"La plupart du travail que l’on fait faire aux gens est complètement inutile"
Comment s’est forgée notre culture du travail ? Quelles en sont les conséquences sociales, économiques et environnementales ? L’anthropologue James Suzman nous raconte une “histoire du travail”, principale activité humaine qui nous anime depuis la nuit des temps.
- Publié le 18-09-2021 à 13h00
- Mis à jour le 05-10-2021 à 11h36
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Combien d’entre nous passent plus de temps avec leurs collègues qu’avec leur famille ? Et à quel point le travail détermine-t-il nos existences, nos valeurs et notre avenir ? L’anthropologue britannique James Suzman explore ce que le travail fait de nous, et ce que nous avons fait de lui.
Dans un dîner, une des premières questions que l’on posera à son voisin pour faire connaissance sera probablement "que faites-vous dans la vie ?" Sous-entendu : comme profession. Votre histoire du travail nous apprend qu’il n’en a pas toujours été ainsi…
Historiquement, cette idée de nous définir, de nous identifier à notre travail est quelque chose qui n’est apparu qu’avec la naissance des villes. Avec l’émergence des premiers grands États agricoles (qui, grâce à la production de davantage de nourriture qu’il n’en fallait consommer sur le moment et à la possibilité d’en stocker pour plus tard ont permis à une grande partie de la population de s’occuper autrement que du souci de trouver de la nourriture, NdlR), on a vu apparaître cette différenciation entre les occupations des gens. À la campagne, la première chose que les gens se demandaient, traditionnellement, lorsqu’ils se rencontraient, c’est "d’où viens-tu ?" ou "qui est ton père ?"… Car tout le monde faisait plus ou moins le même genre de travail, à la campagne. Tout le monde s’occupait de faire pousser de la nourriture, de se battre contre les loups, ou Dieu sait quoi d’autre. Mais dès que les gens ont été dans les villes, on a vu éclore de nouvelles professions. Et les gens ont commencé à s’organiser autour des différents types de métiers qu’ils pratiquaient. Le travail est donc devenu, dans la vie urbaine, un intermédiaire pour se créer une communauté. Pour beaucoup de monde, les villes sont les endroits où l’on se sent le plus esseulé au monde… Pour cette raison, on essaie de se créer une communauté là où on peut la trouver.
Ce qui est étrange, c’est que, parallèlement à cette forte identification à son travail, le dernier rapport Gallup sur la relation au travail dans le monde révèle que la majorité des employés trouvent leur travail insatisfaisant ou inintéressant.
Si on demande à la plupart des gens s’ils aiment ce qu’ils font au boulot, ils lèveront les yeux au ciel. Leur travail n’est soit pas gratifiant, soit pas vraiment intéressant. Après avoir été quinze ans dans le désert du Kalahari, j’ai travaillé sept ans dans une entreprise et ce que j’en ai tiré de positif, ce sont des amitiés. Le patron nous avait dit un jour : "vous vous rendez bien compte que vous allez passer plus de temps avec moi et vos collègues qu’avec un quelconque membre de votre famille" et il avait raison. Pour la plupart des gens qui ont un travail insatisfaisant, c’est cela qui leur plaît, ce sentiment d’appartenance. Lorsque quelqu’un gagne à la loterie mais continue de travailler, il le fait principalement car il veut continuer à se ressentir part d’une communauté.
Une autre idée, de laquelle nous avons du mal à nous détacher, est que si on travaille dur, on recevra forcément une récompense proportionnée sous forme de réussite sociale ou d’argent. Dans votre livre, vous nous mettez sous le nez le fait que ce n’est majoritairement plus le cas !
En Occident, surtout, nous avons cette idée culturelle qui dit que la paresse est mauvaise, et qu’il y a un rapport direct entre le fait de travailler dur et les récompenses desquelles on pourra profiter ensuite dans la vie - ou même, pour certains, au Paradis. C’est encore plus prégnant dans des États comme les États-Unis, avec le rêve américain : cette idée que l’on peut devenir qui on veut à partir du moment où on est prêt à y travailler d’arrache-pied. Mais la réalité, c’est que ce n’est plus possible. C’est une idée qui date de lorsque nous étions tous fermiers. Dans le monde agricole, ceux qui travaillaient le plus, qui paraient le mieux à toutes sortes d’imprévus (moisissures, loups, intempéries) avaient davantage de chances de réussir. Aujourd’hui, c’est le capital qui apporte du capital. Depuis l’industrialisation, depuis qu’on externalise la plupart du travail pénible aux machines, ce sont ces dernières qui génèrent de la valeur, plus la main-d’œuvre humaine ; et les propriétaires de ces machines en tirent profit. C’est pourquoi on voit aujourd’hui une économie étrange où certaines personnes assises dans un bureau gagnent en un an ce que 10 000 personnes gagnent en travaillant péniblement dans un entrepôt Amazon. Le travail humain pèse beaucoup moins dans la balance. Maintenant, les meilleures chances de succès dans le futur, c’est combien d’argent on a à la naissance et combien d’argent nos parents sont prêts à investir en nous. Or, on entend encore souvent des histoires de chance, de gens qui ont travaillé dur et réalisé leur rêve. Mais c’est tellement plus compliqué que ce que cela n’a pu l’être par le passé. Et ce n’est plus une vérité fondamentale dans notre société.
