trajectoires de production de CO2 est un mythe total, puisque la Chine et l'Asie polluent pour nous. Nous devons donc rapatrier la production - et donc la pollution - chez nous, pour engager une production la plus écologique possible. En ce sens, l'écologie ne peut induire la fin de l'industrie. D'ailleurs, l'idéal de la gauche ne peut pas être uniquement de militer pour un revenu universel. Celui-ci n'est pas une réponse à la crise dans laquelle on vit. Certes, un matelas social est indispensable, mais les gens veulent travailler. Notre idéal doit être de lancer des industries à la pointe de la transition afin que l'Europe retrouve un rapport de producteurs au monde. Si l'on reste des consommateurs incapables de produire jusqu'à du Doliprane, on tombe inévitablement dans la résignation et le fatalisme.
Au nom des Ouïghours
Un des points de départ de l'ouvrage de Raphaël Glucksmann est le combat politique qu'il a mené, appuyé sur les réseaux sociaux par des dizaines de milliers de jeunes, pour que progresse le respect des droits des Ouïghours, minorité soumise à une répression de masse en Chine. À défaut de faire plier Pékin, l'eurodéputé a interpellé les grandes enseignes occidentales - Zara, Nike, Lacoste, Adidas… - pour qu'elles cessent de collaborer avec des sous-traitants chinois utilisant de la main-d'œuvre forcée ouïghoure. Son combat a conduit des entreprises à revoir leur chaîne de production et l'Union à revoir sa politique. La Commission européenne va ainsi proposer que soit interdite dans l'UE la vente de produits issus du travail forcé, a annoncé mardi sa présidente, Ursula von der Leyen.