Hormis l’espoir de récompense, vous expliquez que, pour des raisons biologiques, depuis toujours, nous travaillons pour… dépenser de l’énergie.
Il y a différentes façons d’expliquer pourquoi ou depuis quand nous travaillons, mais en effet il y a une raison biologique. Les organismes vivants - nous, les mouches, les champignons, les plantes… - faisons une chose que les autres choses existant dans l’univers ne font pas : nous capturons de l’énergie extérieure et l’organisons pour créer des cellules, des organes, des organismes, des sociétés… Nous passons notre vie à organiser et ordonner la matière autour de nous. Tout organisme vivant "travaille", dans le sens physique, et ensuite essaie de se reproduire. Les humains, eux, ont acquis une capacité d’apprendre et assimiler une infinité de compétences et de ressentir une grande joie en les appliquant. Pour beaucoup d’entre nous qui avons un "bullshit job" auquel on se rend tous les jours, lorsqu’on rentre à la maison, que fait-on ? Personnellement, je cuisine. C’est cette activité qui pour moi est "du bon travail". D’autres jardinent ou vont pêcher ou chasser, réparent une voiture. La plupart de ce qu’on fait aujourd’hui pour le plaisir, comme hobby, est une tentative de compenser, de ressentir en travaillant (en organisant l’énergie à dépenser, NdlR) de la joie que l’on ne ressent pas dans notre job quotidien. Pendant le lockdown, on ne trouvait plus de farine dans les magasins, tellement les gens éprouvaient du plaisir à travailler le pain, par exemple.
On pourrait penser que grâce à la robotisation, on aura davantage le temps pour ce genre de travail…
C’est la grande question. Nous avons atteint ce point de notre histoire où nous avons les capacités pour répondre aux besoins de base de l’humanité entière. Chaque société a collectivement assez de richesse et de capacités humaines pour s’occuper de tout le monde. Mais la plupart du travail que l’on fait faire aux gens est complètement inutile. Il ne répond à aucun besoin et crée juste davantage d’effet de serre dans l’atmosphère. Vous savez, la plupart des gamins, quand on leur demande ce qu’ils veulent devenir quand ils seront grands répondent en s’identifiant à des rôles valorisés non par l’argent mais par leur utilité sociale, leurs compétences ou la camaraderie impliquée. Ils veulent être docteurs, infirmiers, policiers, pompiers, musiciens… Aucun d’entre eux ne dit jamais qu’il veut être "courtier en assurances" ou "négociant en produits dérivés" dans une banque marchande… ou ne dit "je veux me tenir au coin d’une rue en tenant à bout de bras un grand carton publicitaire avec écrit ‘McDonalds, 2 euros pour un Big Mac’ dessus". Notre économie est aujourd’hui organisée autour de certains principes et idées sur le travail qui ne nous bénéficient pas. Au-delà des coûts environnementaux, individuellement, on voit des gens se tuer à la tâche (au Japon, le mot "karochi" désigne un phénomène d’épuisement et de mort dus au stress au travail) car ils ont cette espèce de malédiction de l’ambition. Mais le coût principal, c’est que cet état des choses tient les gens à l’écart de faire du "bon" travail. Notre économie n’encourage pas les gens à faire le travail qui les satisferait et bénéficierait davantage au monde autour d’eux. Combien de scientifiques quittent la recherche publique pour travailler dans le privé (et finissent par mettre leurs compétences au service d’intérêts privés et pas généraux, comme par exemple calculer la meilleure densité d’une barre de chocolat) ? Combien de musiciens doués font un travail tout autre que de jouer ou composer, pour survivre ?
Car les anthropologues étudient des sociétés différentes de la leur, ils adoptent un point de vue décalé sur leur propre société. En tant que l’un d’eux, quel serait pour vous notre aveuglement le plus "flagrant" ? Qu’est-ce qui nous échappe, lorsqu’on pense au travail ?
Dans notre société, on vit avec l’idée de la peur de manquer et la pensée que les humains ont des désirs infinis à satisfaire. C’est ce qu’on apprend en cours d’économie. Et personne ne remet cela en question. Personnellement, je n’ai jamais rencontré de personne dont les désirs sont infinis. D’ailleurs, la plupart des gens aux désirs infinis ressemblent à des sociopathes "trumpiens". La plupart des gens que je connais ont des désirs plutôt modérés, ils sont équilibrés, généreux. Mais nous organisons nos économies autour de ces principes, qui ne sont pas réels.
Vous n’en parlez pas dans votre livre, mais y aurait-il une manière de favoriser le "bon" travail ?
Il y a une solution qui m’intéresse, une expérience que nous pourrions tenter - et si elle ne fonctionne pas, revenons en arrière - : nous devrions essayer le revenu de base universel. Que chaque personne, travailleur ou non, ait assez d’argent pour vivre. Peut-être que les gens finiraient par faire du "bon" travail, du travail utile. Les gens veulent travailler, nous sommes ainsi faits. Ceux qui finissent en prison, qui sont malheureux, c’est parce qu’ils n’ont pas un "bon" travail à faire. Cette expérience doit être tentée universellement, pas en petits groupes. Car c’est seulement si tout le monde en profite que nous verrons de grands changements sociaux, de grandes inventions.
Son livre

“Travailler. La grande affaire de l’humanité”, Flammarion, 480 pp., 23,90 euros.